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n’est qu’une méthode: analyser avec la plus grande précision la terminologie utilisée, mais aussi le contexte narratif qui en justifie l’emploi. La diversité des traductions aujourd’hui proposées prouve que les commentateurs se sont heurtés à une difficulté, dont il convient de prendre la mesure. J’ai rassemblé ici, citées dans l’ordre chronologique de publication, une douzaine de traductions (françaises, anglaise, italienne, allemande) datées entre 1655 et 1990, sous forme d’un tableau (fig. 3) qui décompose les descriptions et actions exprimées chez Polybe 47: (i) comment, dans une contrée sans eau apparente, on peut trouver accès à de l’eau amenée par des canaux souterrains (X.28.2); (ii) comment ces canaux souterrains ont été construits (X.28.4); (iii) action de destruction conduite par Arsakès (X.28.5); (iv) action de destruction menée par des commandos de cavalerie parthe et réduite à néant par un détachement envoyé par Antiochos (X.28.6). Le problème essentiel est la nature du lien qui, chez Polybe, existe entre les hyponomoi et les phreatiai. Il est dit qu’en raison de l’absence d’eau (anhydria) — ce par quoi l’auteur comprend explicitement les eaux de surface (§ 1-2)—, les seuls accès sont les phreatiai (§ 2). Le rapport entre les uns et les autres semble être clairement un rapport entre conduits d’alimentation (hyponomoi), qui amènent les eaux de ruissellement dévalant les pentes du Tauros (§ 4), et points d’eau (phreatiai), où l’on trouve accès à l’eau souterraine. L’image induite est que l’eau reste disponible dans ces phreatiai, sous terre, à la disposition des habitants. Le rapport entre conduits et «puits» est explicité sous la formule suivante, traduite de manière aussi littérale que possible: «Il y a des conduits souterrains assez nombreux et ayant (ekhontes) des « puits » à travers le désert, inconnus à ceux qui n’ont pas l’expérience des lieux ». On voit que les premiers traducteurs (Du Ryer et Thuillier) ont rendu hyponomos et phreatia par «ruisseaux et puits », voulant certainement restituer le ruissellement des eaux (hydatôn aporryseis/epirryseis) conduites dans les canaux souterrains (cf. streams et wells chez Chesney). Néanmoins, la traduction d’hyponomos par canal souterrain (aqueduc chez Waltz) s’est très vite imposée, et elle n’a jamais été remise en cause. C’est plutôt l’articulation des différents éléments en 28.2 qui a posé problème. Certains traducteurs élident des mots et éludent ainsi certaines difficultés : Roussel ne traduit ni pleious de, ni dia tès erèmou; cette dernière formule est également absente chez Drexler, qui la remplace par les mots «à différents endroits», ce qui est pour le moins imprécis; de même, «even in the desert» (Paton) ou « dans des réservoirs situés en plein désert » (Waltz) rend dia tès erèmou d’une manière incorrecte. D’autres ajoutent ou interprètent d’une manière un peu surprenante: il n’est pas question de «puits creusés dans le désert» (pace Bucci), ni de «canaux souterrains apparaissant sous forme de puits à la lumière du jour» (pace Drexler). Certaines traductions sont également un peu forcées48: on peut se demander ce que veut dire Bouchet en traduisant: «Plusieurs canaux souterrains et des puits conduits à travers le désert»; la formule est ainsi traduite par Foulon: «Il y a des canaux souterrains assez nombreux, reliés à travers le désert à des puits qui sont ignorés de ceux qui ne connaissent pas le pays»; la traduction est clairement empruntée à Paton: «Even in the desert, there are a number of undergrounds channels communicating with wells unknown to those not acquainted with the country». Tout en adoptant la traduction «citerne», D. Roussel introduit une image analogue, en proposant la traduction suivante (marquée par des oublis fâcheux): «Il existe des canalisations souterraines alimentant des citernes dont l’emplacement est ignoré de ceux qui ne connaissent pas le pays»; l’image et les mots sont directement issus de la traduction de Waltz 49:«Un certain nombre d’aqueducs souterrains amènent de l’eau dans des réservoirs situés en plein désert». 47 Le titre donné au tableau (« Les Belles Infidèles ») évoque directement les débats menés en France aux XVIe et XVIIesiècles sur le travail de la traduction, sur lesquels on verra Zuber 1995 (sur Du Ryer, traducteur de Polybe, voir p. 47-48, 133-134 etc). 48 Je souligne les formules (à mon avis) contestables. 49 Mais celui-ci prend en compte pleious de et dia tès erèmou. - Pierre Briant • Qanats 26 Pierre Briant • Qanats Traducteurs (les simples paraphrases sont indiquéesparune étoile) Polybe X.28.2 (i) Hyponomoi de pleious eisi kai dia tès erèmou phreatias ekhontes Ek makrou kataskeuazontes tous hyponomous Polybe X.28.4 (ii) Khônuein kai phteirein… tas phreatias Polybe X.28.5 (iii) …phteirontas ta stomata tôn hyponomôn Polybe X.28.6 (iv) Du Ryer 1655 : 492 Sous terre quantité de ruisseaux et de puits …faire venir de l’eau Arsakès fait combler les puits Quelques gens de cheval achevaient de combler les puits Thuillier 1730 : 127 Sous terre des ruisseaux et des puits …conduire sous terre des eaux jusque dans ces déserts Arsakès… comble les puits Quelques gens de cavalerie… bouchaient les ouvertures par lesquelles on descendait aux ruisseaux Bouchot 1847 : 132 Plusieurs canaux souterrains et des puits conduits à travers ces déserts …conduire au désert des canaux de fort loin Arsakès essaya de combler et de détruire ces puits …quelques cavaliers occupés à détruire les canaux Chesney* 1850, II, 657 Many subterraneous wells and streams throughout the desert To convey the water through subterraneous channels Waltz 1921 : 80-81 Un certain nombre d’aqueducs souterrains, qui amènent l’eau dans des réservoirs situés en plein désert Construire ces canaux souterrains et amener l’eau de fort loin Arsakès essaya de combler et de détruire les réservoirs Quelques cavaliers en train de démolir les orifices des aqueducs Paton 1925: 169 Even in the desert there are …making underground Arsakes endeavoured to fill up Some of his cavalry engaged a number of underground channels reaching a long and destroy the wells in destroying the mouths channels communicating distance of the channels with wells - Pierre Briant • Qanats Pedech* 1958 : 74 Des puits où des canaux souterrains amènent l’eau captée dans des sources Drexler 1961 Eine Anzahl unterirdischer Kanäle die an verschiedenen Stellen als Brunnen ans Tageslicht treten …um unterirsdische Kanäle zu bauen und in ihnen Wasser aus grosser Entfernung dorthin zu leiten die Brunnen zuzuschütten und sonst unbrauchbar zu machen …Reiter… die Öffnungen der Kanäle zu zerstören Roussel 1970 : 643-644 …il existe des canalisations souterraines alimentant des citernes …ils amenèrent cette eau de fort loin en creusant des canaux souterrains Arsakès entreprit de combler ou de détruire les citernes Des cavaliers [étaient] en train de détruire les orifices des canalisations Bucci 1973 : 182 Canali sotteranei e pozzi scavati nel deserto Foulon 1990 : 86-87 Il y a des canaux souterrains Ils construisirent des canaux Arsakès entreprit alors …des cavaliers en train assez nombreux, reliés à travers souterrains qu’ils amenèrent de combler et de détruire de détruire les bouches le désert à des puits… de loin les puits des canaux souterrains fig. 3 : Polybe X. 28 et « les Belles Infidèles » Même si la traduction ne déforme pas fondamentalement l’image d’eaux souterraines qui est manifestement celle de Polybe, il faut néanmoins noter que l’image n’est pas chez lui exprimée d’une manière aussi tranchée. Les traductions «alimenter» (Roussel) ou «conduits reliés à travers le désert» (Foulon) ou « channels communicating with wells » sont des interprétations qui forcent le sens : en particulier, l’expression « reliés à travers le désert » évoque l’image d’un réseau palmaire organisé autour d’un hyponomos muni de dérivations dont chacune alimenterait un puits (ou un réservoir ou une citerne, dans les traductions de Waltz et de Roussel). En réalité, la préposition dia ouvre une précision s’appliquant exclusivement aux phreatiai; la formule kai dia tès érèmou phreatias ekhontes indique simplement que les phreatiai sont «[répartis] à travers le désert», et non pas «reliés aux conduits à travers le désert». En revanche, l’idée de la liaison indissociable est exprimée par ekhontes, qu’il faut comprendre sous son sens fort. On peut traduire ainsi la description de Polybe: «Il y a des canaux souterrains (hyponomoi) assez nombreux, ayant, associés à eux (ekhontes), des phreatiai [répartis] à travers le désert (dia tès erémou), [qui sont] ignorés de ceux qui n’ont pas l’expérience du pays ». Sous une telle formulation, Polybe, me semble-t-il, implique que, selon son informateur, la ligne des phreatiai suivait fidèlement, en surface, le tracé (souterrain) des différents hyponomoi : ce en quoi le texte grec original est plus conforme à la réalité physique des qanåts que ne le sont la plupart de ses traductions modernes. Par ailleurs, on est pour le moins surpris de la précision selon laquelle les emplacements des phreatiai étaient connus seulement des gens qui ont l’expérience du pays. On sait bien en effet que chaque puits d’évent d’un qanåt est marqué par une couronne de déblais qui en dessine la bouche, si bien que, vue d’en haut, la suite des puits ressemble à un alignement de petits cratères 50. Une autre formule fait problème : Arsakès est réputé avoir fait « détruire et combler les phreatiai» (§ 5), mais la cavalerie séleucide « surprit des cavaliers [parthes] en train de détruire les bouches (stomata) des conduits souterrains » (§ 6). Que peut donc être une bouche d’hyponomos, et quel rapport entretient-elle avec le/la phreatia? L’incertitude vient du mot phreatia, qui est traduit tantôt «puits» tantôt «citerne». La traduction « citerne » est par elle-même fort évocatrice, faisant naître l’image de canaux multiples (hyponomoi dé pleious), dont chacun pourvoit à l’alimentation d’une citerne. On comprendrait alors aisément que ces phreatiai/citernes aient pu être dissimulées au point d’être indétectables à ceux qui n’avaient pas l’expérience du pays. En effet, compris ainsi, le texte de Polybe pourrait être rapproché d’au moins deux histoires racontées par d’autres historiens grecs. On pense d’abord au célèbre passage où Hérodote rapporte comment, lors de l’expédition menée par Cambyse à travers le désert entre Gaza et la frontière d’Égypte, le roi perse reçut l’aide apportée par les Arabes pour ravitailler son armée en eau51 (III.6-9). D’après une des traditions connues d’Hérodote (legetai), le roi des Arabes aurait procédé de la manière suivante: «Il aurait confectionné avec des peaux cousues de boeufs et autres bêtes un tuyautage de longueur suffisante pour atteindre la région aride (anhydron) et, de ce fleuve [Korys], amené l’eau par ces peaux ; dans la région aride, il aurait fait creuser de vastes citernes (dexamenai) pour recevoir l’eau et la conserver (du fleuve à cette région aride, le trajet est de douze journées) ; et il aurait amené l’eau en trois places par trois tuyaux (III.9). » Se situant lui aussi dans le contexte de contrôle et de prise en main militaire d’une région sans eau, un récit bien connu de Diodore de Sicile 52 est plus intéressant encore, car plus précis et plus technique. L’auteur décrit le peuple des Nabatéens et les mesures qu’ils prennent lors d’une attaque menée par un général d’Antigone le Borgne. Présentés comme des gens fiers de leur indépendance et de très noble caractère 53, ils vivent dans le désert (erèmos) sans eau (anhydros) (XIX.104.5). Habitant un territoire « qui 50 Cf. fig. 2 : vue aérienne d’un qanât. 51 Voir sur ce point Briant 1982c : 123-124, 157-158, 163-164. 52 On s’entend pour considérer, à juste titre, que Diodore a emprunté l’essentiel du récit à un témoin oculaire, l’historien Hiéronymos de Kardia. 53 Sur la place des Nabatéens dans l’image du « bon nomade » voir Briant 1982c : 30-31, 39-40. - Pierre Briant • Qanats n’a ni rivières ni sources abondantes pouvant ravitailler en eau une armée ennemie » (104.2), le désert est pour eux une forteresse (okurôma), qui leur assure la sécurité (asphaleia:§ 6). Voici en effet les mesures qu’ils ont imaginées pour rendre leur pays inhospitalier à leurs seuls ennemis: «Le manque d’eau rend le désert inaccessible aux autres, mais, pour eux seuls qui ont creusé dans la terre des réservoirs (aggeia) revêtus d’un enduit de chaux, il est un asile sûr. Le sol y étant tantôt argileux, tantôt constitué d’une roche tendre, ils y creusent de grands trous ; ils leur donnent un orifice minuscule (stomia mikra) mais ils l’élargissent au fur et à mesure qu’ils creusent, si bien qu’à la fin, la dimension obtenue est celle d’un plèthre [c. 30 m] de chaque côté. Après avoir rempli ces réservoirs (aggeia) d’eau de pluie, ils en bouchent les ouvertures (ta stomata) et égalisent le sol tout autour en laissant des signes (sèmeia) connus d’eux, mais imperceptibles pour les autres. »(XIX.104.6-8) Les rapprochements entre les textes sont évidents, du moins du point de vue du contexte: une armée étrangère attaque ou traverse une région considérée comme «désertique» et «dépourvue d’eau», et cette armée est incapable de vaincre sans recourir à la connaissance que les gens du pays (egkôrioi) ont des points d’eau — soit qu’ils la transportent eux-mêmes et la livrent aux envahisseurs (Arabes), soit qu’ils aient constitué eux-mêmes des réserves connues d’eux seuls (Nabatéens, Parthes). Même si l’imprécision n’est pas identique d’une description à l’autre 54, il est clair que l’attention des historiens antiques est mobilisée moins par la description technique que par le stratagème utilisé par le conquérant pour se rendre (ou tenter de se rendre) maître de l’eau et donc du pays et de ses habitants. On est presqu’inévitablement tenté de combiner les deux récits d’Hérodote et de Diodore, et d’y distinguer des images qui ont pu nourrir la reconstruction de Polybe 55: l’amenée d’eaux courantes 56 |
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