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et en forces humaines (cf. dapanè kai kakopatheia89: § 28.4) sont le fait des paysans locaux, qui, en échange, reçoivent la jouissance longue mais temporaire des terres ainsi irriguées (karpeusai) 90. Nul doute également qu’il leur revient de veiller à l’entretien et au bon fonctionnement des qanåts. D’une certaine manière, l’on peut ainsi considérer que l’accord passé entre le gouvernement impérial et les communautés locales est une forme de contrat d’entreprise (Werkvertrag) et de fermage (Pachtvertrag) 91 . Parallèlement, il y a, dans la description technique des canaux souterrains, des éléments matériels (conduits souterrains, puits) qui correspondent à ce que nous appelons un qanåt. Mais il y manque l’essentiel, car Polybe (ou la source intermédiaire) a très certainement élaboré sa description par référence implicite à des réalisations techniques que l’on connaissait en Grèce sous les dénominations d’hyponomoi et de phreatiai, dans des entreprises de génie civil, comme à Érétrie, mais aussi dans les traités militaires parlant de sapes et de mines. De ce fait, Polybe a interprété le binôme hyponomoi/phreatiai selon un rapport fonctionnel qui n’est pas celui du qanåt 92, transformant une file de puits d’évent en une chaîne de «puits puisatiers». On ne voit pas comment il aurait pu raisonner autrement, puisque le concept même de galerie drainante était inconnu en Grèce 93 . Dans une étude publiée il y une vingtaine d’années, j’écrivais du passage de Polybe: «C’est donc en définitive à une série assez exceptionnelle de circonstances que nous devons la transmission écrite si tardive d’une information achéménide qui avait survécu dans la mémoire villageoise plus d’un siècle après la disparition du pouvoir du Grand roi» (Briant 1982b: 500). Je n’ai rien à retrancher à cette réflexion, qui vaut pour l’aspect politique et fiscal du document. J’ajoute simplement aujourd’hui que le texte permet peut-être de préciser la chronologie de la concession, ou du moins d’en présenter une hypothèse vraisemblable. L’expression utilisée par Polybe (« au temps où les Perses dominaient l’Asie ») est chronologiquement vague. On a souvent postulé que ces qanåts ont été forés à l’époque de Darius I, 88 Cf. ma discussion dans Briant 1982a : 427-428. 89 Sur ces investissements, cf. Goblot 1979 : 40-41, avec une tendance néanmoins à en réduire l’ampleur ; mais, sur ce point, cf. Safi-Nezad 1992 : 62-63, qui estime à « un minimum de 3790 journées de travail… la construction d’un qanåt de 6 km. Cela représente plus de dix ans de travail dans l’hypothèse où une seule équipe de moqani est employée » — ce à quoi il faut ajouter tous les frais matériels (p. 63) ; le même auteur rapporte que dans la région de Rey (l’ancienne Rhagai, aux portes de Téhéran vers l’est, c’est-à-dire dans la région traversée par l’armée d’Antiochos, au début de sa marche), «les qanåts ont une longueur moyenne de 6 km, jalonnée par 210 puits d’évent dont les plus profonds n’excèdent pas 40 m » (p. 61). 90 Cf. la traduction tout à fait précise de Du Ryer 1655 : 492 : « …d’en jouir et d’en retirer les fruits pendant cinq générations ». Pour qualifier la concession, Bucci 1973 : 189 utilise la terminologie romaine de jus emphyteutocarium. Il s’agit plutôt d’une forme spécifique de don royal de terre (sur cette pratique, voir Briant 1996 : 474-478 et Index, p. 1170, s.v. « Don royal de terres » : le don porte non sur la propriété de la terre elle-même mais sur son usufruit; cf. Persai… edôkan… karpeusai). Une telle concession n’implique nullement de considérer, pace Bucci (p. 182, 189), que Polybe fait du roi le propriétaire de toutes les terres de l’empire (cf. ma discussion dans Briant 1996 : 427-433). 91 Sur ces dénominations à propos d’Érétrie, voir les remarques de D. Knoepfler, ce volume, p. 48. 92 Il est assez piquant que, confrontés à une lecture incertaine du mot phreatia(s), singulier ou pluriel, dans l’inscription d’Érétrie, Dareste-Haussoulier-Reinach 1891 : 153 en viennent à penser (sous une forme plus intuitive que déductive) que « le texte de Polybe… justifie peut-être le pluriel » (également p. 146, n. 2, et Chatelain, ce volume, p. 88). 93 Les hyponomoi d’Érétrie sont des galeries de drainage et d’évacuation, et non pas des galeries drainantes recueillant l’eau prisonnière des couches aquifères qu’elles traverseraient. - Pierre Briant • Qanats probablement, j’imagine, par référence implicite à la date postulée des qanåts d’Hibis à Khargeh 94, ou par égard pour la réputation bien établie de Darius I dans le domaine de l’organisation administrative et fiscale95. Le texte de Polybe lui-même (exemption pour cinq générations) suggère une autre solution: en effet, si l’on compte trente ans par génération, la formulation «cinq générations» renvoie à cent cinquante ans en arrière, soit sous Artaxerxès III, voire sous Darius III. L’hypothèse devient plus vraisemblable encore, si l’on admet, comme tout y invite 96, que le privilège n’était pas éteint à la date où Antiochos III parvient en Parthie. En revanche, concernant le versant proprement technique du texte de Polybe, j’aimerais aujourd’hui souligner plutôt le paradoxe lié à son utilisation. En effet, on ne cesse, à juste titre, d’appeler aux croisements pertinents des sources écrites et des sources archéologiques : les premières peuvent éclairer les secondes, même partiellement97 — d’où, à l’inverse, les problèmes cruciaux d’interprétation qui naissent de l’absence totale de documents écrits98. Il est clair qu’ici nous sommes dans un cas bien différent, puisque c’est l’observation de terrain qui permet de comprendre le texte de Polybe, y compris de démasquer les limites évidentes d’un témoignage construit sur une série d’incompréhensions et de contresens. D’où la situation différenciée de l’historien et de l’archéologue99. Le premier est absolument fasciné par le fait qu’une telle information ait pu être transmise jusqu’à nous selon une chaîne aussi improbable, ainsi que par la manière dont Polybe l’a comprise et intégrée à son récit. D’un autre côté, du moins sur le plan de la connaissance technique, l’archéologue n’a presque rien à tirer de la source écrite 100: je suis même tout à fait convaincu que, si l’on ne connaissait pas le qanåt par l’expérience du terrain, l’on aurait été parfaitement incapable de reconstituer la technique à partir du seul examen du passage. 94 Je mentionne en passant que dans son article de 1963 (p. 512), Goblot émet un avis pour le moins surprenant sur le rôle qu’aurait joué Skylax, « le Père des Ingénieurs » [sic!], dans l’établissement de qanåts à Khargeh ; voir aussi Sajjadi 1982 : 19, citant « à l’appui » un improbable texte relatif à Skylax, tiré d’une encyclopédie iranienne manifestement fautive. 95 Voir par exemple, mais sans justification, Goblot 1963 : 510 (qui, à cette date, ne connaissait le texte de Polybe que par ouï-dire), ou encore Bucci 1973 : 188 (mais les raisons avancées sont fort peu convaincantes), et la remarque de Honari 1989 : 77 (mettant en parallèle la durée de la concession et la durée de la dynastie achéménide, au terme d’une comparaison d’ailleurs fautive) ; également Wilkinson 1983 : 189 (à propos d’Oman). 96 Ci-dessus p. 22-24. 97 Un excellent exemple en est le site de ‘Ayn Manâwîr, où l’on a fait deux découvertes «miraculeuses» car concomitantes, celle des qanåts eux-mêmes et celle d’archives démotiques associées. L’aide apportée par les textes pour identifier et dater les céramiques sur lesquelles ils sont écrits a été décisive. Pour autant, la complémentarité n’est pas parfaite, car les textes — des contrats de la pratique — ne disent ni même n’évoquent rien d’une éventuelle politique achéménide dans l’oasis. La question reste donc posée: doit-on interpréter les découvertes de ‘Ayn Manâwîr dans le cadre de la politique présentée dans le texte de Polybe? Là-dessus voir Wuttmann, ce volume, p. 134-135, et mes réflexions préliminaires Briant 1997 : 33, 88-90, 1999b: 1130-1131 et 2001c. 98 Voir les débats à propos des travaux hydrauliques bactriens depuis l’âge du bronze : cf. Briant 1984 (en particulier sur ce problème p. 57-68 et 101-103), et exposé des publications et des discussions dans Briant 1996 : 772-774, 1053-1054, et Briant 2001a : 162-164 (analyse d’ouvrages récents publiés par Bertille Lyonnet d’une part, Jean-Claude Gardin d’autre part). 99 J’entends ici les deux appellations sous un sens restrictif : le spécialiste des textes, et le spécialiste du terrain — même si, bien entendu, je n’ignore pas que, fort heureusement, les disciplines ne sont plus aussi étanches l’une à l’autre qu’elles ont pu l’être naguère. 100 Si ce n’est néanmoins que la précision ou l’imprécision attribuées à la description de Polybe sont, pour une part, le reflet des définitions contrastées données par les spécialistes modernes. Or il est clair que la définition très restrictive proposée par Goblot est de plus en plus ouvertement contestée, comme me le rappelle E. Salesse dans un message personnel: on verra d’ailleurs ici même les fortes remarques de Rémy Boucharlat, - Pierre Briant • Qanats En d’autres termes, ce passage polybien n’aurait qu’un intérêt amoindri, s’il ne portait pas mention des privilèges fiscaux accordés aux foreurs d’hyponomoi, et si, plus encore, il n’inscrivait pas explicitement cette politique au crédit des Grands rois achéménides, établissant ainsi un rapport immédiat entre la diffusion d’une technique et l’impulsion du pouvoir politique, c’est-à-dire plaçant directement l’historien d’aujourd’hui au coeur d’une problématique familière, les rapports entre technique, État et société. En effet, c’est sans doute la source la plus éloquente que nous ayons sur les rapports entre le pouvoir central perse et les communautés villageoises d’Iran septentrional. Là est l’apport de Polybe. Encore faut-il souligner qu’il ne prend tout son poids et tout son sens que grâce aux observations sur le terrain (y compris dans la Choarène et la Comisène parcourues par Antiochos III), qui ont permis de déterminer ce qu’était un qanåt et comment il fonctionnait. Mais ce n’est pas tout, car l’on peut dire que le récit lui-même y gagne en clarté. C’est grâce en effet à des informations externes que l’historien d’aujourd’hui peut comprendre les tenants et aboutissants logistiques de la contre-attaque décidée par Arsakès pour réduire à néant l’offensive d’Antiochos : sans succès, on l’a vu, en raison du pacte renouvelé entre le pouvoir royal séleucide et les communautés villageoises du pays parthe. qui fait état de ses « doutes sur l’homogénéité du système appelé “qanåt ”, tel qu’il a été défini par Goblot » ; et l’auteur reprend à son compte une terminologie proposée par E. Salesse, celle de « galerie de captage émergente ou galerie de captage tout court… » (ci-dessous, p. 158-160 ; également p. 178 sa remarque à propos de Polybe). En fonction d’une telle définition, qui inclut la galerie drainante mais qui ne se réduit pas à elle, on peut très bien admettre, avec ces auteurs, que la description de Polybe correspond à une des variétés possibles (mais R. Boucharlat (p. 158) propose alors de ne plus la qualifier de qanåt). Reste néanmoins, en fin de compte, que, même dans cette hypothèse, le texte de Polybe n’apporte rien ou pas grand chose aux archéologues et techniciens. Ce sont les remarques et discussions internes à ces groupes de chercheurs qui permettent éventuellement de porter une appréciation moins critique sur la crédibilité des informations recueillies et mises en forme par Polybe. - Pierre Briant • Qanats Bibliographie citée Asheri, D. 1990, Erodote, Le Storie, Libro III, Fondazione Lorenzo Valla/Ed. 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