SUR L’INVENTION GRECQUE DU MOT
“ÉCONOMIE” (OIKONOMIA)
Socrate — Dis-moi, Critobule, donne-t-on à l'économie le nom d'art, comme à la médecine, à
la métallurgie et à l'architecture?
Critobule — Je le crois, Socrate.
Socrate — On peut déterminer l'objet de ces arts. Peut-on également déterminer celui de l'économie?
Critobule — L'objet d'un bon économe, si je ne me trompe, est de bien gouverner sa maison.
Socrate — Et la maison d'un autre, si on l'en chargeait, est-ce qu'il ne serait pas en état de la
gouverner comme la sienne? Un architecte peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : il
doit en être de même de l'économe.
Critobule — C'est mon avis, Socrate.
Socrate — Un homme qui, versé dans la science économique, se trouverait sans biens, pourrait donc
administrer la maison d'un autre, et recevoir un salaire comme en reçoit l'architecte qu'on emploie?
Critobule — Assurément; et même un salaire considérable, si, après s'être chargée de l'administration
d'une maison, il l'améliorait par son talent à remplir ses devoirs.
Socrate — Critobule, qu'est-ce que nous entendons par une maison? Est-ce la même chose qu'une
habitation? ou ce mot doit-il s'entendre même des biens que l'on possède hors de son habitation?
Critobule — Il me semble, Socrate, que tous nos biens font partie de la maison, quand même nous
n'en aurions aucun dans la ville où nous résidons.
Socrate — Mais n'y a-t-il pas des gens qui ont des ennemis?
Critobule — Sans doute; il en est même qui en ont beaucoup.
Socrate — Dirons-nous que ces ennemis fassent partie de nos possessions?
Critobule — Il serait plaisant, en vérité, qu'un économe qui augmenterait le nombre des ennemis de
sa maison vît encore sa conduite récompensée.
Xénophon, Economique, Chapitre I
Dans le dernier tiers du Vème siècle
avant J.-C. dans la Grèce antique est né
un genre littéraire et philosophique
nouveau, qui conduit au IVe siècle à la
prolifération d’ouvrages traitant de la
manière de gérer un grand patrimoine
rural et agricole. C’est l’invention de la
littérature économique. Le mot «
économie » (« oikonomia » en grec)
apparaît même pour la première fois
vers 380 avant J.-C. dans un texte de
Xénophon d’Athènes. On ne peut
comprendre l’apparition de cette
littérature sans comprendre son
soubassement dans les pratiques
concrètes qui l’ont précédée. En effet,
c’est à la fin du Ve siècle suite aux
Guerres du Péloponnèse, que la
commercialisation et la monétarisation
de l’économie va décoller. Mais cette
soudaine progression de l’invention du
phénomène économique est liée à des
transformations importantes dans le
phénomène guerrier. A la fin des très
sanglantes Guerres du Péloponnèse de
la fin du Vème siècle avant J.-C., le
modèle du citoyen-soldat de part les
transformations du phénomène
guerrier (grande bataille, machines de
guerre, etc) laisse place au modèle du
mercenariat qui va être utilisé par les
cités et les royaumes. Des personnes
vont vendre leur corps et leur activité
contre un solde. Ces gens vont alors
par le détour de cet argent désormais
finalité de leur activité, consommer, en SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 7 achetant des produits (hormis le pil-
lage lors des campagnes militaires).
Ils vont contribuer à la progression
de la commercialisation et de la
monétarisation de la production
jusqu’alors cantonnée dans une
autoconsommation-base-de-la-vie
où l’échange marchand n’est que
complémentaire. Plus encore, quand
Alexandre le Grand à la fin du IVe
siècle défait les Perses, il fond le trésor
du vaincu ce qui va solvabiliser
d’énormes masses de mercenaires
qui vont dès lors consommer de
manière séparée de toute activité
autoproductrice. Xénophon d’Athènes est un grand
aristocrate terrien déchu lors de la
guerre du Péloponnèse, qui devient
alors un simple mercenaire-soldat (un
« soldat » par définition touche une «
solde » en échange de son activité,
c’est une des premières formes du
travail-marchandise) et qui fit fortune
de cette manière ce qui lui permit à
la fin de sa vie de redevenir un grand
propriétaire foncier en achetant un
grand domaine à Scillonte (près
d’Olympie sur le territoire de Sparte).
Dans ce premier traité intitulé
L’Economique où apparaît donc pour
la première fois le terme “
oikonomia “, Xénophon nous parle
de son expérience sur son domaine
de Scillonte qu’il veut faire partager
à tous les grands propriétaires, et où
il a réalisé son idéal de grand
propriétaire exploitant : son but, lui
l’aristocrate ruiné, est de recouvrer
sa fortune monétaire et il va utiliser
son nouveau domaine pour réussir
cette unique fin. Ce traité se présente
alors comme un traité d’agriculture,
d’où il ressort que l’agriculture
devient rentable (retrouver sa fortune
et son statut d’antan) si le propriétaire
s’implique dans la gestion et sait
gouverner sa femme, son régisseur
Ischomaque — (...) L'amour seul de l'agriculture et du travail lui avait fait
chercher, comme il le disait lui-même, un champ où il trouvât, en
s'occupant, plaisir et profit; car l'homme d'Athènes le plus passionné
pour l'agriculture, c'était sans contredit mon père.
Socrate — Gardait-il son champ quand il l'avait défriché? ou le vendait-
il, s'il en trouvait un bon prix?
Ischomaque — Vraiment, il le vendait; et aussitôt, par amour du travail, il
en achetait un autre inculte qui exerçât son goût pour les travaux agraires.
Socrate — A t'entendre, Ischomaque, ton père avait pour l'agriculture le
même goût qu'un marchand de blé a pour son commerce; et comme
celui-ci l'aime avec passion, entend-il parler d'un pays qui regorge de
blé, aussitôt ses vaisseaux voguent sur la mer Égée, sur le Pont Euxin,
sur la mer de Sicile : il arrive, fait le plus de provisions possible, puis
s'en retourne par mer, après avoir chargé de ses marchandises le vaisseau
même qui porte sa personne. S'il a besoin d'argent, ce n'est pas au hasard,
ni au premier endroit qu'il les décharge : il n'apporte son blé, il ne le
livre que dans les pays où il entend dire que cette denrée est montée au
plus haut prix. C'est à peu près ainsi que ton père chérit l'agriculture.
Ischomaque — Socrate, tu plaisantes. Pour moi, je pense qu'un homme
qui vend ses maisons à mesure qu'il les bâtit, et qui ensuite en construit
d'autres, n'en est pas moins un vrai amateur de bâtisse.
Socrate — En vérité, Ischomaque, je pense, ainsi que toi, qu'on aime
naturellement ce dont on se flatte de tirer avantage Xénophon, Economique, Chapitre XX et ses esclaves. Tout un programme.
L’auteur rapporte une discussion fic-
tive avec le propriétaire d’un domaine
rural, Ischomaque, lequel raconte com-
ment il règle sa production et apporte
le plus possible de surplus au marché.
A Scillonte en effet, Xénophon a
pratiqué une agriculture orientée le plus SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 8
possible vers la commercialisation et
non pas seulement pour
l’autoconsommation familiale comme
à l’ordinaire dans les installations
agricoles (de manière générale dans les
installations agricoles grecques,
seulement 15% de la production était
échangée, le reste étant de
l’autoconsommation (1). Pour accroître
les capacités de commercialisation de
(1) Cf. Alain Bresson, L’économie
de la Grèce des cités. I. Les structures de
la production, A. colin, 2007) son domaine il propose alors dans son
traité ce qu’il a pratiqué chez lui et qui a
bien marché : l’association de l’élevage
des bovins et des chevaux à la
polyculture. Il s’est inspiré là des «
paradis » perses qu’il a
connu en Asie Mineure
(actuelle Turquie), des
modèles d’ exploitations
agricoles tournés
complètement vers la
commercialisation, et qui
étaient tout à la fois manoir
résidentiel pour
l’aristocratie perse, très
grande exploitation et
réserve de chasse. Nous
sommes là dans le très
grande domaine. Ainsi
quand le mot « oikonomia
» apparaît pour la première
part entre le XVII et le XVIIIe siècle),
l’invention de l’économie politique. Le
moment où la politique se fait
économique et où l’économique se fait
politique. C’est d’ailleurs ce même
à écrire un deuxième traité d’économie,
les Poroi (traduit pas Moyens de se procurer
des revenus) pour influencer un homme
politique en vue, Euboulos, qui va se
retrouver au pouvoir. Vis-à-vis du
pouvoir, notre Xénophon
de l’époque est donc en
quelque sorte notre
Jacques Attali ou notre
Serge Latouche national :
l’éternel vendeur de salades
sur les étals de “
programmes politiques “
rafraîchis par des jets
automatisés de vapeur
d’eau. Dans ce nouveau
traité, les solutions
proposées pour redresser
les finances d’Athènes
peuvent se résumer de
cette façon : à l’empire fois, le sens assigné à ce mot
pour sa première occur-
rence est donc celui de la
gestion de l’ « oikos », c’est-
à-dire ne nous y trompons
pas, du grand domaine
agricole que le maître de
maison doit acquérir et
administrer. Nous
connaissons également un
deuxième traité conservé
également sous le titre
L’Economique, issu de
l’Ecole d’Aristote, il se situe
dans la même lignée que le
traité de Xénophon (tout
en réfléchissant également
sur la distinction entre le
politique et l’économique),
c’est-à-dire un manuel de
bonne gestion pour un
propriétaire d’un grand
domaine. Dans la suite de ce IVème
siècle, le mot « oikonomia
» va rapidement quitter le
sens que lui attribue les
manuels pour les Ischomaque — Ma coutume, Socrate, est de sortir du
lit à l'heure où je puis encore trouver au logis les
personnes que je dois voir. Quand j'ai quelque affaire
dans la ville, je m'en occupe; cela me sert de prom-
enade. Si rien d'indispensable ne me retient à. la ville,
mon ser viteur mène devant moi mon cheval à la
campagne, et la promenade que je fais de la ville aux
champs me plaît cent fois plus que celle du Xyste. Dès
que je suis arrivé, je vais voir ce que font mes ouvriers,
s'ils plantent, s'ils labourent, s'ils sèment, s'ils font
rentrer les récoltes. J'examine leur méthode; j'y
substitue la mienne, lorsque celle-ci me semble
préférable. Mon inspection finie, je monte à cheval, je
fais manœuvrer l'animal comme à la guerre. Chemins
de traverse, collines, fossés, ruisseaux, je franchis tout;
et autant qu'il est possible, au milieu de ces exercices,
je prends garde d'estropier mon cheval. Quand j'ai
fait ma course, mon esclave laisse l'animal se rouler,
puis le ramène en portant à la ville les provisions du
ménage. Pour moi, je rentre à a maison, moitié en
courant, moitié en me promenant; puis je me frotte
avec une étrille; je dîne ensuite, de manière que, le reste
du jour, mon estomac ne soit ni surchargé ni souffrant
de la faim.
Xénophon, Economique, Chapitre XX
thalassocratique d’Athènes
désormais éclaté à cause
de la guerre, il faut y
substituer un système
cohérent et rationalisé de
relations économiques.
Nous avons là la première
économie politique de
l’histoire qui apparaît de
manière très claire et
directement en lien avec sa
transposition dans le
pouvoir. Pour équilibrer les
importations nécessaires
au ravitaillement de la ville
(300 000 personnes), il faut
d’après notre proto-
technarque d’une façon
déjà toute proto-
colbertiste, développer les
exportations (marbre et
minerai d’argent) grâce à
un des principaux atout de
la cité qui lui paraît la po-
sition centrale de son port,
le Pirée. Il préconise alors
aux hommes politiques en
vue trois innovations pour
procurer à la cité des administrateurs agricoles des propriétés
de l’aristocratie grecque, pour connaître
une extension de sa signification au
domaine public pour parler de la
gestion financière des territoires royaux
et des territoires des cités. C’est en
quelque sorte, avant l’heure (quelque
Xénophon qui une fois de retour à
Athènes, voyant le trésor de sa chère
cité en 355 obéré par la « Guerre des
Alliés » dont elle vient de sortir (échec
de la seconde Ligue de Délos et fin
de l’hégémonie athénienne dans le
monde de la mer Egée), qu’il se décide
revenus nécessaires à ses dépenses : c’est
au Pirée qu’il faut attirer par des mesures
attractives les créateurs de richesses
monétaires, c’est-à-dire les métèques, car
plus il y en aura, plus l’impôt sur les
étrangers résidents donnera des revenus
à la cité ; Il faut aussi rationaliser et in- SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 9 tensifier l’exploitation des mines du
Laurion en vue d’une croissance des
exportations mais il propose aussi un
début de « nationalisation » : la cité doit
devenir propriétaire de la main d’œuvre
servile nécessaire, dont la location lui
procurerait un important revenu
régulier. Let’s Dance! Cette extension du sens du mot «
oikonomia » du grand domaine
commercialisé de l’aristocrate aux fi-
nances publiques de la cité ou des
royaumes, s’observe également dans un
autre traité, le texte du Pseudo-Aristote,
Les Economiques vers 340 avant J.-C.
Nous avons là le premier manuel non
plus pour une cité mais pour un
royaume, et plus particulièrement pour
un administrateur d’une subdivision (la
satrapie dirigée par le satrape et son
administration, bref une sorte de
gouverneur régional) du territoire ad-
ministratif du royaume séleucide, où
on lui apprend comment lever des
impôts monétaires, comment dégager
les plus grands revenus des domaines
agricoles et établissement miniers et
artisanaux du roi, comment asseoir
richesses monétaires, va être
exactement repris en 1616 dans le Traité
d’oeconomie politique d’A. de
Montchrétien, où cet auteur définit le
mot économie comme les moyens
d’accroître la richesse du souverain et
la quantité de métal précieux qu’il
détient. Au XVIIIe siècle, le grand siècle
de la mise par écrit de la « science
économique », on va définir l’économie
de la même manière, comme la « sci-
ence des richesses ». Nous sommes là
dans une conception chrématistique de
l’économie. L’économie est un art,
c’est-à-dire au sens étymologique une
« techné », un savoir-faire pour acquérir
des « richesses » réduites à des richesses
monétaires, à leur production et à leur
accumulation dans des coffres, bref
tout ce qui concerne les affaires
d’argent, le négoce et l’entreprise.
L’économie n’est pas comme
aujourd’hui « l’ensemble des moyens
et des conditions de productions, de
consommation et d’échange » comme
on voudrait nous le faire croire,
réduisant par là la définition de
l’économie à un système où se SORTIR DE L’ECONOMIE N°3 / 10
répondent mécaniquement et
naturellement “ production “, “
consommation “ et “ échange “
comme les trois bouts d’une même
ficelle à relier sur elle-même, mais la
science qui cherche à résoudre cette
question : comment créer plus d’argent ? Car
dans la définition actuelle, comme “ en-
semble des faits relatifs à la produc-
tion, à la distribution et à la
consommation des richesses dans une
collectivité “ (dictionnaire Le Petit Rob-
ert), on recouvre le sens originel du mot
“ économie “ comme savoir-faire pour
produire plus d’argent, pour mieux
naturaliser, substantiver sa définition
moderne. Comme si forcément depuis
tout temps, en tout lieu et par tous les
vents, la “ production “, la “ distribu-
tion “ (comprenons l’échange
marchand pour l’essentiel) et la “
consommation “, n’étaient que les
éléments séparés d’un même ensemble
formant le système naturel et
transhistorique de “ l’économie “. Pour voir l’opération monstrueuse de
ce recouvrement généralisé, il suffit en-
core de voir, que comme au temps des
Jacques Attali de l’antiquité, les premiers
économistes du XVIIe et XVIIIe siècles
sont d’abord des hauts-fonctionnaires
d’Etat qui cherchent à accroître les
revenus du royaume et à optimiser ses
dépenses. Le concept d’ « oikonomia »
qui réapparaît à l’époque moderne
découle directement de sa signification
dans l’antiquité grecque. L’homme
d’Etat Adam Smith, influencé par les
idées d’un « ordre naturel » qui
imprégnaient son époque, propose lui
sa solution personnelle (dans son livre
d’ailleurs intitulé sans aucune
ambiguïtés, La Richesse des Nations) :
découvrir des « lois économiques » d’un
ordre naturel, pour les intégrer à la so-
lution qui reste de dégager le plus pos-
sible de revenus à l’Etat. Sa solution
est que si l’Etat favorise un « Marché
autorégulé » où chaque individu suivant
la pente de son intérêt égoïste créera le
plus de richesses monétaires possible,
dès lors le volume du prélèvement fis-
cal s’en trouvera accru. Finalement le «
libéralisme économique » dans sa
forme smithienne, est tout dévoué à la
croissance infinie des moyens
instrumentaux de l’Etat. Le libéralisme
économique comme notre actuel
antilibéralisme franchouillard, sont
deux formes possibles d’un même
culte à l’Etat et à la vie organisée par
un Marché (autorégulé ou régulé). Une fois que cette économie en tant
que véritable nouveau mode de vie (2),
est bien installée dans nos vies (au terme
de trois siècles de “ modernisation “
dans l’hémisphère Nord, et encore un
bon siècle de plus pour “ développer
“ l’hémisphère Sud), point besoin de
garder la vieille définition grecque du
terme “ économie “, toutes nos vies
sont désormais des “ vies économiques
“. Sur les murs solides de l’ancienne
définition qui a réagencé entièrement
le monde au fil des siècles, l’opération
de naturalisation de l’économie peut
dès lors être lancée par sa définition
actuelle : “ ensemble des faits relatifs à
la production, à la distribution et à la
consommation des richesses dans une
collectivité “. L’activité vivante des
individus nous dit la propagande
idéologique, comme la propagande par
le fait qu’exprime aujourd’hui chaque
moment de notre propre vie
quotidienne, est dès lors saucissonnée
en “ production “, “ distribution “ et “
consommation “. Et les catégories
réelles comme idéelles de ce modèle
de vie là, sont désormais transposées à
l’ensemble de la planète comme à toute
l’histoire passée. Ad nauseam.
Clément
(2) C’est-à-dire une vie
individuelle saucissonnée en des
moments de travail-marchandise où
l’on se vend, un échange marchand
des produits de ce travail là séparée
de l’activité qui l’a crée, et la
consommation solvabilisée des
produits répondants aux besoins
réels comme fictifs : elle est pas belle
la définition naturalisée et
transhistorique de l’ “ économie “ !
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