LIVRE TROISIEME
LA "CINQUIÈME COLONNE " EN RUSSIE
CHAPITRE XV
LE CHEMIN DE LA TRAHISON
1. Un rebelle parmi les révolutionnaires. A partir du moment où Hitler s'empara du pouvoir en Allemagne, la contre-révolution internationale fit partie intégrante du plan nazi de conquête du monde. Dans tous les pays, Hitler mobilisa les éléments contre-révolutionnaires qui, dans les quinze dernières années, s'étaient organisés dans le monde. Ces éléments devenaient maintenant la cinquième colonne de l'Allemagne nazie, organisation de trahison, d'espionnage et de terreur. Ces cinquièmes colonnes étaient l'avant-garde clandestine de la Wehrmacht allemande.
Une des plus puissantes et des plus importantes de ces cinquièmes colonnes manœuvrait en Russie. Elle était dirigée par un homme qui est sans doute le renégat politique le plus étonnant de toute l'histoire. Le nom de cet homme était Léon Trotski.
Lorsque le troisième Reich commença son existence, Trotski était déjà le chef d'une conspiration antisoviétique internationale, avec des forces puissantes en Union soviétique. Trotski, en exil, complotait le renversement du Gouvernement soviétique, son retour en Russie et la réalisation de ce pouvoir personnel qu'il avait été si près de saisir un jour.
«Il y a eu un moment » a écrit Winston Churchill dans ses Great Contemporaries, «où Trotski a été tout près du trône vide des Romanov ».
En 1919-1920, la presse mondiale traitait Trotski de « Napoléon rouge ». Il était commissaire du peuple à la Guerre. Vêtu d'une élégante vareuse militaire, ayant aux pieds de grandes bottes brillantes et portant un pistolet automatique à la ceinture, Trotski faisait le tour des fronts de bataille en prononçant des discours enflammés devant les soldats de l'Armée Rouge. Il fit d'un train blindé son quartier général privé, et s'entoura d'une garde personnelle armée, habillée d'un uniforme particulier. Il eut des hommes au Haut-Commandement, dans le Parti bolchévik et au Gouvernement soviétique. Le train de Trotski, la garde de Trotski, les discours de Trotski, le visage de Trotski- -son toupet de cheveux noirs, sa petite barbe noire en pointe et ses yeux étincelants derrière son pince-nez brillant - étaient connus du monde entier. En Europe, comme en Amérique, les victoires de l'Armée Rouge étaient portées au crédit du « commandement de Trotski ».
Voici comment le commissaire du peuple à la Guerre Trotski, parlant dans un des spectaculaires rassemblements de masse de Moscou, est décrit par le journaliste américain bien connu Marcosson: « Trotski fit son apparition de la manière que les acteurs appellent une belle entrée... après un certain délai et au bon moment psychologique, il surgit d'un côté et marcha d'un pas rapide vers un petit pupitre qui est préparé pour les orateurs dans tous les rassemblements en Russie. Même: avant son arrivée sur la scène, il y avait un, frémissement d'attente dans l'immense auditoire. On entendait murmurer : « Trotski arrive »... Sur l'estrade, sa voix était riche, profonde et éloquente. Il attirait, il repoussait ; il se dominait et s'emportait. Il était élémentaire, presque primitif dans sa ferveur : un organisme humain de grande puissance. Il inondait ses auditeurs d'un Niagara de paroles, comme je n'en ai jamais entendu. C'était un mélange où prédominait la vanité et l'arrogance ».
Après son expulsion dramatique d'U.R.S.S., en 1929, une légende fut tressée par des éléments antisoviétiques à l'étranger autour de son nom et de la personnalité de Trotski. Selon cette légende, il était « le chef bolchévik le plus éminent de la Révolution russe » et « l'inspirateur de Lénine, son plus proche collaborateur et, logiquement, son successeur ». -
Mais en février 1917, un mois avant l'écroulement du tzarisme, Lénine écrivait lui-même : « Le nom de Trotski signifie : phraséologie de gauche et un bloc avec la droite contre les buts de la gauche ».
Lénine appelait Trotski le « Judas » de la Révolution russe 49.
Les traîtres ne naissent pas traites, ils le deviennent. Comme Mussolini, Lavai, Gœbbels , Doriot, Wang-Tching-Wei et autres aventuriers notoires de nos jours, Trotski commença sa carrière en étant un dissident, un élément d'extrême-gauche dans le mouvement révolutionnaire de son pays.
Son nom de Trotski était un pseudonyme. 1l était né en 1877 et s'appelait Lev Davidovitch Bronstein. C'était le fils de parents aisés de Yanoska, une petite localité agricole près de Kherson, en Russie méridionale. Sa première ambition étain d'être écrivain.
« A mes yeux », écrivait Trotski dans son autobiographie Ma vie, « les écrivains, les journalistes et les artistes vivaient toujours dans un monde plus attrayant que tout autre, un monde ouvert à l'élite ».
Le jeune Trotski commença sa carrière par une pièce de théâtre et fit son apparition dans les salons littéraires d'Odessa avec des botes à grands talons, une veste d'artiste bleue, un chapeau de paille rond sur la tête et portant une canne noire. Encore étudiant, il fréquentait un groupe de révolutionnaires bohèmes. A dix-huit ans, il fut arrêté par la police tzariste pour avoir distribué des brochures « de gauche» et il fut exilé en Sibérie avec des centaines d'autres étudiants et révolutionnaires. Il s'en évada à la fin de 1902 et parti à l'étranger ou il devait passer la plus grande partie de sa vie, corne agitateur et conspirateur, parmi les émigrés russes et socialistes cosmopolites des capitales européennes.
Pendant les premiers mois de 1903, Trotski appartint à la rédaction de l'Iskra, le journal marxiste que Lénine, exilé, publiait à Londres. A la suite de la scission entre les menchéviks et les Bolchéviks qui se produisit cette année dans le mouvement marxiste russe, Trotski se rangea parmi les adversaires de Lénine, les menchéviks. Le talent littéraire de Trotski, son éloquence flamboyante, sa personnalité dominante et son habileté à se dramatiser lui donnèrent bientôt la réputation d'être le plus brillant des jeunes agitateurs menchéviks. Il rendit visite aux colonies d'étudiants révolutionnaires russes de Bruxelles, de Paris, de Liège, de Suisse et d'Allemagne, attaquant Lénine et les autres Bolchéviks qui réclamaient un parti révolutionnaire discipliné et fortement organisé pour mener la lutte contre le tzarisme. Dans une brochure intitulées Nos tâches politiques, publiée en 1904, Trotski accusait Lénine d'essayer d'imposer un « régime de caserne » aux révolutionnaires russes. Dans un style qui ressemble d'une manière saisissante à celui qu'il devait employer plus tard dans ses attaques contre Saline, le jeune Trotski dénonçait en Lénine « le chef de l'aile réactionnaire de notre parti ».
En 1905, après la défaite russe de la guerre russo-japonaise, les ouvriers et les paysans se levèrent pour tenter la première « révolution russe », Trotski se pressa de rentrer en Russie et devint un des chefs du Soviet de Saint Pétersbourg où les menchéviks étaient en majorité. Trotski se trouvait dans son élément dans l'atmosphère fiévreuse d'intrigue, les luttes politiques intenses et la sensation d'une prise de pouvoir imminente. A 26 ans, il sortit de l'expérience convaincu qu'il était destiné à devenir le dirigeant de la Révolution russe. Trotski parlait déjà de son « destin » et de son «.intuition révolutionnaire ». Plus tard, dans Ma vie, il écrivit : « Je rentrai en Russie en février 1905; les autres chefs émigrés ne vinrent pas avant octobre et novembre. Parmi tous les camarades russes, il n'y en avait pas un seul de qui je pus apprendre quelque chose. Au contraire, j'eus à assumer la tâche d'être professeur moi-même... En octobre, je me plongeai la tête la première dans le gigantesque tourbillon qui, d'un point de vue personnel, était la plus grande épreuve de mes moyens. Il fallait décider sous le feu. Je ne puis m'empêcher de remarquer ici que ces décisions me vinrent avec toute la force de l'évidence... Je sentais organiquement que mes années d'apprentissage étaient terminées.., dans les années qui suivirent, j’ai appris comme un maître apprend et non comme un élève... Aucune grande oeuvre n'est possible sans institution... Les événements de 1905 ont révélé en moi, je pense, cette intuition révolutionnaire et m'ont permis de me reposer sur cette base sûre durant ma vie ultérieure.. En toute conscience, je ne peux, dans l'appréciation de la situation politique, que ce soit prise dans son ensemble et sous l'angle des perspectives révolutionnaires, m'accuser d'aucune erreur sérieuse de jugement ».
De nouveau à l'étranger après l'échec de la révolution de 1905, Trotski installe son quartier général politique à Vienne et, attaquant Lénine en le qualifiant de « candidat au poste de dictateur », il lança une campagne de propagande pour constituer son parti à lui et pour se faire connaître comme un « révolutionnaire internationaliste ». De Vienne, Trotski se déplaçait sans répit et se rendait en Roumanie, en Suisse, en France, en Turquie, faisant des adhérents et nouant des relations utiles avec les socialistes et les révolutionnaires de gauche de l'Europe. Peu à peu et avec constance, chez les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et les intellectuels bohèmes de l'émigration russe, Trotski se faisait la réputation d'être le principal rival de Lénine clans le mouvement révolutionnaire russe.
La chute du régime tzariste en mars 1917, trouva Trotski à New-York où il publiait un journal révolutionnaire Novy Mir (le Nouveau Monde) en collaboration avec un ami qui était un adversaire de Lénine, Nicolaï Boukharine, un politicien émigré russe d'extrême-gauche, qu'un observateur a qualifié de «Machiavel »en veste de cuir50 . Trotski en hâte s'embarqua pour la Russie. Mais `son voyage fut interrompu à Halifax, où il fut arrêté par les autorités canadiennes qui le gardèrent en prison pendant un mois, et le libérèrent sur la demande du gouvernement provisoire russe. Le gouvernement britannique avait décidé de laisser Trotski regagner la Russie : d'après les mémoires de l'agent anglais Bruce Lockhart, l'Intelligence Service pensait pouvoir utiliser les « dissensions entre Lénine et Trotski 51».
Trotski arriva à Pétrograd en mai. De suite, il tenta de se créer un parti révolutionnaire, un bloc composé d'anciens émigrés et d'éléments d'extrême-gauche provenant de divers groupes révolutionnaires. Mais il apparut bientôt clairement que le mouvement de Trotski n'avait pas d'avenir: le parti bolchévik avait l'appui des masses révolutionnaires.
En août 1917, Trotski fit une sensationnelle culbute politique : après quatorze années d'opposition à Lénine et aux Bolchéviks, il fit sa demande d'adhésion au Parti bolchévik.
Lénine avait à de nombreuses occasions prévenu contre Trotski et ses ambitions personnelles ; mais alors, en plein combat décisif pour l'instauration d'un gouvernement soviétique, la politique de Lénine était de faire appel à un front uni de tous les partis, groupes et factions révolutionnaires. Trotski était le porte-parole d'un groupe non négligeable. A l'étranger, son nom était plus connu que celui de tout autre révolutionnaire russe, Lénine excepté. En outre, ses talents exceptionnels d'orateur, d'agitateur et d'organisateur pouvaient être utilisés au grand avantage des Bolchéviks et la demande d'adhésion de Trotski au Parti bolchévik fut acceptée.
Il est caractéristique de noter que Trotski, fit une entrée spectaculaire au Pari bolchévik. Il amenait avec lui dans le Parti toute sa suit bigarrée de dissidents de gauche. Comme Lénine l'a dit avec humour, c'était comme un traité avec « une grande puissance ».
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Trotski devint le président du Soviet de Pétrograd, où il avait fait sa première apparition révolutionnaire en 1905. IL conserva cette situation pendant les journées décisives qui suivirent. Lorsque le premier gouvernement soviétique fut constitue par la coalition des Bolchéviks des socialistes-révolutionnaires de gauche et d'anciens menchéviks. Trotski devint commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Sa connaissance approfondie des langues et des pays étrangers le désignait pour ce poste.
2. L'opposition de gauche.
D'abord commissaire aux Affaires étrangères, puis comme commissaire à la Guerre, Trotski devint le principal porte-parole de ce qu'on a appelé l'opposition de gauche dans le Parti bolchévik52. Bien que peu nombreux, les membres de l'opposition étaient des orateurs et des organisateurs de talent. Ils avaient beaucoup de relations à l'étranger et parmi les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires en Russie. Aux premières heures qui suivirent la Révolution, ils s'assurèrent des postes importants dans l'armée, le corps diplomatique et les organismes exécutifs d'Etat.
Trotski partageait la direction de l'opposition avec deux autres révolutionnaires dissidents : Boukharine, le « théoricien marxiste », blond et, svelte qui était à la tête d'un groupe dénommé «communiste de gauche», et Zinoviev, jovial et éloquent agitateur qui, avec le beau-frère de Trotski, Kaménev, dirigeait une secte à lui, les «Znioviévistes. » Trotski, Boukharine et Zinoviev se disputaient ouvertement sur des questions de tactique et en raison de leurs rivalités personnelles et de leurs ambitions politiques divergentes, mais dans les moments graves, ils unissaient leurs forces et faisaient des tentatives répétées pour obtenir la direction du Gouvernement soviétique.
Parmi les fidèles de Trotski, il y avait Piatakov, fils «révolutionnaire» d'une riche famille d'Ukraine et qui était tombé sous l'influence de Trotski à l'étranger; Radek, un brillant journaliste et agitateur polonais « de gauche » qui était devenu le' collaborateur de Trotski dans leur lute contre Lénine en Suisse ; Krestinski, un ancien avocat qui avait été un ambitieux député bolchévik à la Douma ; Sokolnikov, un jeune «révolutionnaire » cosmopolite qui était entré au commissariat des Affaires étrangères sous les auspices de Trotski; et Rakovski, de naissance bulgare, qui avait été le riche bailleur de fonds des socialistes roumains, avait vécu dans plusieurs pays d'Europe, avait fait des études de médecine en France et avait été un des chefs du soulèvement soviétique en Ukraine en 1918.
En outre, en qualité de commissaire à la Guerre, Trotski s'était entouré d'une bande d'hommes armés rudes et violents qui formaient sa « garde personnelle», et qui étaient fanatiquement dévoués à leur « chef ». Le téméraire commandant de la garnison de Moscou. Mouraviev, un homme haut de six pieds, était un membre influent de la faction militaire de Trotski. Dans sa garde du corps personnelle, il y avait encore Snirnov, Mratchkowski et_ Dreitzer; et l'ancien terroriste socialiste-révolutionnaire Bloumkine, l'assassin du comte Mirbach en devint le chef53.
Trotski s'allia à un certain nombre d'ex-officiers tzaristes dont il se fit des amis et malgré de fréquents avertissements du Parti bolchévik, les plaça à des postes militaires importants. Toukhatchevski était un ancien officier tzariste avec lequel Trotski travailla en liaison étroite en 1920 pendant la campagne de Pologne, et, lui aussi, nourrissait des ambitions napoléoniennes.
Le but de toute cette opposition de gauche était de supplanter Lénine et de s'emparer du pouvoir en U.R.S.S.
Le grand problème qui se posait devant les révolutionnaires russes après la défaite des armées blanches et de l'intervention était « Que faire du pouvoir soviétique ? » Trotski, Boukharine et Zinoviev prétendaient qu'il était impossible d'édifier le socialisme dans la « Russie arriérée ». L'opposition de gauche voulait convertir la Révolution russe en un réservoirs de la « Révolution mondiale, un centre mondial à partir duquel on susciterait des révolutions dans d'autres pays. Dépouillée de son « verbiage ultra-révolutionnaire » comme Lénine et Staline le soulignaient constamment, l'opposition de gauche en réalité luttait farouchement pour le pouvoir, un «anarchisme bohème » et, en Russie, pour l'instauration d'une dictature militaire par Trotski et ses associés. Le problème se posa au Congrès des Soviets de décembre 1920. C'était l'année de la Révolution la plus froide, la plus grave au point de vue du ravitaillement, la plus décisive. Le Congrès se tenait dans la salle des Colonnes, à Moscou. La ville était enfouie sous la neige, gelée, affamée et malade. Dans. la grande salle, qui n était pas chauffée à cause de la crise du combustible, les délégués étaient emmitouflés dans des peaux de moutons, des couvertures et des fourrures, grelottant sous l'intense froid de décembre.
Lénine encore pâle et sous le coup des suites des balles empoisonnées de Fanya Kaplan, qui avaient été à deux doigts de lui faire perdre la vie en 1918, monta à la tribune pour répondre à l'opposition de gauche. Il fit un tableau des terribles conditions lesquelles se trouvait la Russie. Il fit, appel à l'unité nationale pour vaincre les «incroyables difficultés » de la réorganisation de l'économie et de la vie sociale. Il annonça la nouvelle politique économique qui, abolissait le rigide «communisme de guerre», restaurait dans une certaine mesure le commerce privé et le capitalisme en Russie, et ouvrait la voie à la reconstruction. « Nous faisons un pas en arrière, dit Lénine, afin de pouvoir plus tard faire deux pas en avant !».
Lorsque Lénine annonça la « retraite temporaire » de le nouvelle politique économique, Trotski s'exclama : « Le coucou a annoncé la fin du pouvoir soviétique ! »
Mais Lénine pensait que l’œuvre du pouvoir soviétique ne faisait que commencer. Il déclara au Congrès « C'est seulement lorsque le pays sera électrifié, lorsque l'industrie, l'agriculture, et les transports seront placés sur une base technique de production à grande échelle, c'est seulement que notre victoire sera complète ».
Il y avait une énorme carte de Russie sur la tribune. A un signal de Lénine, la carte s'illumina tout à coup. Elle montrait au Congrès comment Lénine envisageait l'avenir de son pays. Des lampes électriques étincelaient 'en un grand nombre de points, montrant aux délégués gelés et affamés, les futures stations, les barrages hydroélectriques et autres grands projets desquels des courants d'énergie électriques se déverseraient un jour, pour transformer la vieille Russie en une nation moderne, industrialisée et socialiste. Un murmure d'excitation, d'approbation et d'incrédulité parcourut la salle froide et bondée.
Karl Radek, l'ami de Trotski, considérait le spectacle prophétique à travers ses lunettes épaisses ; haussant les épaule, il murmura : «Electro-fiction !» Le mot d'esprit de Radek devint un slogan trotskiste et Boukharine dit que Lénine essayait de mystifier les ouvriers et les paysans avec son « bavardage utopique sur l'électricité ! ».
A l'étranger, les amis internationaux. de Trotski dans les milieux socialistes et communistes de gauche croyaient que le régime de Lénine était condamné. De nombreux autres observateurs pensaient aussi que Trotski et l'opposition de gauche étaient à portée du pouvoir. Le journaliste américain Marcosson écrivait que Trotski avait «derrière lui la jeunesse communiste, la plupart des officiers et des soldats de l'Armée Rouge ». Mais l'étranger, comme Trotski lui-même, surestimait sa force et sa popularité.
Dans un grand effort pour rallier, une masse à sa suite, Trotski fit une tournée dans le pays, faisant des apparitions sensationnelles dans les meetings populaires, prononçant des discours passionnés, accusant les « vieux bolchéviks » d'avoir « dégénéré» et faisant appel à la « jeunesse » pour soutenir son mouvement. Mais les soldats, les ouvriers et les paysans russes qui venaient de terminer par une victoire leur lutte contre ceux qui auraient voulu être les Napoléons blancs, n'étaient pas d'humeur à tolérer un « Napoléon rouge » surgissant dans leurs propres rangs. Comme l'a écrit Sir Bernard Pares dans son History of Russia: « Un critique averti qui a vu Trotski en particulier a justement dit que, par ses méthodes et son tempérament, il appartenait aux temps pré-révolutionnaires. Les démagogues étaient passé de mode. ».
Au Xe congrès du Parti bolchévik, en mars 1921, le Comité central avec Lénine à sa tête, présenta une résolution condamnant toutes les «factions » dans le Parti, comme constituant une menace à l'unité de la direction révolutionnaire. Dès lors, tous les dirigeants du Parti devraient se soumettre aux décisions de la majorité, sous peine d'expulsion du Parti. Le Comité central avertissait tout particulièrement « le camarade Trotski » à propos de son « activité fractionnelle » et précisait que « les ennemis de l'Etat » prenant avantage de la confusion causée par ses agissements de division pénétraient dans le Parti sous l'étiquette de « trotskistes ». Un certain nombre de trotskistes et d'oppositionnels de gauche importants furent exclus. Le principal collaborateur militaire de Trotski, Mouralov fut déplacé de son poste de commandant de la garnison de Moscou et remplacé par le vieux bolchévik Vorochilov.
L'année suivante, en mars 1922, Staline fut élu secrétaire général du Parti et chargé de l'exécution des plans de Lénine.
A la suite de l'avertissement brutal du Parti et l'exclusion des amis de Trotski, la masse qui le suivait commença à se désagréger. Son prestige était sur le déclin. L'élection de Staline fut un coup décisif pour' la fraction trotskiste dans l'organisation du Parti Le Pouvoir glissait des mains de Trotski.
3. Le chemin de la trahison. Dès l'origine, l'opposition de gauche avait manœuvré dans deux directions. Au grand jour, sur les tribunes des meetings, dans ses journaux, et dans les salles de conférences, les oppositionnels faisaient leur propagande publique. Dans la coulisse, de petits entretiens clandestins groupaient Trotski, Boukharine, Zinoviev, Radek, Piatakov et autres, où était précisée la stratégie générale et organisée la tactique de l'opposition.
Avec ce mouvement oppositionnel pour base, Trotski mit sur pied une organisation conspirative clandestine en Russie, sur la base du «système des cinq » que Reilly avait déjà utilisé et que les socialistes-révolutionnaires et autres conspirateurs antisoviétiques avaient employé.
En 1923, l'appareil souterrain de Trotski était. déjà une organisation puissante aux lointaines ramifications. Des langages convenus, des messages chiffrés et des mots de passe étaient utilisés par Trotski et ses adhérents dans leurs communications illégales. Des imprimeries clandestines furent installées dans tout le pays.. Il y eut des cellules trotskistes dans l'armée, dans le corps diplomatique, dans l'administration d'État et dans les institutions du Parti.
Des années plus tard, Trotski a révélé que son propre fils Léon Sédov participait dès cette époque à la conspiration trotskiste qui avait déjà cessé d'être une simple opposition politique dans le Parti bolchévik et était sur le point de se fondre dans la guerre secrète contre le régime soviétique.
« En 1923 », a écrit Trotski en 1938 dans une brochure intitulée Léon Sédov: un fils, un ami et un combattant, «Léon se jeta la tête la première dans le travail de l'opposition... Ainsi, à 17 ans, il commença la vie d'un révolutionnaire pleinement conscient. Rapidement, il acquit l'art du travail conspiratif, des meetings illégaux, de l’édition clandestine et de la distribution des documents de l'opposition. Le Komsomol (organisation de la jeunesse communiste) rapidement forma ses propres cadres de militants de l'opposition ».
Mais Trotski était allé plus loin que le travail conspiratif en U.R.S.S.
Au cours de l'hiver 1922-1923, l'ancien avocat au regard fuyant Krestinski, dirigeant trotskiste, était devenu l'ambassadeur des Soviets en Allemagne. Au cours de ses obligations, Krestinski avait rendu visite au général von Seeckt, commandant en chef de la Reichswehr. Seeckt savait par des rapports de son Service secret que Krestinski était trotskiste, aussi lui donna-t-il à entendre que la Reichswehr avait de la sympathie pour les buts de l'opposition russe dirigée par le commissaire à la Guerre Trotski.
A Moscou, quelques mois plus tard, Krestinski rapporta à Trotski ce que le général von Seeckt lui avait dit. Trotski avait un besoin-urgent de fonds pour financer son organisation clandestine grandissante. Il dit à Krestinski que l'opposition en Russie avait besoin d'alliés étrangers et devait se préparer à contracter des alliances avec des puissances amies. L'Allemagne, ajouta Trotski, n'était pas une ennemie de la Russie, et il n'y avait pas de vraisemblance qu'un conflit éclatât bientôt entre elles. Les Allemands regardaient vers l'ouest et brûlaient du désir de se venger de la France et de l'Angleterre. Les politiciens de l'opposition en Russie soviétique devaient être prêts à tirer profit de cette situation.
Quand Krestinski retourna à Berlin en 1922, il avait des instructions de Trotski «de tirer parti d'un entretien avec von Seeckt au cours des négociations officielles pour lui proposer de verser à Trotski des subsides réguliers pour le développement de l'activité illégale trotskiste ».
Voici, selon les paroles mêmes de Krestinski, comment les choses se sont passées : « je posai la question à von Seeckt et indiquait la somme de 250.000 marks-or. Le général von Seeckt après avoir consulté son adjoint, le chef d'état-major (von Haase) donna son accord de principe, mais à condition que Trotski lui fournisse, soit à Moscou, soit par mon intermédiaire, ne fut-ce qu'irrégulièrement, certaines informations importantes et confidentielles intéressant la défense nationale. Il fallait en outre l'aider, à obtenir des visas pour certains hommes qu'il voulait envoyer en Union soviétique, comme espions. Les conditions du général von Seeckt furent agréées et, à partir de 1923, cet accord entra en vigueur 54».
Le 21 janvier 1924, le fondateur et le dirigeant du Parti bolchévik, Vladimir Ilitch Lénine, mourait.
Trotski était dans le Caucase, en convalescence après une légère grippe. Il ne revînt pas à Moscou pour les obsèques de Lénine, mais continua son séjour à la station balnéaire de Soukhoum, sur la mer Noire. « A Soukhoum, je passais de longues journées sur la terrasse devant la mer », écrit Trotski dans Ma Vie.« Bien qu'on fut en janvier, le soleil était chaud et brillant. Comme j'aspirais l'air marin, je m'assurai, par tout mon être, de la justesse historique de ma position ».
4. La lutte pour le pouvoir.
Après la mort de Lénine, Trotski réclama ouvertement le pouvoir. Au Congrès du Parti de mai 1924, il. demanda que ce soit lui, et non Staline, qu'on reconnut pour le successeur de Lénine. Malgré le conseil de ses amis, il exigea que la question fut décidée par un vote. Les 748 délégués bolchéviks au Congrès votèrent à l'unanimité le maintien de Staline au poste de secrétaire général et condamnèrent la lutté de Trotski en vue du pouvoir personnel. La répudiation générale de Trotski était si évidente que même Boukharine, Zinoviev et Kaménev durent se mettre publiquement du côté de la majorité et voter contre lui. Trotski furieux, les accusa de le « trahir ». Mais quelques mois plus tard, Trotski et Zinoviev unissaient leurs forces et constituaient une « nouvelle opposition ».
La nouvelle opposition alla plus loin qu'aucun groupe antérieur du même genre. Elle réclamait ouvertement « une nouvelle direction » pour l'U. R. S. S. et entraînait tous les mécontents et les éléments subversifs dans une propagande à l'échelle nationale et à une lutte politique contre le Gouvernement soviétique.
Comme Trotski l'a reconnu plus tard: « Dans le sillage de cette avant-garde, on drainait toues sortes de carriéristes mécontents ou aigris ». Des espions, des saboteurs à la solde du Torgprom, des contre-révolutionnaires blancs, des terroristes entrèrent dans les cellules clandestines de la nouvelle opposition. Ces cellules commencèrent à stocker des armes. Une armée secrète trotskiste était en voie de formation sur le sol soviétique.
« Nous devons voir plus loin », déclara Trotski Zinoviev et Kaménev, comme il en témoigne dans Ma Vie. « Nous devons nous préparer à une lutte longue et sérieuse ».
A l'étranger, le capitaine Reilly, de l'Intelligence Service britannique, décida que c'était le moment d'agir. Boris Savinkov, aux ordres des Anglais et qui aurait voulu être le dictateur de la Russie, fut envoyé en Russie cet été pour y préparer le soulèvement contre-révolutionnaire attendu55. Selon Churchill qui avait joué un rôle dans cette conspiration, Savinkov entretenait une liaison secrète avec Trotski. Dans Great Contemporaries, Churchill a écrit : « En juin 1924, Kamenev et Trotski l'invitèrent d'une manière déterminée à revenir en U.R.S.S. ».
La même année, le lieutenant de Trotski, Rakovski devenait ambassadeur des Soviets en Angleterre. Rakovski dont Trotski en 1937, disait de lui qu'il était « son ami. son vrai vieil ami », reçut la visite, peu après son arrivée à Londres, de deux officiers du Service secret, le capitaine Armstrong et le capitaine Lockhart. Le gouvernement britannique avait au début refusé d'accepter un représentant soviétique à Londres. Selon Rakovski, les deux officiers lui dirent : « Savez-vous pourquoi vous avez été agréé en Angleterre ? Nous nous sommes renseignés sur vous auprès de M. Eastman et nous avons appris que vous appartenez à la fraction de M. Trotski et que vous et lui étiez en termes intimes. Et ce n'est qu'en considération de cela que l'Intelligence Service a consenti à ce que vous soyez accrédité dans ce pays56 ».
Rakovski retourna à Moscou quelques mois plus tard, et il raconta à Trotski ce qui était arrivé à Londres. L'Intelligence Service britannique, comme le Service secret allemand, désirait entretenir des relations avec l'opposition.
« C'est quelque chose à quoi il faut penser », dit Trotski.
Quelques jours après, Trotski dit à Rakovski qu' « il fallait établir des relations avec l'Intelligence Service britannique »57.
Le capitaine Sidney Reilly, lorsqu' il préparait son dernier coup en Russie écrivit a sa femme «Il y a en Russie quelque chose d'entièrement nouveau, de puissant et d'intéressant ». L'agent de Reilly, le commandant E*** qui était agent consulaire anglais lui avait fait savoir que des contacts avaient été réalisés avec le mouvement d'opposition en U.R.S.S.
Mais à la fin de cette année, Reilly fut tué par un garde-frontière soviétique alors qu'il s'était rendu en Russie pour y rencontrer en secret les chefs de l'opposition.
Quelques mois après la mort de Reilly, Trotski entretenait « une mystérieuse température » que les « médecins de Moscou » sont «incapables d'expliquer » ; c'est en ces termes qu'il parle dans Ma Vie. Il décida qu'il lui fallait aller en Allemagne. Il écrit dans son autobiographie : « La question de mon voyage à l'étranger fut posée devant le Bureau politique, qui décida qu'il considérait ce voyage comme extrêmement dangereux en politique générale ; mais il me laissa le soin de pendre la décision finale. Les motifs étaient accompagnés d'une note de la Guépéou qui considérait mon voyage comme inadmissible... Il est possible que le Bureau politique ait aussi appréhendé mon activité à l'étranger pour consolider I'opposition. Néanmoins, après avoir consulté mes amis, je décidai de partir ».
En Allemagne, selon lui, Trotski fit un séjour « dans une clinique privée de Berlin » où il reçut la visite de Krestinski, son agent de liaison avec le Service secret allemand. Tandis que Trotski et Krestinski conféraient ensemble à la clinique, un « inspecteur de la police » allemand, selon Trotski, se présenta tout-à-coup et les informa que la police secrète allemande prenait des mesures extraordinaires pour protéger la vie de Trotski, en raison d'un « complot » pour l'assassiner, qu'elle avait découvert.
Grâce à cet artifice habile du Service secret, Trotski et Krestinski 'demeurèrent enfermés, pendant plusieurs heures avec la police secrète allemande...
Un nouvel accord fut conclu cet été entre Trotski et le Service secret militaire allemand. Krestinski a précisé plus tard des conclusion de cet accord.
« A cette époque, nous avions déjà pris l'habitude de recevoir régulièrement de l'argent, en devises étrangères... Cet argent était destiné au travail trotskiste qui prenait de l'ampleur dans différents pays, à la publication d'ouvrages, etc... En 1928, lorsque la lutte des trotskistes contre la direction du Parti était à son apogée, tant à Moscou que dans les groupes amis, von Seeckt formula la proposition que les renseignements d'espionnage qui lui étaient transmis non régulièrement, mais de temps à autre, eussent maintenant à prendre un caractère plus régulier, et en outre que l'organisation trotskiste dut s'engager; au cas où elle prendrait le pouvoir à l'occasion d'une éventuelle guerre mondiale, à prendre en considération les justes revendications de la bourgeoisie allemande, c'est-à-dire surtout des concessions et la conclusion de traités d'un autre genre. Après que j'eus consulté Trotski, je répondis au général von Seeckt par l'affirmative et nos renseignements commencèrent à prendre un caractère plus systématique et plus du tout sporadique, comme auparavant. Des promesses verbales furent faites en ce qui concernait un accord futur après la guerre. Nous continuâmes à recevoir de l'argent. De 1923 à 1930, nous avons reçu 250.000 marks-or par an... au total approximativement 2 millions de marks-or »,
De retour à Moscou après son voyage en Allemagne. Trotski lança une campagne décisive contre la direction du Gouvernement soviétique. «Pendant l'année 1926, écrit Trotski dans Ma Vie, la lutte dans le Parti se développa avec une intensité croissante. En automne, l'opposition se manifesta au grand jour dans des meetings dans les locaux du Parti ». Cette tactique échoua et souleva un mécontentement général parmi les travailleurs qui dénoncèrent avec colère les diviseurs trotskistes. «L'opposition, a écrit Trotski, dut battre en retraite ».
Alors la menace de guerre était suspendue sur la Russie, dans l'été de 1927, Trotski renouvela ses attaques contre le Gouvernement soviétique. Il déclara publiquement à Moscou « Nous devons reprendre la tactique de Clémenceau qui, comme on le sait, se dressa contre le gouvernement français au moment où les Allemands étaient à 80 km de Paris !».
Staline dénonça la position de Trotski comme une trahison : « Quelque chose comme un front uni se constitue de Chamberlain58 à Trotski », dit-il.
Une nouvelle fois, on vota sur Trotski et son opposition. Dans un référendum auquel prirent part tous les membres du Parti bolchevik, une écrasante majorité de 740.000 voix contre 4.000 condamna l'opposition trotskiste et approuva la direction de Staline59. Dans Ma Vie, Trotski décrit l'activité de conspiration fiévreuse qui suivit son éclatante défaite au référendum général. « Nous tenions des meetings secrets dans différents quartiers de Moscou et de Léningrad, auxquels assistaient des ouvriers et des étudiants de deux sexes, qui s'assemblaient par groupes de 20 à 100 et 200, pour écouter quelque représentant de l'opposition. Il m'arrivait de parler à deux, à trois et même à quatre de ces meetings le même jour... L'opposition prépara avec habileté un grand meeting dans la salle de l'Ecole technique supérieure qui avait été occupée de l'intérieur... L'administration ne réussit pas empêcher ce meeting où Kamenev et moi parlâmes pendant deux heures ».
Trotski préparait fiévreusement son coup. A la fin d'octobre, son plan était arrêté : une insurrection devait éclater le 7 novembre 1927 pour le 10e anniversaire de la Révolution d'Octobre. Les amis les plus résolus de Trotski, des anciens membres de la Garde rouge, devaient en prendre la tête. Des détachements devaient s'emparer des points stratégiques du pays. Le signal du soulèvement devait être donné par une démonstration politique contre le Gouvernement soviétique pendant la parade ouvrière qui se déroulait le matin du 7 novembre sur la Place Rouge de Moscou. Dans Ma Vie, Trotski raconte : « Le groupe dirigeant de l'opposition considérait ce final, les yeux grands ouverts. Nous ne comprîmes que trop clairement que nous ne pouvions faire partager nos idées à la nouvelle génération par la diplomatie et des faux-fuyants, mais par une lutte ouverte qui n'éluderait aucune de ses conséquences politiques. Nous allâmes au devant de l'inévitable débâcle, sûrs toutefois, que nous préparions le chemin au triomphe de nos idées dans un avenir plus éloigné ».
L'insurrection de Trotski échoua presque au départ. Le 7 novembre au main, alors que les ouvriers marchaient dans les rues de Moscou, des tracts de propagande trotskiste, lancés sur eux du haut des maisons, annonçaient l'avènement d'une « nouvelle direction ». De petits groupes de trotskistes portant des bannières et des pancartes, firent alors brusquement apparition dans les rues, mais ils furent dispersés par les ouvriers irrités.
Les autorités soviétiques agirent avec promptitude. Mouralov, Smirnov, Mratchkowski, Dreitzer et d'autres anciens membres de la garde militaire de Trotski furent rapidement appréhendés. Kamenev et Piatakov furent arrêtés à Moscou. Les agents de la Guépéou perquisitionnèrent dans les imprimeries clandestines trotskistes et dans les dépôts d'armes. Zinoviev et Radek furent arrêtés à Léningrad où ils étaient allés pour y organiser simultanément un putsch. Un des amis de Trotski, le diplomate Yoffé, qui avait été ambassadeur des Soviets au japon, se suicida. Par endroits, les trotskistes furent arrêtés en compagnie d'anciens officiers blancs, de terroristes socialistes-révolutionnaires et d'agents étrangers. Trotski fut exclu du Parti bolchévik et envoyé en exil.
5. Alma Ata. Trotski fut exilé à Alma-Ata, capitale de la République soviétique de Kazakhie, près de la frontière de Chine. On lui donna une maison, pour lui, sa femme Nathalie et son fils Sédov. Trotski fut traité avec indulgence par le Gouvernement soviétique qui paraissait encore ignorer les intentions et la signification véritable de sa conspiration. Il fut autorisé à garder auprès de lui quelques hommes de sa garde personnelle parmi lesquels l'ancien officier de l'Armée Rouge Dreitzer. Il lui fut permis de recevoir et d'envoyer un courrier personnel, d'avoir sa bibliothèque privée et des « archives » confidentielles et de recevoir de temps à autre la visite d'amis et d'admirateurs.
Mais l'exil de Trotski ne mit fin en aucune façon à son activité conspiratrice.
Le 27 novembre 1927, le plus subtil de tous les stratèges trotskistes, l'agent allemand et diplomate Krèstinski avait adressé à Trotski une lettre confidentielle qui exposait la stratégie des conspirateurs trotskistes dans. les années suivantes. Il était absurde, écrivait-il, que l'opposition trotskiste essaie de poursuivre son agitation à ciel ouvert contre le Gouvernement soviétique. Il fallait, au lieu de cela, que les trotskistes reviennent dans le Parti, qu'ils obtiennent des positions clés dans le Gouvernement soviétique, et qu'ils continuent la lutte pour le pouvoir à l'intérieur même de l'appareil gouvernemental. Les trotskistes, disait-il, doivent chercher « doucement, progressivement et par un travail persistant à l'intérieur du Parti et de l'appareil d'Etat, à recouvrer, à mériter de nouveau la confiance des masses, et à regagner de l'influence sur elles ».
La stratégie. subtile de Krestinski plût à Trotski qui donna bientôt des instructions à ses fidèles, comme Krestinski l'a révélé plus tard, qui avaient été arrêtés et exilés « de rentrer dans le Parti en prétextant une erreur », de « continuer à agir en secret » et « d'occuper des emplois responsables plus ou moins indépendants ». Piatakov, Radek, Zinoviev, Kamenev et d'autres membres de l'opposition se mirent donc à dénoncer Trotski, proclamèrent « la tragique erreur » de leur opposition passée et sollicitèrent leur réadmission dans le Parti bolchévik.
La maison de Trotski à Alma-Ata était te centre d'une intense activité. antisoviétique. La « vie idéologique de l'opposition bouillonnait comme une chaudière, à cette époque », écrira plus tard Trotski dans la brochure Léon Sédov :
un fils, un ami, un combattant. D'Alma-Ata, il dirigeait une propagande clandestine dans tout le pays soviétique et une campagne subversive contre le régime 60.
Le fils de Trotski, Léon Sédov fut chargé d'assurer le système des communications secrètes par lequel Trotski gardait le contact avec ses propres fidèles et les autres membres de l'opposition dans le pays. Ayant à peine dépassé la vingtième année, doué d'une grande énergie nerveuse, et déjà entrainé dans le métier de conspirateur, Sédov alliait un attachement farouche pour les buts de l'opposition à un ressentiment constant et plein d'amertume contre les manières égoïstes et dictatoriales de son père. Dans la brochure qu'il a consacré à son fils, Trotski révèle le rôle important que Sédov a joué en contrôlant le système de communications secrètes d'Alma Ata : « Dans l'hiver de 1927, Léon avait atteint sa vingtième année. Son travail à Alma-Ata, cette année-là, fut véritablement hors pair. Nous l'appelions notre ministre des Affaires étrangères, de la police et des communications. Et en remplissant toutes ces fonctions, il devait se reposer sur un appareil illégal ».
Sédov servait aussi de liaison aux courriers secrets qui apportaient des messages secrets à Alma-Ata et remportaient les « directives » de Trotski : « Parfois des courriers spéciaux arrivaient aussi à Alma-Ata. Les rencontrer n'était pas une petite affaire. Toutes les relations extérieures égaient entièrement entre les mains de Léon. II pouvait partir de la maison par une nuit pluvieuse ou quand la neige tombait lourdement ; ou bien échappant à la vigilance des espions, il pouvait se cacher toute la journée dans la bibliothèque afin de rencontrer le messager dans un bain public ou dans les bosquets des environs de la ville, ou sur la place du marché oriental où les Kirghizes venaient en foule avec leurs chevaux, leurs ânes et leurs marchandises. Chaque fois, il revenait heureux, un éclair de victoire dans le regard et le précieux butin sous sa chemise ».
Près de « 100 messages par semaine », d'un caractère secret passaient par les mains de Sédov. En outre, de grandes quantités de matériel de propagande et de courrier personnel était expédiés par Trotski d'Alma-Ata. La plupart des lettres contenaient des « directives » pour ses fidèles ; ainsi que la propagande antisoviétique. « Entre avril et octobre 1928, se vante Trotski, noms avons reçu environ un millier de lettres et documents politiques, et environ 700 télégrammes. Dans la même période, nous avons envoyé 500 télégrammes et pas moins de 800 lettres politiques... ».
En décembre 1928, un représentant du Gouvernement soviétique fut envoyé à Alma-Ata pour rendre visite à Trotski. Selon Ma Vie, il dit à Trotski « Le travail de vos sympathisants politiques dans tout le pays prend en fin de compte un caractère nettement contre-révolutionnaire; les conditions dans lesquelles vous êtes à Alma-Ata vous donnent toutes les possibilités de diriger ce travail... ». Le Gouvernement soviétique voulait que Trotski promit de cesser son activité séditieuse. Faute de quoi, le gouvernement serait obligé de prendre des mesures énergiques contre lui, en tant que traître. Trotski refusa de prendre en considération l'avertissement. Son cas fut examiné par un collège spécial de la Guépéou, à Moscou. Voici l'extrait des procès-verbaux de la Guépéou. en date du 18 janvier 1929:
Considérant le cas du citoyen Trotski, Lev Davidovitch, conformément à l'art. 5810 du Code criminel et l'accusation d'une activité contre révolutionnaire se manifestant par l'organisation d'un parti illégal antisoviétique dont les derniers agissements ont tendu à provoquer des actes antisoviétiques et à préparer une lutte armée contre le pouvoir soviétique,
Décide que le citoyen Trotski, Lev Davidovitch, sera expulsé du territoire de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Le 22 janvier 1929, au matin, Trotski fut effectivement expulsé de l'Union soviétique.
C'était le commencement de la période la plus extraordinaire de la carrière de Léon Trotski:
« L'exil signifie généralement l'éclipse. C'est le contraire qui est arrivé pour Trotski », devait écrire le journaliste Marcosson dans son livre Turbulent Years (Années troublées) : « Guêpe humaine tant qu'il était sur le territoire soviétique, son dard est à peine moins agissant quand il est éloigné à des milliers de kilomètres... Tout en exerçant une influence lointaine il est devenu l'ennemi N° 1 de la Russie. Napoléon a eu une Sainte-Hélène qui a terminé sa carrière de fauteur de trouble en Europe. Trotski a eu cinq Sainte-Hélène. Chacune a été un nid d'intrigue. Maître en propagande, il a vécu dans une atmosphère fantastique de conspirations nationales et internationales comme un personnage des romans policiers de E. Philipps Oppenheim »,
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