4 - Les Nords
Les deux macrorégions du nord du Brésil, le Nordeste et l’Amazonie, se trouvent excentrées par rapport à la dynamique de Mercosud, mais elles pratiquent l’ouverture et s’inscrivent dans la mondialisation selon des problématiques spécifiques. Le Nordeste, composées de neuf Etats8, péninsulaire et isolé des axes de développement sud-américains par la vaste zone semi-aride du Sertão (hormis sa liaison avec les villes du Sudeste), concentre son développement sur sa façade atlantique, se tourne vers l’international (Etats-Unis, Europe) et cherche des solutions à la dévitalisation de son intérieur. L’Amazonie, dernier grand massif forestier de la planète, aux enjeux écologiques et économiques considérables, est partagée entre huit pays qui, après des décennies de différends frontaliers, entreprennent des actions de concertation et de coopération depuis la signature du pacte amazonien en 1978. Le Brésil qui, avec huit de ses Etats fédérés qui sont amazoniens9, détient les deux tiers de l’Amazonie et joue un rôle déterminant dans l’élaboration des politiques de développement durable pour cet espace, ainsi que pour l’ouverture vers les Caraïbes. La problématique du développement durable, sous l’angle de l’analyse des pratiques de conservation de la nature, est ici centrale. Elle constitue un enjeu particulièrement significatif dans les espaces périphériques. Les racines du sous-développement nordestin La péninsule du continent sud-américain, la plus proche de l’Afrique et de l’Europe, a été la première colonie agricole de l’Amérique portugaise organisée autour de l’exportation du sucre de canne ; Salvador de Bahia en a été la capitale entre 1549 et 1763. Cet espace, vaste comme trois fois la France (1,5 millions de km2), est devenu, au moment de l’industrialisation, une région périphérique et dépendante, caractérisée au 20ème siècle par le sous-développement, avec un niveau industriel faible et des structures politiques et sociales passablement sclérosées. Durant les années 1960 et 1970, elle fournit d’importants contingents de main d’œuvre à la région de São Paulo alors en plein décollage industriel. Elle reste la région matrice de la nation brésilienne, lieu de naissance de notables écoles de pensée, à commencer par celle de Gilberto Freyre (1902-1987) expliquant les fondements de la société brésilienne et de son métissage10, ou celle de Celso Furtado (1920-2004) qui fournit l’œuvre de référence sur les cycles économiques et l’intégration nationale11. Ce dernier fut, en 1959, l’artisan de la création de la SUDENE12, imaginée comme un outil de lutte contre le sous-développement régional ; compte également la contribution de Francisco de Oliveira dénonçant ouvertement les situations de domination et d'injustice sociale. Tous mettent l’accent sur les différentiels des effets d’accumulation et de développement entre le Sudeste et le Nordeste, celui-ci étant handicapé par le poids de son secteur rural archaïque et de sa situation périphérique. Le Nordeste creuse sa dépendance en exportant des produits agricoles et en important ses produits industriels du Sudeste. L’équipement des ménages y est trois à quatre fois moindre que dans le sud du Brésil. A la fin des années 1990, la pauvreté reste forte, principalement en zone rurale, où vit plus de 40% de la population nordestine partageant le plus souvent la condition précaire des deux millions de petits exploitants qui pratiquent une agriculture de subsistance loin des marchés et dont les fils sont des perpétuels candidats à la migration. La réforme agraire reste localisée, timide avec un encadrement insuffisant des paysans, alors que les mécanismes d’incitations fiscales aux nouvelles entreprises, conduisent le plus souvent à pérenniser les positions sociales, jouant essentiellement au bénéfice des grands propriétaires terriens. Cependant, depuis la démocratisation de 1985 et sous la pression des syndicats des travailleurs ruraux et du mouvement des sans terres (MST), des mesures effectives de redistribution des terres et d’appui à l’agriculture familiale sont menées à bien, mais en nombre trop limité. L’industrialisation suit difficilement malgré des politiques d’incitation. Les deux exemples économiques les plus réussis correspondent à deux modèles : la Bahia, qui diversifie ses industries après avoir bénéficié de la politique nationale de développement par pôle et le Ceara dynamise son économie sous l’impulsion des entrepreneurs locaux. Ainsi, Camaçari, le pôle pétrochimique de la Bahia créé en 1974, rassemble, autour d’une unité de cracking, une quarantaine d'entreprises de produits chimiques de première et deuxième génération, offrant jusqu’à 20 000 emplois directs, et joue toujours un rôle moteur dans le développement régional permettant à l'Etat de la Bahia de présenter les meilleurs indicateurs économiques du Nordeste ; tandis que le Ceara et sa capitale Fortaleza, qui dépasse les deux millions d’habitants, jouent la carte du tissu dense de PME et des industries de main d’œuvre, textile, confection, chaussures.
Au-delà des marques du sous-développement et pour sortir de cette identification à la pauvreté, une dynamique identitaire s’appuie sur l’idée positive d’une “nordestinité” définie comme le sentiment d’appartenance à la région qui pourrait fonctionner comme une construction politico-culturelle capable de ressouder les diversités intra-régionales et de projeter d’une nouvelle manière la région dans la nation. En interne l’appartenance à des sous-ensembles culturellement marqués renforce cette dynamique. Ainsi la « bahianité » marque l’identification à la culture afro-brésilienne et la valorisation des arts musicaux et religieux.
Une périphérie à intégrer Depuis une vingtaine d’années la conjonction d’une demande en main d’œuvre moindre de l’appareil productif pauliste (3ème révolution industrielle), ralentissant les migrations, et les politiques de développement régional conduites dans le Nordeste font que la région s’oriente vers de nouvelles voies de développement. Des modes de gestion inédits sont mis en place, tant pour des modèles de production (textile, fruits tropicaux ou creveticulture) que pour l’usage des ressources naturelles (gestion décentralisée de l’eau ou mise en valeur des paysages littoraux ou intérieurs). Les acteurs de chacun des sous-ensembles régionaux tentent de pousser au mieux les capacités de leurs territoires, pour contribuer à la croissance globale régionale. Ainsi les productions agricoles irriguées sont orientées vers le marché mondial, tandis que le développement d’activités touristiques sur les 4000 kilomètres du littoral nordestin visent à attirer des clients du Brésil et du Mercosud.
Cependant, malgré de nombreux programmes de développement, les indicateurs socio-économiques restent durablement inférieurs à la moyenne nationale. La participation du Nordeste au PIB de l’Union stagne autour de 13% et la modernisation par enclaves productives a tendance à exacerber les inégalités socio-spatiales. Comment réformer les activités agricoles et rendre les producteurs autonomes tout en investissant dans la modernisation des systèmes de production? Comment défendre un modèle d’agriculture familiale adapté aux milieux et à la population nordestine ? Plusieurs situations locales peuvent être distinguées :
dans la région de la canne à sucre, en proie à la valorisation foncière, les journaliers tentent d’obtenir l’accès à un lopin de terre, tout en maintenant leur situation de salariés dans les grandes entreprises agricoles qui répondent aux standards du marché national de l’alcool-carburant et du marché international du sucre ;
dans les Cerrados de l’ouest de la Bahia et du sud du Piaui et du Maranhão, des gauchos acquièrent des terres et entreprennent une agriculture mécanisée, à base de culture du soja, ouvrant, grâce à des techniques d’irrigation à grande échelle (pivot central), des régions jusque là très isolées ;
dans le Sertão, la mobilisation des ressources hydriques a été rénovée par des politiques nationales et locales de modernisation des techniques d’irrigation et d’équipement pour élargir l’accès à la ressource et préparer la commercialisation de nouveaux produits : fruits tropicaux, coton de qualité, caprins sélectionnés... Cette région de 1 million de km2, définie comme le « Polygone de la sécheresse », encore peuplée de vingt millions d’habitants et détentrice de symboles forts de l’histoire et de la culture brésilienne depuis le 19ème siècle, joue sur les atouts de son soleil (plus de 3000 heures par an) et rappelle régulièrement son ambition de devenir une Californie. L’organisation de quelques grands périmètres irrigués, principalement de part et d’autre du fleuve São Francisco, en aval du barrage de Sobradinho où la conurbation de Petrolina/Juazeiro (400 000 habitants) devient un pôle de modernisation, montre ce qu’il est possible d’entreprendre au cœur de la zone semi-aride, à condition de pouvoir irriguer. Pour se prémunir contre les sécheresses les plus sévères qui périodiquement affligent le Sertão, selon des fluctuations liées à l’apparition de El Niño, l’idée est de garantir l’accès à l’eau en transposant 3 à 4% du débit pérenne du São Francisco vers les vallées, préalablement équipées de barrages de retenue, des fleuves à étiage du Ceara et de la Paraiba. Ainsi, pour retenir ses habitants, le Sertão a vocation à devenir un grand conservatoire de l’eau.
La nouvelle littoralisation La zone de la plaine côtière est en pleine transformation. Tous les Etats du Nordeste accompagnent le mouvement de la mondialisation en rééquipant leurs littoraux par de grands aménagements, notamment balnéaires et portuaires, assortis de dispositifs de protection environnementale. Un Plan de Développement Touristique (Prodetur), appliqué dans le Nordeste élargit les possibilités d’investissement dans les activités touristiques. Les chantiers se multiplient à proximité des grandes agglomérations pour un meilleur accès aux plages, avec des autoroutes, des centres commerciaux, des complexes hôteliers. Chaque grande ville présente un front maritime urbanisé sur plusieurs dizaines de kilomètres : Salvador, Natal ou Fortaleza en sont des exemples. Pourtant le rééquipement des littoraux ne s’arrête pas là. L’aménagement de parcs d’élevage de crevettes, la modernisation des usines à sucre et des distilleries d’alcool, des installations pétrolières et gazières, des plantations d’eucalyptus (sud Bahia) pour l’industrie du papier-cellullose, relancent l’économie régionale, mais provoquent aussi des dégâts environnementaux : pollution des eaux et modification des paysages naturels (dunes, cocoteraies, mangroves…). Partout, la compétition entre les activités pratiquées par les populations locales (pêche et activités artisanales) et les nouvelles implantations modernes ravivent la spéculation foncière et réactivent des conflits sociaux autour de l’accès aux ressources. Des inventaires et des plans de gestion des zones côtières à différentes échelles sont mis en place pour préserver des espèces menacées et maîtriser les impacts sur les milieux littoraux. De plus, afin de ne pas être en dehors des circuits du commerce mondial, le processus de modernisation des ports est enclenché. Le système portuaire brésilien répondait mal aux normes de la mondialisation; le coût du fret y était élevé, les temps d'opération fort longs et la manutention d'un container deux fois plus chère que dans la moyenne des ports internationaux. D'où un gros effort pour réinscrire ces ports dans le flux des échanges mondiaux et redonner une importance au trafic de l'Atlantique Sud par l'implantation de nouveaux systèmes de gestion. Ainsi des ports aux équipements spécialisés surgissent dans le Nordeste : Itaqui (Maranhão), premier port pour les tonnages, exporte annuellement 60 millions de tonnes de minerais de fer de Carajas ; Pecém, nouveau port du Ceara, exporte des fruits de terre et de mer ; Suape, nouveau port du Pernambouc, centre alcool-sucrier et terminal de containers ; Salvador, et ses terminaux spécialisés dans la baie de tous les Saints, en particulier, pétroliers. Ainsi, le caractère péninsulaire et atlantique du Nordeste favorise l’ouverture de la façade maritime, particulièrement des grandes villes de Salvador, Recife, Fortaleza et São Luis, dont trois sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco qui améliorent leurs liaisons avec le reste de l’Amérique du sud, l’Europe et les Etats-Unis (Floride) et développent leurs fonctions patrimoniales et touristiques. L’adaptation des équipements, notamment aéroportuaires, est une condition de la réussite de ce nouveau modèle de développement, tel ce projet d’aéroport international à Natal (Rio Grande do Norte), ainsi que le perfectionnement des voies de communication et des infrastructures hôtelières. Les principaux défis d’aménagement rencontrés portent sur le système de gestion des grandes villes, qui sont aussi des métropoles de la pauvreté, dépassées par l’arrivée constante de migrants peu formés et se contentant de conditions de vie précaires. L'urbanisation du front de mer est le fait des familles les plus aisées, alors que les collines ou encore les zones basses et insalubres, les fonds de baies marécageux sont occupés par des populationd pauvres dans ds quartiers non équipés : les mocambos de Recife, les palafitas de Salvador et à São Luis do Maranhão. Les différenciations régionales se consolident, alors que s’observe un retour à la concentration de la population sur le littoral du Nordeste au détriment de l’intérieur, ce Sertão aux villes moyennes et petites sous-équipées et à l’agriculture familiale menacée, qui se dévitalise. Une des orientations possibles est celle de la réappropriation sociale et symbolique de ces espaces sertanejos en y relançant la sauvegarde du milieu naturel et es produits de terroir : coton, sisal, cuirs, fromages… L’écosystème de la caatinga, cette brousse à épineux si particulière, longtemps voué à l’élevage extensif et dont les meilleurs bois d’œuvre ont été retirés est, en effet, très amoindri. Des zonages de protection commencent à y être institutionnalisés avec la délimitation de réserves ou parcs naturels, notamment à partir des reliefs et de leurs piémonts (Chapada de Arraripe, Serra da Capivara…). Le potentiel minier reste important ; pourtant, l’avenir de cette région semi-aride de l’intérieur, est à ce jour encore incertain. De grands projets d’aménagement, telle la transposition des eaux du fleuve São Francisco, apporteront-ils une solution ? Pour l’heure, malgré la transformation de sa zone littorale, le Nordeste continue à être une région d’émigration des jeunes.
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