La stagnation des classes moyennes et la tentation du dirigisme Sans vouloir revenir aux thèmes rabâchés du colbertisme et du jacobinisme, il est un trait peut-être insuffisamment relevé des observateurs, c’est l’ingéniosité des élites françaises. Nous sommes un peuple d’ingénieurs, et puisque le monde est compliqué et les situations sont si variées, le système politique à mettre en place est forcément complexe et requiert des ajustements permanents pour s’assurer de l’efficacité et de l’équité des dynamiques en place. D’où l’obsession d’agir de nos hommes politiques, à mille lieux du laisser faire anglo-saxon.
Prenons l’exemple du thème malheureusement récurrent du pouvoir d’achat ou de la « fracture sociale ». La stagnation des classes moyennes est un phénomène ancien et global. Un rapport de la Maison Blanche132 montre par exemple que le salaire moyen est moindre aujourd’hui qu’en 1972 : 295 dollars par semaine en 2012 contre 341 dollars en 1972 (en dollars de 1984, ajustés de l’inflation).
Certains observateurs ont longtemps vu dans la vigueur de la demande des ménages aux Etats-Unis, des raisons de ne pas s’inquiéter outre mesure. Mais d’après une étude la Réserve fédérale133, l’augmentation de la consommation des ménages était due en grande partie jusqu’à la crise de 2008 à l’endettement des 95% de ménages les moins aisés : de 1989 à 2007, leur endettement est passé de 80% à 160% de leurs revenus.
Et comme on peut le voir ci-dessous, c’est vraiment à partir du début des années 70 que les salaires ne suivent plus l’évolution de la richesse produite.
Evolution des salaires et de la productivité aux Etats-Unis

Source : (Mishel, 2012)
En France, la situation est légèrement différente et les salaires décrochent dès la fin des années 50 pour les ouvriers et au milieu des années 60 pour l’ensemble de la population. Mais comme on peut l’observer sur le graphe ci-dessous, globalement sur une période 60 ans, les salaires réels ont progressé en gros deux fois moins vite que la productivité, et donc le phénomène reproduit ce que l’on observe aux Etats-Unis. On remarquera que les ouvriers ont été relativement favorisés à partir de la fin des années 80.

Source : INSEE / Club Praxis
En conséquence, la proportion des salaires dans la valeur ajoutée commence aussi à décroitre significativement à partir de la fin des années 60 :

Source : Sénat134
La globalisation est-elle responsable de la stagnation des salaires ? En aucun cas complètement, parce la très grande majorité des salariés sont aujourd’hui employés dans des services qui ne peuvent pas être délocalisés et où la pression sur les salaires ne peut donc pas s’exercer. L’OCDE135 considère que la mondialisation ne contribue que de l’ordre de 10% dans le recul de la part du travail dans la richesse nationale. En fait c’est la technologie, la mécanisation et le remplacement des emplois salariés dans les tâches répétitives, qui comptent pour 80% de ce recul entre 1990 et 2007. Par ailleurs on observe des différences significatives entre les différentes tranches de revenu : ainsi en moyenne pour les pays de l’OCDE136, la part du top 1% s’est accrue de 20% dans les 20 dernières années, alors que « la part salariale des moins qualifiés s’est effondrée. »
Peut-on rendre les inégalités, dont nous reparlerons, responsables du manque de croissance de l’économie ? Des voix comme celles des Prix Nobel Joseph Stiglitz et Robert Solow s’élèvent en ce sens, mais elles sont limitées. Paul Krugman reconnaît ne voir aucune preuve de causalité.
Faut-il, comme le suggère un candidat à l’élection présidentielle, légiférer sur une « participation et intéressement obligatoire aux bénéfices pour les travailleurs selon le principe : 1 euro pour les actionnaires = 1 euro pour les salariés » ? Si c’était le cas les entreprises françaises, notamment les start-up, auraient encore plus de mal à se financer.
Sur la base des connaissances actuelles, la réponse politique à apporter, en dehors des réflexes interventionnistes, n’est pas claire. Stopper le progrès technique reviendrait à tailler pour le travail une part plus grande d’un gâteau plus petit, et sans doute condamné à se réduire encore plus sous l’effet de la concurrence internationale : ce n’est pas désirable. Investir dans le capital humain, la santé et l’éducation, semble une voie plus saine. Nous y reviendrons.
Des incitations fiscales et des subventions peuvent aussi aider localement : ainsi une étude137 a récemment montré que le Regional Selective Assistance Programme au Royaume-Uni (un programme de cofinancement de projets à forte demande de main d’œuvre dans des régions en difficulté) a pu créer de nombreux emplois non-qualifiés à un coût raisonnable, mais comme le souligne judicieusement l’OCDE, ce genre d’actions risque de fausser l’allocation plus globale des ressources et donc de peser sur la croissance. On se souvient de la remarque malicieuse de Milton Friedman lors d’une mission auprès d’un gouvernement asiatique dans les années 60 : visitant un large chantier public, il s’étonne de voir beaucoup d’ouvriers maniant des pelles, mais peu de bulldozers. Comme on lui répond que l’objectif du projet était de créer des emplois, il rétorque : « Ah, je croyais que vous vouliez construire un canal. Si c’est des emplois que vous voulez, vous devriez donner des cuillères à vos ouvriers, pas des pelles ! »138
Une remarque de bon sens s’impose donc à ce stade de notre réflexion : n’utilisons pas toute nouvelle difficulté économique comme prétexte pour faire revenir l’Etat comme acteur, metteur en scène et régisseur de la vie économique. Le XXème siècle fourmille d’exemples illustrant l’importance de le cantonner à un rôle d’observateur, d’arbitre et de régulateur. Et plus près de nous, rappelons que la crise de 2008 n’est pas née du renoncement de l’Etat, mais au contraire de dépenses publiques sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale et causant des déséquilibres macroéconomiques massifs, exacerbés par les incitations faites aux ménages de s’endetter lourdement, notamment pour accéder à la propriété. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Philippe Aghion souligne l’importance de faire un usage critique extensif des erreurs politiques et macroéconomiques passées, car elles constituent une mine d'enseignements et d'analyses possibles : un argument de plus en faveur du Big Data.
Il faut à la fois collecter et rendre publiques un plus grand nombre de données sur la situation particulière des catégories socioprofessionnelles, des catégories de revenu, et cela sur une longue durée, avec des comparaisons internationales les plus justes précises. Il faut aussi appliquer un grand nombre de modèles soit prédéfinis, soit obtenus à l’aide de l’intelligence artificielle, notamment le « machine learning » pour permettre aux politiques de prendre des décisions en connaissance de cause. Si la compréhension d’un sujet est vague, les politiques recourront davantage aux idéologies et aux préjugés d’une opinion publique que l’on ne sera pas en mesure d’éduquer. En revanche, si les conséquences de l’action gouvernementale sont davantage prévisibles, et que celle-ci s’opère sous le regard de l’opinion, alors une forte pression s’établira pour s’orienter vers une solution optimale, notamment sous le critère de la justice sociale. Il ne s’agit pas de tomber dans une religion et une confiance absolue des chiffres, mais on voit bien que l’on peut faire beaucoup mieux qu’aujourd’hui. Abandonnons nos préjugés et mettons-nous au travail !
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