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vrai que vous soyez sur le point d’épouser M. Lambert ?... – Mon Dieu, monsieur, répondit la veuve en souriant et en découvrant deux rangées de dents d’une admirable blancheur, il ne peut y avoir là aucune indiscrétion, puisque nos bans sont publiés... – Alors, j’abuserai encore de votre complaisance en vous demandant si M. Lambert ne doit pas venir aujourd’hui chez vous à trois heures... – En effet, monsieur... – Mme Gérard est ici, n’est-ce pas ? continua Maurice, poursuivant son interrogatoire. – Oui, monsieur, fit un peu sèchement Mme Duméril, qui commençait à s’étonner de ces questions multipliées. Mais Maurice, qui semblait suivre un plan fixé d’avance, se tourna vers moi : – Prie madame de te conduire auprès de Mme Gérard, j’aurais à causer quelques instants seul avec elle. Ce fut à mon tour de trouver le procédé excentrique. Cependant je me levai et regardai Mme Duméril, qui paraissait hésitante. – Écoutez, dit alors Maurice en se levant aussi et comme s’apercevant tout à coup de l’étrangeté de ses allures, il s’agit d’un intérêt des plus graves... Oui, des plus graves. Nous n’avons pas une minute à perdre, pardonnez-moi donc si je ne mets pas à mes requêtes les formes ordinaires... il y va de l’honneur et de la vie de quelqu’un. Mme Duméril me regarda ; je lui fis signe d’obéir au désir de mon ami, qui se promenait avec agitation, les yeux fixés sur la pendule. Un instant après, j’étais auprès de Mme Gérard, et la veuve retournait auprès de Maurice. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que j’entendis Mme Duméril pousser un cri ; puis la voix de Maurice s’éleva, il semblait qu’il plaidât chaudement une cause grave. La veuve répétait, d’un accent qui arrivait à une tonalité aiguë : – Ce n’est pas possible ! Puis la voix sévère de Maurice plaidait, plaidait encore. Une demi-heure passa ainsi. Je ne savais que penser. La vieille mère me demandait ce qui pouvait causer une semblable émotion à la fiancée de son fils, et je ne pouvais répondre. Enfin la porte s’ouvrit. Mme Duméril entra horriblement pâle, suivie de Maurice, très calme, mais également pâle. – Viens, me dit-il. La veuve nous suivit ; puis elle nous ouvrit une porte latérale donnant dans un petit cabinet qui attenait au salon. – Vous avez bien compris ? lui demanda Maurice. – Oui... mais je ne sais... aurai-je la force ? – Il le faut, madame, il le faut, reprit impérieusement mon ami. Du reste, vous ne serez pas longtemps seule avec lui. Ah ! attendez, nous allons rouler ici le fauteuil de Mme Gérard. Nous lui obéîmes ; Maurice prit dans sa main la main inerte de la paralytique, et plongeant son regard dans le sien : – Écoutez bien, madame, mère de la pauvre morte, écoutez bien ce qui va se passer... et n’oubliez pas qu’il n’y a pas d’impunis. – Quoi donc ? qu’y a-t-il ? demanda la malade. Au même instant on sonna à la porte. – Le voilà, dit la veuve. – Courage, maintenant, et souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit. Nous nous renfermâmes dans le cabinet, qui était éclairé par une large fenêtre. Maurice tira de sa poche un pistolet à deux coups, fit jouer les chiens, puis le désarma et le remit en place. Du cabinet où nous étions on entendait tout ce qui se disait dans le salon. Je reconnus immédiatement la voix de Lambert, cette voix pleine, franche, honnête, que je connaissais si bien. La conversation s’engagea par des banalités. Évidemment la veuve était préoccupée et cherchait comment entamer le sujet qui motivait notre présence dans ce cabinet. – Ah ! à propos, fit-elle tout à coup, j’oubliais de vous dire quelque chose de... très curieux... oui, très curieux, en vérité. Dans le roman que vous m’avez prêté l’autre jour, j’ai trouvé ceci... Maurice me saisit le poignet et le serra fortement. Il y eut un silence dans le salon. Puis la voix de Lambert reprit : – C’est curieux, comme vous dites... Cette voix ne trahissait pas la moindre émotion. – Allons, il est très fort, murmura Maurice. – Mais, reprit Mme Duméril, vous n’avez pas remarqué, il y a du sang après ce clou... – Du sang ! cria Lambert. Puis, se remettant aussitôt : Mais vous n’avez pu trouver ce clou dans le livre dont vous parlez, car je l’ai acheté chez le libraire qui demeure juste en face de chez vous et je ne suppose pas... que l’on mette dans des romans des clous en place de signets. – Mais... vous connaissez ce clou ?... – Certainement... c’est-à-dire non ; pourquoi voudriez-vous que je le connusse ? – Enfin, cela ne fait rien... en tous cas, ce clou va m’être très utile ; soyez donc assez bon pour l’enfoncer dans le mur de la fenêtre, là, un peu en dehors... J’entendis que la fenêtre s’ouvrait. – Tenez, voici le marteau... là, voyez-vous... J’y accrocherai la cage de mon petit oiseau... Lambert laissa échapper une exclamation aussitôt réprimée. – Mais, voyons donc, continua la veuve d’une voix câline, pourquoi hésitez-vous ? Lambert fit un pas vers la fenêtre ; puis quelque chose tomba. Évidemment, c’était le marteau qui s’échappait de ses mains... – C’est donc vrai, cria Mme Duméril... vous avez assassiné votre femme... Deux cris partirent simultanément, poussés par Lambert et par Mme Gérard. Maurice mit la main sur le bouton de la porte. – Quoi ! dit Lambert d’une voix étranglée... plaisanterie ! assassinée ! Qui ? Moi ? Ah ! ah ! Il se laissa tomber sur un fauteuil. – Oui ! s’écria Mme Duméril, et la police vous cherche... dans dix minutes, elle sera ici... J’entendis Lambert bondir sur ses pieds ; puis d’un accent qui n’avait rien d’humain : – La police ! il n’y a pas de preuves ! – Pardonnez-moi, dit alors Maurice en ouvrant brusquement la porte, son pistolet à la main, il y a des preuves, vous êtes un assassin. J’étais entré derrière Maurice. Lambert était debout, l’œil hagard, fasciné, la bouche ouverte. Maurice marcha vers lui. – Assassin ! répéta-t-il. Lambert s’élança vers la porte ; mais Maurice l’avait prévenu, et, lui appuyant le canon de son pistolet sur le front : – Un pas et je vous tue comme un chien ! Puis, le saisissant vigoureusement par le bras, il le poussa sur le canapé, où le misérable tomba de toute sa hauteur. Son visage était livide, décomposé, horrible à voir. – Monsieur, lui dit Maurice, la police sait tout... quelqu’un vous a vu arracher le clou qui soutenait la cage, y substituer celui-ci... il y a encore d’autres preuves... mais nous ne voulons pas vous perdre. Nous vous offrons une porte de salut. Lambert releva la tête ; de grosses gouttes de sueur coulaient sur son front. Maurice posa sur la table du papier, une plume et de l’encre. – Approchez-vous, dit-il à Maurice, et écrivez. Le misérable obéit. – Écrivez : Puisque tout est découvert, j’avoue avoir assassiné ma femme, Marianne Gérard ; c’est moi qui suis volontairement cause de sa mort, quoique toutes les circonstances aient été préparées par moi pour faire croire à un accident. Lambert écrivait machinalement, sans paraître comprendre le sens terrible des caractères qu’il traçait. – Signez, maintenant, dit Maurice, et datez. Lambert signa et data. Maurice prit le papier, relut à haute voix, puis : – Maintenant, voici ce que vous allez faire. Deux hommes sont en bas, que je vais faire monter. Ces deux hommes vous conduiront à Bordeaux, ils ont leurs instructions ; là vous vous embarquerez sur un navire pour la terre de Van-Diémen... Si jamais vous reparaissez en France, soyez tranquille, je vous retrouverai et je vous conduirai moi-même à l’échafaud. « Va, me dit-il, les hommes sont auprès de la porte cochère causant ensemble. Cinq minutes après, je remontai, Lambert était accroupi sur le tapis, ne faisant pas un mouvement. L’un des deux hommes lui mit la main sur l’épaule ; il tressaillit, regarda, frissonna encore, puis, se tournant vers Maurice : – Vous ne me trompez pas, au moins ? – Non, fit Maurice avec dégoût, vous avez ma parole... Lambert se leva, sembla vouloir parler ; Maurice lui montra impérativement la porte. Les trois hommes sortirent. Nous étions stupéfaits. Mme Duméril était tombée sur un fauteuil et regardait fixement à terre ; la paralytique pleurait et gémissait. Maurice reprit le premier son sang-froid : – Avouez, madame, dit-il à la veuve, que vous l’avez échappé belle. – Oh ! monsieur, quel horrible événement... mais comment avez-vous su cela ? Quel est ce témoin dont vous parlez ? – Ce témoin... il n’y en a pas. Je suis seul à connaître ce secret... – Nous expliqueras-tu ? m’écriais-je à mon tour. – Demain soir. D’ici là, veillons au départ de notre prisonnier. À demain donc, madame, si vous le permettez. – Je vous en prie, répondit la veuve. Le lendemain, nous étions exacts au rendez-vous. Maurice nous montra d’abord une dépêche télégraphique venant de Bordeaux. Lambert avait été embarqué, et le navire avait mis presque immédiatement à la voile. – Maintenant, dit Maurice, je suis à vos ordres. Nous nous plaçâmes autour d’une table, qu’éclairait une lampe à abat-jour. La paralytique contemplait Maurice avec une sorte d’effroi ; quant à Mme Duméril, sa pâleur disait assez les émotions terribles qu’elle avait éprouvées depuis la veille. – Ne croyez pas, dit alors Maurice, qu’il y ait en tout cela rien qui ressemble à la seconde vue ou au magnétisme : non que je nie la terrible puissance d’un agent encore presque inconnu ; mais, dans le cas qui nous intéresse ici, il n’y a rien que de fort simple. Maurice tira de sa poche un rouleau de papiers soigneusement ficelés, les posa sur la table, et à côté d’eux, deux clous, l’un long à tête plate et qui paraissait avoir été serré dans un trou plâtreux, l’autre court et à crochet. – Avant tout, continua Maurice, il faut que je vous explique comment et pourquoi à première vue, ce Lambert m’a paru tel qu’il était en réalité, et pourquoi dès qu’il m’a abordé, j’ai reconnu que c’était un infâme coquin, ainsi que je l’ai dit le soir même de notre première rencontre à mon ami que voilà. Je fis de la tête un signe d’assentiment. – Permettez-moi de vous exposer une théorie qui est vraie, et que vous reconnaîtrez comme telle, puisque les événements qui viennent de se produire en sont une preuve évidente. Nous avons cinq sens, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et la vue. Je parle de l’ouïe en premier lieu et avec intention. Car de là, ma démonstration sera d’autant plus claire. Nul de vous n’ignore que certains sons flattent l’oreille ; que d’autres, au contraire, heurtent et déchirent le tympan, selon l’expression familière, mais juste. Un son unique peut être trop violent, causer une sensation désagréable par son fracas ; mais tout son unique étant nécessairement juste, la sensation qu’il produit n’est pas comparable à celle qu’éveille une combinaison de sons dont l’union est désagréable, autrement dit une combinaison fausse, une note fausse, c’est-à-dire se produisant simultanément avec d’autres notes qui lui sont naturellement antipathiques. En d’autres termes, toute oreille bien formée souffre d’un accord faux. Mais aussi, il ne faut pas oublier que certaines oreilles sont plus sensibles que d’autres ; que tel son qui produira chez celui-ci une impression brièvement pénible, sera pour tel autre une souffrance véritable. C’est ainsi que la justesse de l’oreille de Paganini l’a amené, au dire de tous les vrais connaisseurs, à une justesse de jeu inconnue avant comme après lui. Il y a là une relativité qui s’explique, je le répète, par une construction plus ou moins parfaite de l’organe, par une sensibilité plus ou moins exquise. Mais, ce qui est vrai de l’oreille, ne l’est-il pas des autres sens ? Si fait, en vérité, toute odeur qui sonne juste est agréable à l’odorat, toute odeur qui sonne faux le blesse et le gêne. Ainsi du goût. Certaines combinaisons de notes gastronomiques flattent le palais, d’autres au contraire le heurtent et le dégoûtent ; parce que l’accord est juste dans le premier cas, faux dans le second. Il en est de même pour le toucher. La répulsion qu’inspirent les objets glutineux, visqueux, n’a pas d’autre motif que le désaccord d’une impression humide et froide, là où on s’attendait à trouver sec et chaud. Il y a accord faux dans l’impression qui se produit entre l’organe du tact et l’objet touché. Et j’arrive alors à l’organe visuel, aux yeux. Sur quoi se base toute la théorie de l’art plastique ? Sur la symétrie, qui n’est autre chose que la combinaison de notes à rapports justes. Symétrie, harmonie. Et voyez, la langue même a consacré cette identité. En architecture, en peinture, en sculpture, il y a des notes justes et des accords faux. Mais ici, il faut s’arrêter un instant à l’organe de la vue. Les yeux produisent le regard, lancent leur note qui, ne vous y trompez pas, n’est pas généralement la même, de l’un et de l’autre œil. Les deux notes-regards ne sont pas nécessairement à l’unisson, mais elles sont en tierce, en quarte, si vous voulez, et produisent soit un regard juste, soit un regard faux. Or, voyez-le, ici encore la pratique a devancé la théorie. On parle tous les jours d’un regard faux. Rien n’est plus exact. Il y a des hommes dont le regard sonne faux. Mais ici, comme pour tous les autres sens, il y a, de la part de l’observateur, sensibilité plus ou moins exquise de l’organe d’examen. Mes yeux, à moi, sont doués de cette sensibilité ; une note fausse en peinture, en art, me cause une véritable douleur comme celle qui déchire l’oreille à l’audition d’une discordance musicale... et notamment, le regard d’un autre homme, alors qu’il sonne faux, me frappe au premier coup d’œil, me fatigue ou me blesse. Or, le regard de Lambert sonne effroyablement faux, c’est une de ces discordances qui ébranlent les nerfs et les font douloureusement vibrer. Ce que j’ai remarqué là, nul de vous ne l’avait compris, saisi. Et cependant, voyez, il y a des degrés ; selon le degré de fausseté dans l’accord visuel, l’homme sera timide ou cauteleux, ou lâche, ou réellement coquin et misérable. Pour Lambert, je ne m’y pouvais tromper, cet homme était capable de tout, ses yeux sonnaient l’hypocrisie criminelle... Maurice fit une pause ; je réfléchissais à l’étrangeté du paradoxe, tout en m’avouant tout bas à moi-même, qu’il ne s’était jamais trompé. Il reprit presque aussitôt. – Donc, cette impression m’ayant frappé, je m’étais dit : « Cet homme est capable de tout. Il commettra quelque crime. Étudions-le. » Lambert n’est pas un homme ordinaire, et c’est là ce qui l’a trahi. Avez-vous remarqué, continua Maurice en s’adressant à moi, que jamais Lambert n’a eu un mouvement, je ne dirai pas de colère, mais même d’impatience, même de dépit. Toujours la placidité la plus complète, la plus parfaite, la plus absolue. Or, comme la chose est impossible, comme il est antipathique à la nature humaine de ne pas ressentir et de ne pas traduire ses impressions d’une façon quelconque, restait à trouver comment chez lui se traduisaient, se formulaient ces impressions. L’étude a été longue, très longue. Son visage était toujours impassible, d’autant plus impénétrable qu’il semblait plus ouvert. Jamais un froncement de sourcils, jamais le moindre tremblement de la lèvre, jamais un clignement de la paupière, rien enfin qui parût répondre à une émotion, de quelque nature qu’elle fût. Ainsi, un trait curieux. Un jour, au café, un garçon laissa tomber un plateau chargé, juste derrière le dos de Lambert. Pas un muscle de son visage ne bougea ; ce ne fut que quelques secondes après que sa physionomie exprima l’étonnement, mais parce qu’il avait compris ce qui s’était passé, et qu’il fallait mettre son visage à l’unisson des nôtres. Vous vous souvenez encore de nos parties de dominos ; je ne pouvais que difficilement le gagner. Voici pourquoi : lorsque je joue, et que je prête volontairement mon attention au jeu, je ne perds pas de vue la physionomie de mon adversaire, et les signes imperceptibles pour tous, mais perceptibles pour moi, traduisant sur le visage la joie, ou l’hésitation, ou le dépit, à chaque dé relevé ou poussé, m’instruisent de tout ce que j’ai besoin de savoir. Du reste, ces études physionomiques sont connues, banales même, et je n’insiste pas. « Mais, pour Lambert, le cas n’était pas le même. Je le répète, sur son visage pas un signe. Et ce fut cependant aux dominos que je résolus le problème tant cherché. Comment, chez cet homme, se traduisent physiquement les émotions morales ? – Vous n’avez peut-être pas oublié qu’il avait l’habitude de relever les dominos de la main gauche et de les tenir tous, prenant un à un avec la main droite ceux qui lui étaient nécessaires. Eh bien ! là était la solution. « C’était dans les mains de cet homme que se traduisaient ses émotions. J’ai noté, catalogué en quelque sorte, la physionomie animée de ses doigts. Quelques exemples. Lorsqu’il était surpris, ses doigts se serraient fortement les uns contre les autres ; était-il satisfait ? au contraire, il y avait comme une détente naturelle de tous les muscles de la main : ses doigts s’écartaient, s’allongeaient, se mettaient à l’aise. Dans la colère, il abaissait le pouce sur la paume en le recouvrant des quatre autres doigts ; dans la préoccupation, il frottait le creux de sa main du bout de ses quatre doigts. Sans le savoir donc, sa main me parlait comme l’eût fait sa physionomie.. C’était un homme très fort, qui avait habitué les muscles de sa face à lui obéir ; mais il avait compté sans les mouvements réflexes, sans l’observateur et sans la fausseté de son regard. Du jour où je découvris son alphabet moral, je sus que je le tenais. Il ne s’agissait plus que de savoir son passé et de deviner vers quelle infamie tendait sa pensée. « Lambert était le fils de petits négociants qui avaient mené pendant toute leur vie une existence gênée. Dès l’âge de raison, Lambert avait vu sa famille aux prises avec ces ennuis incessants, lancinants en quelque sorte, que la gêne, aussi terrible que la misère, traîne après elle. Vous comprenez quelle diplomatie il m’a fallu déployer pour obtenir ces renseignements, et je vous fais grâce des démarches sans nombre auxquelles je me suis livré, démarches d’autant plus délicates que, pour rien au monde, je n’eusse voulu éveiller les soupçons de Lambert. Bref, la maison de son père était sans cesse assiégée de petits créanciers, c’était la dette criarde, dans sa persistance et sa résurrection continuelles, qui, à chaque heure, venait montrer dans cet intérieur son visage insolent et faire entendre sa voix menaçante. À douze ans, il perdit son père ; à quinze ans, sa mère. Livré à sa propre initiative et contraint de se créer dès lors des ressources personnelles, il entra comme petit commis dans un magasin. Voici une phrase de lui que j’ai recueillie et qui jette un grand jour sur ce caractère : « Pour avoir la tranquillité je ne sais pas ce que je ferais. » Et en effet, quoi de plus naturel ! Depuis sa naissance, cet enfant n’avait eu sous les yeux que l’inquiétude qui pâlit et hébète. Jamais de repos, jamais de tranquillité ! c’était donc là qu’il aspirait, et il disait quelquefois : « Je ne serai heureux que lorsque j’aurai trois mille livres de rente. » Vous constatez là l’aspiration au nécessaire qui donne le calme, à l’aurea mediocritas des anciens. Et n’oubliez pas que, pour être petit, l’objet d’une passion n’en est pas moins attractif. Remarquez que je néglige volontairement vingt détails qui, tous, se rapportaient à ces prémisses désormais indiscutables. Lambert voulait avoir le repos matériel assuré, ci : de trois à cinq mille livres de rente... Ce point acquis, rappelons-nous la soirée passée chez Lambert, il y a environ vingt mois. Que nous a raconté Mme Gérard ?... Que, lorsqu’il avait épousé sa fille, celle-ci devait, dans un temps donné, recueillir un héritage d’une centaine de mille francs. Sentez-vous comme le fil se rattache dans ce labyrinthe ? Mais, me direz-vous, comment n’avait-il pas pris de précautions ? comment n’avait-il pas insisté pour que le testament fût rédigé avant le mariage ? Parce que Lambert était un pauvre petit commis à quatre-vingts francs par mois, parce qu’une chance inespérée se présentait à lui, que toutes les probabilités étaient de son côté, et qu’il n’eût pas voulu compromettre ces espérances par des insistances entachées d’une certaine indélicatesse... Mais le hasard fut contre lui. Le donataire présumé mourut subitement intestat. C’est alors que Lambert entra au ministère. Mais, je vous le dis, dès lors il avait formé le projet de tuer sa femme. Nous ne pûmes retenir une exclamation d’incrédulité. – Vous voulez une preuve, madame, fit Maurice en se tournant vers Mme Duméril ; n’avez-vous pas remarqué, à cette époque, c’est-à-dire trois ans après son mariage, un changement de Lambert à votre égard ?... – Non, balbutia la veuve ; si... je sais seulement qu’il me pria de venir voir souvent sa femme, qui était attristée de la mort de l’ami de son père. – Eh bien ! dès lors, il songeait à son veuvage et à son mariage avec vous. Autre preuve, celle-ci plus convaincante encore. Et cette fois, c’est Mme Gérard qui m’arrêtera si je me trompe. N’est-ce pas pour distraire sa femme que, quelques jours après la mort de cet ami, Lambert lui apporta un bouvreuil dans une cage ? – En effet... – Qu’il plaça lui-même le clou auquel la cage fut suspendue... en dehors de la fenêtre ? – Vous avez raison. – Eh bien ! écoutez ceci : Lambert achetait tous les jours le Petit Journal. Le bouvreuil fut apporté le 16 mai. Or, voici ce qui se trouve dans les faits divers du 16 mai. N’oubliez pas cette circonstance, que les journaux portent la date du lendemain de leur apparition. C’est donc le 15 mai que Lambert lisait ce qui suit : « Hier, un horrible accident est arrivé dans la rue des Jeuneurs. Une jeune fille, habitant une mansarde, en se penchant pour décrocher la cage d’un oiseau, suspendue en dehors de la fenêtre, a perdu l’équilibre et est tombée sur le pavé, d’une hauteur de plus de quinze mètres. La mort a été instantanée. » Le lendemain, Lambert apportait un bouvreuil à sa femme ; trois ans après, elle se brisait le crâne en décrochant la cage. Concluez. Ces coïncidences étaient en effet bien surprenantes. – Mais, lui dis-je, comment as-tu recueilli tous ces détails ? – Ne te souviens-tu pas que, pendant huit jours après la mort de Mme Lambert, je n’ai pas paru au bureau ? – Permets-moi de te faire observer que je ne comprends pas pourquoi tu avais dirigé tes observations de ce côté. Qui t’a engagé à t’occuper de cage, d’oiseaux, de faits divers, de tous ces détails enfin dont rien ne devait te faire deviner prématurément l’importance ? – Ta remarque est juste. Mais j’ai les moyens de répondre victorieusement à toutes les objections. Premièrement, depuis plusieurs jours, Lambert était préoccupé, très préoccupé. J’avais remarqué, plus rapide et plus fréquent qu’à l’ordinaire, ce mouvement dont j’ai parlé consistant en un frottement de la paume de la main avec les quatre doigts. Mais maintenant, il faut que vous me suiviez pas à pas, avec la plus grande attention. Lorsque je vis le cadavre mutilé, je ne doutai pas que Lambert fût l’assassin de sa femme ; mais les objections étaient nombreuses : « 1° L’accident avait eu lieu en son absence ; « 2° Justement ce soir-là il n’avait pas projeté de sortir. « Mais voici ce que je me répondis immédiatement : L’accident avait été préparé de telle sorte qu’il dût nécessairement se produire pendant son absence. De plus, il avait fort bien prévu que, ne le voyant pas venir au café comme d’ordinaire, quelqu’un de nous viendrait le chercher. Enfin, point capital, n’avait-il pas dit à sa femme au moment où il sortait : « – N’oublie pas de rentrer l’oiseau avant de te coucher... la nuit peut être fraîche. – C’est clair, m’écriai-je, interrompant Maurice. – Laisse-moi continuer. Il manque encore bien des anneaux à la chaîne. Mais, pour que j’aie pu dire avec autant d’assurance à cet homme qu’il était un assassin, il fallait que j’eusse encore d’autres preuves. D’abord, dès que je fus dans la cour, je ramassai le clou qui avait causé l’accident. Le voici, c’est un clou à crochet, en fer noir, long de six centimètres, et qui n’a pas été enfoncé dans le plâtre, car il ne porte pas les traces blanches qui devraient s’y trouver s’il y avait séjourné. Je mis ce clou dans ma poche. Puis nous nous en allâmes. Te souviens-tu qu’alors je montai un instant au bureau. Voici pourquoi : Le matin j’avais remarqué que Lambert était plus préoccupé que jamais. Je l’avais vu, machinalement, et comme cela lui arrivait souvent, griffonner, tout en réfléchissant, sur le bord d’un registre, puis il avait déchiré le coin du registre et avait jeté le morceau de papier après l’avoir froissé. De ma vue perçante, j’avais distingué la forme de ces griffonnages ; ce fut un trait de lumière. Je courus à sa place et retrouvai dans le panier le morceau de papier. Et Maurice déplia devant nous un feuillet déchiré en biais, dont voici le fac-similé ci-contre : – ![]() Clou, Cage, Oiseau, Chute, Destruction. « Rapprochons cela de l’accident ; nous avons le clou se détache ; la cage et l’oiseau tombent, il y a chute (de qui ?) et mort. Et cela a été tracé le matin même. Commencez-vous à être convaincus ? » – Oui, oui, répondîmes-nous unanimement. – Reste à savoir comment il a préparé l’accident. Et ici, comme pour le reste, je sais tout. J’avais constaté, je vous l’ai dit, que le clou qui s’était détaché ne me paraissait pas avoir été enfoncé dans le plâtre. En examinant avec soin le dessin, je remarquai que le clou dessiné machinalement par Lambert était à tête plate et non à crochet. Ceci me donna beaucoup à réfléchir. Le lendemain, ayant guetté la sortie de Lambert, je montai chez lui. Mme Gérard doit s’en souvenir. Le pauvre cadavre gisait sur le lit. J’ouvris la fenêtre, et, tout en examinant la place où avait été accrochée la cage, voici ce que je remarquai : j’enfonçai dans le trou du clou une petite branche de bois très mince. Le trou avait trois centimètres de profondeur. J’y plaçai le clou à crochet tout droit ; il jouait et ne tenait pas. Alors, après plusieurs essais, je le posai dans la position que voici : « ![]() Maurice s’arrêta. La sueur perlait sur son front. Nous nous taisions, il n’y avait pas un mot à répondre. Notre conviction était profonde, absolue, le plus léger doute était impossible. Et l’aveu de Lambert terrifié, fasciné, n’était-il pas là pour corroborer ces admirables déductions ? – Cependant, demandai-je à Maurice, comment expliques-tu, de la part d’un homme aussi profondément dissimulé que Lambert, cet aveu immédiat, sans tentative d’explication, de lutte ? – Si forts que soient les caractères, ils sont humains. Or, ce qui a renversé toute l’assurance de Lambert, c’est l’effroyable étonnement qui a envahi son âme. Avoir tout combiné si adroitement, si longuement, si habilement, que la cuirasse n’a pas un défaut, le rocher pas une fissure, puis voir tout à coup cette masse s’ébranler, s’ouvrir, se déchirer, c’est plus que ne peut supporter l’âme la plus forte. La sécurité même de Lambert l’a perdu. Deux mois après, nous apprîmes que le vaisseau qui portait Lambert avait sombré en pleine mer et que tout l’équipage avait péri. Mme Gérard n’avait pas assez vécu pour apprendre que sa fille était vengée. La pauvre paralytique était morte. ... Ah ! j’oubliais de dire que j’ai épousé Mme Duméril. |