Surtout ‘’La ronde de nuit’’ qui est étudiée dans un dossier à part








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Un pedigree

(2005)
Autobiographie de 122 pages
Après l’incipit : «Je suis né le 30 juillet 1945 [...] d'un juif et d'une Flamande qui s'étaient connus sous l’Occupation», Patrick Modiano raconte les vingt et une premières années de sa vraie vie.

Dans le Paris de la collaboration et du marché noir, au cœur d'un monde où tout s'enlisait, s’est formé un couple. Lui, Aldo ou Alberto Modiano, né en 1912 à Paris, est un juif originaire de Salonique qui, sous l'Occupation, changeait de nom, de papiers, de domicile ; frôlait l’arrestation mais s’en tirait ; était toujours à l’affût d’un coup d’argent ; se livrait, dans ses costards défraîchis et ses officines au parfum de cuir pourri, à des commerces douteux, à des trafics mystérieux et louches, à de minables affaires d'espionnage, où il s'enrichissait et se ruinait, où il oubliait sa judéité (c'est dans sa propre Ford, réquisitionnée par la Milice, que Georges Mandel fut conduit au supplice). Elle, Louisa Colpeyn, née à Anvers en 1918, fausse Mylène Demongeot, «jolie fille au coeur sec», fauchée, captivée par ses amants de passage (dont Jean Cau, l'ancien secrétaire de Sartre, auquel le jeune Modiano fit croire qu'il connaissait «le fils de Stavisky»), était une comédienne à la carrière modeste et en dents de scie, artiste de théâtre, de «music hall» et de cinéma, qu’on a vue dans des tournées de seconde zone, dans un lever de rideau de Sagan, dans “Bande à part” de Godard, dans “La mort de Belle”, qu'Édouard Molinaro et Jean Anouilh adaptèrent de Simenon. Ils évoluaient entre demi-monde et haute pègre, croisaient des voyageurs douteux, des fantômes infréquentables, des brutes sanguinaires en manteau de cachemire. Dans cette atmosphère louche, circulaient des patronymes tels que lsmaîloff, Didi, Safirstein, Grundwald, Morawski...

Le 30 juillet 1945, ils donnèrent naissance à Patrick, enfant qui, seul au milieu du chaos, observait les ombres qui s'agitaient autour de lui sans le voir. Il était protégé d'elles, de leur indifférence, du désordre de leurs âmes, par l’armure transparente qui est le privilège de son âge. Leur agitation ne le concernait pas, et le mal qui régnait sur le monde le préservait du pire. Il passa une enfance grise et incertaine, entre les querelles et le divorce de ses parents, quelques déménagements, les allées et venues du père, les crises et les fantaisies de la mère. Comme il les encombrait, ils l'exilèrent dans des pensionnats-prisons spécialisés dans le dressage des bâtards et des enfants perdus. Il fut le mal-aimé, toujours abandonné. Aussi se sentait-il proche du chow-chow de sa mère que son fiancé lui avait offert, dont elle ne s’occupait pas et qui se suicida en se jetant par la fenêtre.

Au détour d'une page, il révèle l'essentiel : «À part mon frère Rudy, sa mort, rien de ce que je rapporte ici ne me conceme». Dans sa solitude, il y avait en effet ce double à jamais perdu, qui était «un ange dans la nuit» dont on sait seulement qu’il classait des timbres, avec Patrick, un dimanche de février 1957, avant de disparaître...

Un ennui implacable plane sur cette jeunesse enfuie. Mais, lisant Jules Verne, Conan Doyle, puis Hemingway, Larbaud, Kafka, le jeune homme, par une lente remontée vers les mots, allait oser faire son salut en devenant un écrivain. Un soir, à Pigalle, tandis que sa mère recevait dans la coulisse d'un théâtre, il commença «à rêver sa vie», «avant que tout ne se perde dans la nuit froide de l'oubli». Vers ses vingt ans, il s'installa dans la chambre d'un hôtel de La Garde-Freinet et y commença son premier livre. Queneau le lit, en rit (de ce rire «moitié geyser, moitié crécelle»). Il était sauvé, il pouvait enfin exister. Et le texte se termine sur la seconde naissance de Patrick Modiano qui, à vingt et un ans, allait publier “La place de I'ÉtoiIe”.

Extraits
- «Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier

- «Au quatrième étage, mon père avait un bureau. Il s'y tenait souvent avec deux ou trois personnes. Ils étaient assis dans les fauteuils ou sur les bras du canapé. Ils parlaient entre eux. Ils téléphonaient chacun à son tour. Et ils se lançaient l'appareil les uns aux autres, comme un ballon de rugby

- «Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois bien m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un questionnaire administratif

- «Sous le cabotinage et la fantaisie, le coeur n’était pas tendre
Commentaire
Pour la première fois, Patrick Modiano, romancier du clair-obscur, passa de la fiction à la réalité. “Un pedigree” (référence au “Pedigree” de Simenon?) est le récit à la première personne de ses souvenirs d'enfance, d'adolescence et de jeunesse. Il s’est lancé dans l’écriture autobiographique car «plus de quarante ans ont passé et tout cela appartient à une autre vie. Je n'éprouve aucune impression de trahison et d'indécence.» Une fois pour toutes, il s’est livré à une sorte d'interrogatoire de lui-même.

Il n'avait jamais donné les noms exacts : ici, il le fait. C'est sur le mode le plus direct (trop direct?) qu'il a choisi d'en finir avec ces personnages qui sont toujours en fuite, en errance, qui logent dans des appartements trop grands pour leur solitude et leur porte-monnaie, où s'entassent des gravats qui sont les décombres de leurs vies. Leurs fantômes nous semblent étrangement familiers parce qu'ils ont habité son oeuvre. Écrire, c'est accepter la vie et la force du pardon.

Après avoir travaillé dans le flou, il a rédigé le procès-verbal de sa vie avant la littérature, une déposition à la police sèche, rapide, sans apprêt, sans luxe ni fla-flas d'écriture, d'une plume hâtive, distante, méthodique, atone sinon monotone, pour ne pas risquer d'enjoliver, de diaprer l'odieux et l'innommable. Il a adopté le ton du constat bref, laconique, parfois exténué pour répondre à son propre interrogatoire : «J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Les événements que j'évoquerai jusqu'à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence - ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d'autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie.» Le minimalisme est garanti : pas de jugement, d'interprétation ni de pathos, rien que des faits, des dates, des noms, des lieux ; plus de fiction, que du réel. Jamais il ne hausse le ton, jamais non plus il ne cède à la nostalgie. Il a pris le parti de se tenir à distance, va si loin dans le non-dit que l'absence totale de la moindre sensation trouble le lecteur. Simplement, il met les choses au clair, se livre en prenant soin, par pudeur, d'effacer. Devant chaque page, on pense à Stendhal qui priait son lecteur d’ajouter à des phrases trop laconiques «les quelques mots qui leur manquent»...

S’il considérait ses géniteurs «comme deux papillons égarés et inconscients au milieu d'une ville sans regard», des parents plus qu’incertains, s’il voit Rudy comme «un ange dans la nuit», si les noms de ses personnages «scintillent dans son imagination comme des étoiles lointaines», s’il termine par «J`avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s'écroule. Il était temps.», son texte est dépourvu de métaphores.

Le livre est étrange et dérangeant car on lit le pedigree d'un auteur dont on pouvait se demander s’il avait traversé une véritable existence, s’il était pétri de souvenirs ou d'illusions, s’il avait rêvé sa biographie ou réellement vécu ses obsessions. Mais il règle ses propres comptes sous le regard de lecteurs qui n'avaient pas forcément besoin d'en être les témoins. En effet, fallait-il en savoir davantage? Son œuvre se suffit à elle-même, éclairante de non-dits. Artiste du vague, il n'avait pas intérêt à préciser les choses ; et son style de brume n'exigeait aucune mise au point puisqu'il tenait, magiquement, à un don (peu commun) de la déréalisation.

Mais là, à l'aube d'une nouvelle décennie, celle de sa soixantaine, quarante ans lui ayant été nécessaires pour passer de la fiction au réel, on peut se demander s’il en a terminé une fois pour toutes avec ce qui l'a fondé comme écrivain. Si les causes de sa maladie d'enfance sont identifiées ici jusque dans leurs moindres détails, le traumatisme est-il pour autant guéri? Si sa biographie est enfin dévoilée, étape peut-être nécessaire pour en finir avec cette «vie de chien», le mystère de l'écrivain demeure.

Pour prendre un réel plaisir à “Un pedigree”, il faut s'intéresser à la construction d'une oeuvre d'écrivain plus qu'à des livres car c’est un viatique qui permet de faire ou de refaire le voyage à travers eux. Les théoriciens de la littérature se demandent toujours si l'œuvre d'un créateur est une variable indépendante de sa biographie, si l'on écrit pour montrer, ou pour escamoter, un secret. En fait, la vérité d'un créateur s'exprime plus souverainement dans la fiction que dans les faits : plus les choses sont mystérieuses, plus il les aime ; quand le mystère vient à manquer, il l'invente. Ainsi naît une vocation.
En 2008, à Paris, on joua au théâtre de l’Atelier une adaptation du roman. Il s’achevait au théâtre de l'Atelier où, justement, par un hasard modianesque (il était libre), le rôle fut tenu par Édouard Baer compagnon de longue date des livres de Modiano qui confia : « Il entretient en moi une mélancolie dont j'essaie parfois de me détacher. » Les deux hommes se connaissent depuis que Baer, à 25 ans, devint l'ami de ses filles. Et, comme Modiano, Baer a vu aussi, enfant, tourner autour de son propre père ces anges du bizarre de Saint-Germain-des-Prés, « ces petits rois fascinants de quartier qui vivaient d'expédients ».

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En 2007, Patrick Modiano fut très ému par le ‘’Journal’’ d'Hélène Ben, une jeune Parisienne juive, morte à Bergen-Belsen en avril 1945. Il raconta cette découverte.

« Quand j'ai écrit "Dora Bruder’’, cette recherche difficile d'une jeune juive morte en déportation, j'étais obsédé par ces gens qui ont été emportés par l'Histoire sans laisser de traces, sans avoir pu s'exprimer. Il en va tout autrement d'Hélène Berr, née dans les beaux quartiers, qui nous a légué ce journal bouleversant, à la fois très littéraire et saisi sur le vif. Dès que je l'ai lu, j'ai tenu à le préfacer, en tâchant simplement de ne pas être trop historique, doctrinal ou péremptoire, en suivant plutôt le fil de son récit.

Ce qui m'a frappé en effet, c'est son sens quasi météorologique des atmosphères, cette dissonance entre les après-midi de soleil où elle marche dans un Paris radieux et les événements atroces, effrayants, qu'elle vit. Elle se raccroche à tout ce qui donne l'illusion de la normalité, les études à la Sorbonne, le Luxembourg, les sorties à la campagne, et en même temps elle a le pressentiment de ce qui va arriver. Chaque fois qu'elle vit un moment tragique, comme ce premier jour où elle porte l'étoile jaune, ou la visite à son père en état d'arrestation à la Préfecture de police, il s'opère en elle une sorte de dédoublement. Dans la salle de la Préfecture, son père plaisante, il y a un agent de police un peu embêté d'avoir dû ôter sa ceinture et ses lacets à ce monsieur... La scène est encore plus horrible de se dérouler dans une sorte de bonhomie.

C’est ce jour-là, je crois, qu'elle a compris que son milieu social favorisé ne la protégerait pas. Non, je dis une bêtise : c'est depuis le jour, bien sûr, où elle a porté l'étoile jaune. Hélène est obsédée par cette espèce d'absurdité : la persécution tombe sur elle, qui ne s'est jamais sentie différente, qui refuse de considérer les juifs comme un "groupe humain séparé’’.

Je suis aussi frappé par ses silences, le fait qu'il n'y ait presque pas d'échanges sur la situation avec ses parents. Du moins ne les rapporte-t-elle pas dans son journal. Elle était très seule. Sur ses traces, j'ai refait moi-même certains de ses trajets dans Paris, vers les maisons d'enfants juifs où elle travaillait, à Neuilly ou au pied de la Contrescarpe, dans ces quartiers tranquilles, silencieux, qui devaient l'être encore plus sous l'Occupation, afin de comprendre ce qu'a pu être sa solitude... »

Il écrivit la préface du ‘’Journal’’ d’Hélène Berr.

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‘’Dans le café de la jeunesse perdue’’

(2007)
Roman de 160 pages
Cette partition pour quatre narrateurs détaille le destin de la triste Louki et de ceux qui ont croisé son chemin, aux alentours du café Condé dans le Paris des années 60.
Commentaire
Le Paris du roman est celui de Guy Debord, qui a inspiré le titre du roman. Mais c'est surtout le Paris de Modiano qu'on retrouve ici : ses zones d'ombre, ses personnages louches et cette langueur chez des protagonistes trop lucides, trop blessés pour se laisser béatement porter par la vie. Arpenteur de la mémoire, poète du cadastre des souvenirs, conteur topographique, Patrick Modiano semble revenir sur ses pas, presque chaque fois, explorant les mêmes territoires pour les expurger de toute nostalgie, en vain. En résulte un raffinement exceptionnel dans la manière de dire, une mélancolie qui, encore ici et sans doute avec plus de brio que jamais, rythme la musique de ses mots.

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Patrick Modiano, avec son un mètre quatre-vingt-dix-huit d'embarras et de candeur, son teint pâle de convalescent, son air toujours adolescent sous les cheveux gris, son insondable désarroi dans le regard, sa démarche à la Tati, son attendrissante gaucherie, sa timidité et sa gentillesse de jeune garçon bien élevé, est resté un éternel égaré. On ignore, de sa haute taille ou de ses pensées noires, ce qui l'encombre le plus. Il conserve son légendaire bafouillage ou, plutôt, car ce n'est pas de la mauvaise volonté, cette parole qui, procédant par repentirs successifs et tâtonnements infructueux, exprime en vain l'épuisante quête du mot, de l'idée, de l'image justes. Dans les inévitables points de suspension de ses propos, il faut entendre autant de silence que de tentatives avortées d'arriver plus près de la réponse définitive.

Être à la sensibilité écorchée, qui considère qu’«on est toujours prisonnier de souvenirs personnels», il reste hanté par deux questions existentielles :

- les traumatismes de l'enfance, les tourments et interrogations qui ont jalonné sa petite enfance, les relations familiales trop absentes, trop difficiles, l’angoisse de l'abandon ;

- les troubles de l'identité, sa perte, son incertitude, sa quête, la mémoire défaillante, l’oscillation entre le souvenir déchirant et la tentation de l'amnésie bienfaisante.
Ayant besoin de repères. Il n'a rien trouvé de mieux que la littérature, cette machine à déjouer l'absence, pour qu’elle lui en fournisse quelques-uns. N’ayant jamais exercé d'autre profession que celle de romancier, il a écrit des romans singuliers, attachants, obsessionnels, pour se construire une identité avec l'identité des autres, une mémoire avec la mémoire des autres, arpentant et auscultant inlassablement les recoins sombres du passé, tentant de percer les mystères de son origine, chargeant des figures déléguées de le représenter avant de choisir de se mettre lui-même en scène. Ses premiers livres s’articulaient autour d’une époque qu’il n'avait pas connue directement. Puis il s’est rapproché de ses souvenirs à lui.

Cette époque, c’est celle de l’Occupation de la France par les Allemands, qui s’est imposée à lui du fait du mystère dans lequel son père s’est complu, du caractère trouble, ambigu, romanesque de ces temps mêlés. À cause du trou noir creusé par ce morceau d'Histoire, tout, ensuite, resta incomplet, inexplicable, insaisissable, irréel, mystérieux, absurde. Il n’a pas vécu cette période trouble, mais elle prit chez lui, qui est fasciné par les univers interlopes, une telle force d’évocation qu’il a pu dire que «sa mémoire précédait sa naissance». Les héros et les événements fictifs de ses romans sont tellement ancrés dans l’Histoire, voisinent si étroitement avec des personnes qui ont réellement existé et avec des événements qui ont réellement eu lieu, qu’on peut presque les considérer comme des romans historiques.

Sa sensibilité étant blessée par les événements tragiques du XXe siècle, l'écrivain tente aussi d'approcher la notion improbable de judaïté, mais presque sans la nommer. Il ressent encore quelque fascination pour les étrangers que Paris a un jour avalés : Russes blancs, rescapés de l'Égypte khédiviale, officiers de la Wehrmacht. Puis il a exploré une autre zone indécise de l'Histoire française : la guerre d'Algérie.

Pour évoquer ces époques, il s’appuie sur une documentation précise, faite de vieilles lettres, de coupures de journaux, de photos, d'affiches. Il porte une grande attention aux lieux, à l'état civil, aux adresses, aux numéros de téléphone, aux patronymes, aux vieux agendas, aux cartes de visite, aux plaques d'immatriculation, aux catalogues et répertoires, aux annuaires du Paris (par rues et par noms !) qu’il collectionne. C’est un «dresseur de listes» méticuleux. Ces mentions ne sont jamais faites au hasard, sont toutes porteuses d'une force évocatrice. D'ailleurs, il procède souvent à des repérages, tant il a besoin de lieux réels pour provoquer sa rêverie. Ses héros, étant toujours sur la trace de quelqu’un, sur la piste d’un souvenir, à la recherche d’une preuve ou d’une confirmation de leur histoire, arpentant Paris dans leurs errances surtout nocturnes, tout indique dans l’oeuvre, qui a quelque chose de résolument topographique, l’obsession d’un parcours. Une coupure de journal, une photo, un objet quelconque font ressurgir chez le narrateur les événements qui y sont liés. Un défilé de souvenirs passe alors en vrac. Plusieurs sujets se croisent, et le lecteur finit par ne plus se rappeler à partir de quel souvenir la narration a commencé.

C’est qu’il a le souci de la réalité et même du détail, le désir d'atteindre ce point magnétique où documentaire et fiction se confondent : «Avant d'écrire, il y a une sorte de rêverie, mais la rêverie ne peut s'appliquer qu'à des choses très précises : des lieux ou des personnes.» - «Pour que je me mette à écrire un roman, il faut qu'il y ait des détails précis, des détails topographiques, ou même des détails de la vie réelle. Alors, je peux laisser libre cours à ma rêverie.» - «J'ai besoin de choses très réelles pour pouvoir exprimer le côté somnambulique de cette époque» - «Obscurément, je sais que pour donner le meilleur de moi-même je dois me rapprocher davantage de la réalité. Chaque fois que, dans cette espèce de bouillon fictionnel, j'ai glissé des éléments de réalité, les gens ne pouvaient pas s'en apercevoir, mais c'est là que ça fonctionnait le mieux. Chaque fois que je suis face à la réalité, j'ai l'impression que ça peut prendre plus d'ampleur.» Il a même entrepris de lire tous les grands faits divers des années trente aux années soixante-dix qui peuvent être comme des déclencheurs d'écriture, et il a ainsi trouvé les points de départ de “Fleurs de ruine” et de “Dora Bruder “.

Cette attention presque exclusive portée à Paris fait qu'on pourrait dire que l’œuvre de Modiano s'inscrit, d'une certaine manière, dans la tradition des «mystères de Paris», au côté d'écrivains comme Eugène Sue, Restif de la Bretonne ou Léo Malet. Il reconnaît : «Moi, je ne décris que des choses urbaines, qui se passent dans des villes. Mais on a toujours la nostalgie de choses qui vous sont contraires. Dans mes lectures, j'ai toujours admiré les romans où la nature tient une grande place, des romans anglais ou russes qui se passent à la campagne. Mais on est prisonnier aussi des endroits où on a vécu

Pour traquer la réalité, il peut même solliciter l’aide des lecteurs : «J'écris quelquefois pour avoir des renseignements. Pour résoudre des énigmes sur mes parents. J'emploie des noms réels. Je mets les vrais numéros de téléphone. Je joue avec le feu, j'espère que quelqu'un va m'aider à rapatrier des éléments. Des gens m'ont écrit.» Et ces lecteurs alimenteraient l'œuvre, viendraient combler des trous, des manques, sans compter leur rôle essentiel : «On ne sait pas très bien ce que l'on écrit, c'est comme si on était sur des sables mouvants, tant que le livre n'est pas lu par quelqu'un d'autre. C'est comme une photo ; le négatif a besoin d'être développé pour que le sujet soit visible. On ne se voit pas dans la vie, on ne sait pas très bien ce qu'on est
Mais le processus de création exige de lui des attentes interminables : il peut écrire une heure puis attendre toute la journée dans une sorte d'état de rêve (ou de torpeur). Il constate : «Il ne vient jamais naturellement, le naturel» - «Je n'ai aucune facilité de plume, et écrire pour moi est un travail un peu pénible, bien que le résultat donne une impression de facilité. J'essaie de dire les choses avec le moins de mots possible.»  - «Écrire est une activité un peu pénible parce que c’est une sorte de mise en veilleuse qui dure pendant plusieurs mois... Fitzgerald avait trouvé une image... Il disait que ça consistait à rester longtemps sous l’eau, il y a un côté un peu asphyxiant, on est obligé de se déconnecter et d’être son propre critique. Le plus difficile, c’est de se dédoubler. Et puis il faut garder l’impulsion de la rêverie initiale, alors qu’une phrase va mettre trois semaines à se retrouver sur le papier... Au bout d’une semaine, on n’a plus aucune motivation et, pourtant, il faut continuer sur sa lancée, même si l’impulsion de départ faiblit.» - «Pendant le premier mois, on ne sait pas où on va, c'est pénible. Puis la mise en place, l'accommodation, se fait. Quand c'est fini, ça ne correspond plus du tout à ce qu'on imaginait. C'est pareil depuis trente ans. Au début, on s'embarque, on cafouille, on va à l'aveuglette. Puis ça se met en place ; mais, jusqu'à la fin, on bifurque, on croit que c'est fichu, mais il suffit de revenir en arrière pour s'apercevoir où on s'est fourvoyé. Parfois, c'est décourageant. Godard disait, je crois, qu'il avait coupé au hasard dans la pellicule de son premier film. C'est vrai. Il suffit quelquefois de taillader, pas vraiment au hasard ; il y a toujours des intermèdes qu'on peut couper. Le texte est souvent comme une masse molle qui vous paralyse, mais vous taillez dans le vif, vous enlevez les doublons, les répétitions. Et vous repartez. Écrire, c'est comme un lent travail d'accommodation, comme un regard qui divergerait et qu'on redresserait peu à peu. Je ne trouve jamais le bon angle d'emblée

Il met bout à bout des lambeaux d'un passé, des fragments car, affirme-t-il, «La réalité est toujours fragmentaire. Quelquefois, on rencontre quelqu'un et puis on le perd de vue. On a oublié certaines choses, volontairement ou non. On ment sur soi-même. Tout cela forme une masse de fragments. Sauf peut-être dans un rapport de police. Et même là, il peut y avoir des erreurs.» - «Ce qui me frappe, c'est qu'il y a des moments de votre vie qui sont complètement hermétiques par rapport au reste, qui vous semblent former un bloc qui ne se rattache pas au reste.» - «Les trucs que j'écris, ce ne sont pas vraiment des romans, ce sont des segments que j'ai pris, malaxés.» Il procède par allusions, redites, ellipses, laisse des indices. Puis il resserre peu à peu les éléments. Un oubli signalé page 20, aggravé par un grommellement page 40, prendra peut-être sens vers la page 100. «Je rafistole des choses entre elles, je bricole. C'est une sorte de “patchwork”, mais j'oublie des éléments en cours de route, et j'essaie ensuite de les rattraper. Je reprends des choses trop superficielles, pour les approfondir, comme si quelque chose avait germé. C'est bizarre, mais il y a une sorte de logique interne.»

Il glisse d'une scène à une autre, découpe sa narration en minces éclats de réalité, fabrique une durée de qualité nouvelle qui nourrit aussi bien le passé que le présent. Voulant exorciser le temps qui passe, il est obsédé par une recherche d'un temps perdu qui explique qu'on l’ait comparé à Marcel Proust, bien que son style, allusif, tout en faux-fuyants et en clair-obscur, soit tout différent. Il dit lui-même : «C'est un jeu fascinant avec le temps perdu, retrouvé, reconstruit, et rêvé en définitive en même temps qu'une plainte qui dit l'inguérissable blessure de la vie qui s'écoule. C'est comme le souffle que l'on entend en se penchant sur le cœur de certains hommes incertains de leur être.» Développant avec obsession une interrogation sur les rapports entre le passé et le présent, Il mêle souvent les époques avec un égal bonheur.

Au passage, il focalise, sous une lumière de studio, des objets nimbés d'une inquiétante étrangeté, qu’il «surréalise» : la moquette pelucheuse et les barres de cuivre d'un escalier de banlieue ; l'enseigne lumineuse d'un garage ; une boîte de biscuits Lefèvre-Utile ; une affiche d'autrefois dans le métro («Pupier, le chocolat des familles») ; les brownings dans leurs étuis de daim gris ; quelques plaques sur les façades ; les voix de «speakers» lointains.
Cette progression est laborieuse. Aussi s'étonne-t-il de la capacité de certains écrivains à écrire cinq heures par jour. «Quand j’ai commencé à écrire, je reculais sans arrêt l’heure de travailler, comme dans la nouvelle de Fitzgerald qui s’appelle "L’après-midi d’un écrivain", où il recule sans arrêt l’heure de travailler et finit par se soûler.»  Il reconnaît souffrir d’une défaillance de la concentration. Nourri de Balzac, Simenon, Hemingway, Pavese, Gracq, Rilke, Proust, Emmanuel Berl, Pierre Loti, Inka Parei, Yoko Ogawa, il a «le sentiment que les gens de ma génération ont une infirmité par rapport à ceux de la génération précédente : notre pouvoir de concentration s'est affaibli. La génération précédente est parvenue à faire une oeuvre globale, une sorte de cathédrale. Je pense à Proust ou à Lawrence Durrell et à son “Quatuor d'Alexandrie”. Ces gens vivaient dans un monde où l'on pouvait se concentrer davantage tandis que, pour les gens de ma génération, c'est fragmentaire. On arrive peut-être à faire un truc global, mais avec des fragments, si vous voulez..» Il se croit incapable d’édifier une de ces «cathédrales» littéraires ou des romans uniques, comme “À l'Ouest rien de nouveau” d'Erich-Maria Remarque, dans lesquels l'auteur, d'un seul coup, se saigne de tout ce qui le hante ; ou des écrivains, comme Salinger ou Dashiell Hammett, qui, après avoir révélé ce qu'ils avaient sur le coeur, se taisent soudain, désintoxiqués, et ne publient plus rien. On s'avise pourtant qu'il a su, à la longue, bâtir sa cathédrale d'ombres. Et qu'il est l'auteur d'un roman unique qui le situe parmi les plus grands. C’est qu’il reprend, dans chacun de ses romans, le même canevas.
Mais il ne raconte pas des aventures, comme son cher Balzac. Même si, par la volonté de percer des énigmes et de saisir les ressorts secrets qui régissent les relations entre des êtres que tout semble opposer, de nombreux romans de Modiano sont construits comme des romans policiers autour d'une disparition, d'une enquête, avec souvent des personnages louches ; même s’il en émane une inquiétude urbaine qui serre le coeur et fait peur (car il y a chez lui des aspects Hitchcock, un côté romancier des spectres), la force de ses romans ne réside pas dans leurs intrigues, qui ne sont que secondaires et ne nous rendent pas avides de connaître leur issue, mais dans l'atmosphère indéfinissable, vénéneuse et ambiguë que véhiculent ces récits de vies cassées, précaires ou même vaguement louches, toutes marquées au fer de la mélancolie, une mélancolie obstinée. Il cerne des climats, des secrets, des détails magnétiques. Il peint des tableaux oniriques, ouatés et néanmoins lumineux, des univers fantomatiques où règne un brouillard permanent et qui conservent tout leur mystère. Il possède le don de faire percevoir le silence, l'émergence ralentie d'un désarroi essentiel. De roman en roman, il déroule une cérémonie de silences, jamais de la même intensité, mais liés par des êtres toujours en retrait d'eux-mêmes, absents d'eux-mêmes.
Les personnages de Patrick Modiano, qui est, depuis toujours, fort éloigné de cette convention qui veut fournir aux affamés de matière dite romanesque un héros ou une héroïne vraisemblable, portent des noms aussi improbables que leurs métiers, des patronymes de fantaisie, admirablement choisis pour leur sonorité, leur pouvoir d'évocation : Maud Gallas, Jean Muraille, Sylviane Quymphe, le baron Chalva Deyckecaire, Raphaël Schlemilovitch ou le comte Lévy-Vendôme. Ils habitent des appartements démeublés, des clubs de bridge, des maisons perdues. Rien n'est fait pour les décrire avec précision : une couleur de cheveux, un accent exotique, un objet suffit à désigner un personnage, à nous d'imaginer le reste. Ayant le sentiment de quelque chose d'insaisissable dans l'être humain, il suscite des individus sans qualité, sans racine, abandonnés, perdus, inquiets, égarés, souvent à la recherche d'un passé dont il ne reste que des images et des spectres ; des figures touchantes, marionnettes pathétiques de l'Histoire ; des êtres à la dérive qui glissent sur la ville plutôt que d'être avalés par elle. Ils ne sont sûrs de rien, ni de leurs origines, ni de leur histoire, ni de leur mémoire, ni de leurs sentiments. Ils survivent comme ils peuvent dans un univers romanesque cosmopolite et flou. Il y a de l'intranquillité chez eux, un fort sentiment d'insécurité, le sentiment de n'appartenir à aucune communauté, d'être seulement de passage.

Ils illustrent à la perfection cette phrase de René Char, souvent citée par Modiano, et selon laquelle «Vivre, c'est achever un souvenir», car, explorant le labyrinthe de leur mémoire qui s'égare, ils cherchent à retenir un temps qui, chez eux, est une sorte d'immobile présent, qui rassemble et embrasse les différentes époques d'une existence. Qu'il s'agisse de l'enfance aux souvenirs maigres et flous, de l'adolescence chahutée, ou des phases successives de l'âge adulte, jusqu'à ce que la plus grande partie de la vie se trouve derrière soi, tout cela, qui revient de livre en livre, se trouve brassé et posé sur un plan unique, qui donne à son univers cette apparence d'éternel étale. 

Pourtant, il permet à ses personnages de très nombreux dialogues. Mais ils ne s'y expriment pas ; leurs paroles sont comme des parures langagières lentement déroulées, torves, molles et fermes à la fois, jamais parlées, mais susurrées, en fuites, en confidences... Des paroles tournées vers elles-mêmes...
L’Occupation, période trouble comme on le dit d’une eau impure, «nuit originelle dont je suis sorti», où s’inscrivent des trames romanesques entières ou de simples épisodes narratifs, fut un lieu propice à la pratique de l’art du flou, du presque, de l'à-peu-près, du non cerné, de l'entre-aperçu, de la dualité qui le caractérise et rend unique cet auteur qui a poussé le roman, art de l’illusion, à ses limites extrêmes, multipliant les perspectives fuyantes en une sorte de trompe-imagination qui emporte le lecteur dans un dédale où métamorphoses et songes estompent les rares certitudes qui lui sont données.

Modiano reste un homme de biais : tout ce qui est frontal lui demeure étranger, l'inachevé est sa musique intérieure. Il confie : «Il est très rare de pouvoir raconter les choses sur le moment parce qu'il faut toujours avoir un certain recul. Sentir le temps qui s'est écoulé. Ce qui me motive, pour écrire, c'est retrouver des traces. Ne pas raconter les choses de manière directe, mais que ces choses soient un peu énigmatiques. Retrouver les traces des choses, plutôt que les choses elles-mêmes. C'est beaucoup plus suggestif que lorsqu'on aborde les choses de face. Comme une statue mutilée... on a tendance à la reconstituer. La suggestion est plus grande.» Ainsi, il éparpille dans ses romans, comme les pièces d’un puzzle, différents portraits de son père plutôt que de lui consacrer un livre : «J’ai retracé son histoire dans des cahiers, et de manière très précise. Mais je ne pourrais pas en faire un roman, je veux dire que je ne pourrais pas transformer cela en littérature. Ça ressemblerait trop à un rapport de police. Et puis, si mon père est présent ici et là, c’est que je ne cesse de recoller des morceaux de réalité et que sans doute je n’arrive toujours pas à l’aborder de face, frontalement. Je tourne autour de lui. J’écris en rond
Or, dans ce flou généralisé, un flou maîtrisé qui sème les fantômes qui l'ont toujours accompagné, le style est simple, net, concis, limpide, clair, voire lapidaire. L'économie de moyens met en évidence les aspects les plus saillants d'une description ou d'une situation. La phrase se montre soucieuse de pénétrer au cœur même des émotions en réduisant le décor à sa part la plus suggestive, en ménageant des silences, des récitatifs interrompus par une rame de métro ou le klaxon d'un taxi. Les romans de ce magnifique chuchoteur de nostalgies se réduisent à l'épure. Les mots y sont manipulés avec soin et prudence. Ce langage très précis l’aide à exprimer des atmosphères où tout se dilue, car, dit-il, «Le seul point où je trouve un ancrage, c'est une langue assez précise et assez claire.» - «Si, en plus, le langage était flou, ou même sans être flou, baroque, ou plus riche, cela ne pourrait pas être la même chose. En général, les langages baroques, très riches, traduisent une réalité dont celui qui la transcrit est sûr, une espèce de richesse de la vie, même si c'es très noir. Mais, par contre, quand on veut décrire cette espèce de sensation de perte d'identité, la seule chose qui peut aider à le faire, c'est d'avoir un langage très précis

C’est ce qu’on a appelé le «Modiano cantabile» qui peut agacer ou envoûter, la fameuse «petite musique» de Modiano, petite musique triste dont la mélodie nous chavire, car il écrit en mineur, au sens musical du mot, reconnaissant qu’il est «condamné à un registre, à un timbre de voix qui reste toujours le même.» Sa magie nostalgique exerce toujours un charme indicible, sans qu'on puisse arriver à percer le secret du sortilège.
Cette magie tient-elle à ce fameux «je» qu’il reprend de livre en livre dans cette sorte d'indécision où le lecteur est incapable de déterminer la place proprement autobiographique de l'invention fictionnelle? Peut-être Patrick Modiano ne vieillit-il pas parce qu'il n'en a toujours pas fini de «diluer» sa mémoire dans une quête incessante qui est, en fait, une quête de soi, sans qu’il parvienne cependant à se saisir. «J’ai toujours pensé que ceux qui me lisent me connaissent mieux que je ne me comprends.»? Il a encore apporté cette précision : «Le “je” de mes romans a toujours été un peu vague, c'est moi et pas moi. Mais utiliser le “je” me concentre mieux, c'est comme si j'entendais une voix, comme si je transcrivais une voix qui me parlait et qui me disait “je”. Ce n'est pas comme pour Jeanne d'Arc, mais plutôt comme quand on capte une voix à la radio, qui de temps en temps s'échappe, devient inaudible, et revient. Ce “je” d'un autre qui me parle et que j'écoute me donne de la distance par rapport à l'autobiographie, même si je m'incorpore parfois au récit.» - «Il est impossible d’être son propre spectateur, d’entendre sa voix ou de se voir de dos. Je n’écris pas pour me connaître moi-même, pour m’adonner à un jeu introspectif». Pour lui, écrire revient à «injecter de la fiction dans la réalité et à styliser des éléments autobiographiques». Dans ses romans, réel et imaginaire se manifestent, glissent, s'échangent, se mêlent, imprévisibles et inévitables tant les fils de l'autobiographie se tissent avec l'ordre romanesque. Comme dans une autobiographie, on trouve beaucoup de points communs entre l'auteur et le narrateur. Il prête à ses personnages son physique, son prénom, son métier. Mais il se défend : «Ma démarche n'est pas d'écrire pour essayer de me connaître moi-même ni de faire de l'introspection. C'est plutôt, avec de pauvres éléments de hasard : les parents que j'ai eus, ma naissance après la guerre, trouver un peu de magnétisme à ces éléments qui sont sans intérêt en eux-mêmes, les réfracter à travers une sorte d'imaginaire. L'entreprise autobiographique m'a toujours paru une sorte de leurre, sauf si elle a une dimension poétique comme Nabokov l'a fait dans “Autres rivages”. Le ton autobiographique a quelque chose d'artificiel car il implique toujours une mise en scène. Pour moi, c'est plutôt une entreprise artistique, une mise en forme d'éléments dérisoires.» Cela n’a pas empêché, la notion étant à la mode depuis peu, de dire qu’il fait de l'autofiction, mais de l’autofiction haut de gamme, c'est-à-dire ouvragée, fuyant l'état brut et pauvre où des romanciers(cières) tape-à-l'oeil l'ont abaissée.

Cependant, Modiano a su évoluer, passer de l'introspection un peu systématique à une extrême attention accordée aux autres, attacher une importance croissante aux êtres de fiction auxquels ne paraît plus dévolue l'intimidante tâche de le représenter. Sans retoucher son style, il se laisse davantage porter par la liberté de la narration. Son thème de prédilection devient alors la hantise de la disparition.
Il ne peut cependant écrire que sur le passé, s'en plaint mais ne sait pas comment s'en sortir, jure, malgré notre adjuration de n'en rien faire, vouloir changer de registre. «J'ai bien essayé d'abandonner la fiction, dit-il, mais ça ne résout rien. J'ai l'impression d'être prisonnier du “je” vague et répétitif que j'utilise depuis mes premiers romans, qui ne sont d'ailleurs pas vraiment des romans. Je suis incapable d'écrire directement une autobiographie, alors c'est comme si je rédigeais la novellisation du film de ma propre vie. J'éparpille mes souvenirs ici et là, je recolle sans cesse des lambeaux de réalité, rien que des lambeaux, je cherche l'angle pour attaquer la vérité de front, pour affronter le passé en face, mais je n'y arrive pas, je tourne en rond.» - «À chaque livre, je me débarrasse de quelque chose qui m'encombrait pour écrire quelque chose qui me satisfera entièrement. Mais, une fois qu'on a écrit un livre, on ne peut plus revenir sur les choses dont on a parlé. Alors, c'est un nettoyage par le vide.» - «On croit toujours qu'on va enfin arriver à écrire quelque chose qui va vous paraître essentiel par rapport à ce que vous voulez exprimer mais, malheureusement, ça n'arrive jamais, alors on a toujours cette impression de travaux de déblaiement, d’un horizon qui recule quand on avance vers lui.» - «Je n'ai jamais eu l'impression, chaque fois que j'ai écrit un livre, d'avoir écrit quelque chose de fini, de clos sur lui-même, comme un roman de Simenon, par exemple. J'ai toujours eu l'impression que j'essayais au fur et à mesure de mes livres de déblayer quelque chose pour enfin arriver à écrire un vrai livre. Mais ce n'est jamais fini, c'est comme une fuite en avant, très désordonnée, comme quelqu'un qui n'a pas assez de souffle, qui est obligé de faire des pauses. Dans mon enfance, il y avait une course de vélo qui s'appelait les Six jours. Pendant six jours, les coureurs tournaient sur une piste. Parfois, ils s'arrêtaient, ils faisaient du surplace. C'est pareil quand j'écris. Dans cette succession de livres, il y a plein de moments inutiles, il ne faudrait garder que les bons et les rassembler, comme des morceaux choisis. Je me dis toujours : je vais me débarrasser de ça, et après j'aurai le champ libre. Mais c'est impossible, c'est une illusion. Le vrai livre n'arrive jamais. Et je n'arrive jamais à écrire un livre complètement autonome des autres. J'ai toujours l'impression que je pourrais prendre tel truc dans tel livre et le raccrocher à tel morceau d'un autre, que ça ne ferait pas vraiment de différence. Tous ces déblayages vers un livre principal donnent une direction mais pas une architecture, ce qui fait qu'on continue d'écrire. On reprend sous un autre angle, c'est comme un contrechamp.» - «J'essaie d'exprimer ou de suggérer une atmosphère où les identités se perdent, où toutes les choses disparaissent, où tout est flou... Malheureusement, je ne peux pas faire autre chose
Aussi lui reproche-t-on parfois de toujours écrire le même livre, de répéter le précédent, d’aligner des épisodes d'une même quête, des séquences d'un même récit écrit par à-coups, de revisiter inlassablement, sans hargne justicière ni curiosité d’«antiquaire», le même paysage embrumé et fuligineux, la même photographie jaunissante d'une même énigme toujours plus dérobée, la même époque en demi-teinte, la même histoire floue, dominée par une incertitude agréable empreinte de nostalgie à travers laquelle il nous guide délicatement.

Mais il est tout aussi inexact de dire «Patrick Modiano écrit toujours le même livre» que d'affirmer «Muddy Waters composait toujours le même blues». Certes, dans l'œuvre des deux hommes, on retrouve les mêmes accords lancinants, fatigués, mais la différence réside dans la demi-teinte, dans la nuance, dans le silence, dans le rythme de la phrase.

En fait, il n'écrit pas toujours le même livre, mais le continue dans une sorte de vaste "Comédie du temps" dont le personnage principal serait un narrateur à la fois  précis et indécis, un furet qui se porte là où ne le devine pas toujours. Lui-même constate : «J'ai l'impression depuis plus de trente ans d'écrire le même livre, c'est-à-dire l'impression que les vingt livres publiés séparément ne forment en fait qu'un seul livre. Un thème qui n'a été qu'esquissé reparaît de manière plus développée, et il y a une sorte de logique interne là-dedans.» Et il précise : «Je suis un peu comme un photographe qui prendrait la même photo sous différents angles. Trouver un nouvel angle de vue, c'est difficile parce que, depuis trente-cinq ans, j'ai toujours publié à des distances assez courtes.» - «J'ai l'impression qu'à chaque livre, je déblaie quelque chose qui me permettra peut-être d'écrire enfin ce que je voudrais écrire vraiment...»

II reste qu’ainsi, Patrick Modiano est remarquable par sa fidélité à lui-même, son indifférence aux tendances. Ce qui fonde son oeuvre, c’est le père qui s'est dérobé, a été absorbé par une grande quantité de passé, a disparu dans le brouillard des rues et des activités louches. Le but du roman consista alors pour le romancier, chaque fois, à retrouver la trace de celui qui lui glissait entre les doigts. Le freudisme a recensé toutes les variantes de ce programme. Mais Modiano se fiche pas mal du freudisme. C'est un artiste. Il jouit de sa névrose comme un derviche de son vertige. Quel intérêt y aurait-il, pour lui, à en guérir? Se taira-t-il un jour? Parviendra-t-il à se désintoxiquer? Nul ne sait, pour l'heure, ce qu'il convient de lui souhaiter.

Même si à la question  : «Êtes-vous heureux?», il se défile en rétorquant : «C'est une question qu'il ne faut pas aborder de front quand on est superstitieux.», son métier le rend heureux, lui apporte une sorte d'équilibre, «une sorte de colonne vertébrale». Il vit toujours rue Bonaparte, près du Luxembourg, avec femme et enfants, va dans les bibliothèques, lit, ne voit personne et personne ne l’importune, preuve qu’on peut vivre comme un anachorète en plein Saint-Germain-des-prés. Mais vingt-cinq œuvres ont fait de lui l'un des plus illustres représentants du roman contemporain qui a tout un public de «fans», pour ne pas dire de sectateurs, qui n’en finissent pas de s’extasier sur son oeuvre.
André Durand
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