6. Mythes et pensée
Mythes et raison
Nous ne pourrons jamais prétendre en avoir fini avec le mythe. Pourquoi ? Parce que la relation de la pensée au mythe n’est pas dans une progression historique. Il n’y a pas seulement d’abord une « pensée mythique », et puis ensuite une « pensée rationnelle » dans une succession historique nécessaire. La relation de la pensée au mythe est verticale et non pas horizontale. En d’autres termes, il faut éviter de raisonner sur le mythe en termes seulement historiques (lecture horizontale), mais en terme de structure du mental (lecture verticale). La pensée mythique est à la pensée rationnelle ce que l’image est au concept. La représentation mythique est une représentation plus imagée que conceptuelle, mais c’est aussi une construction mentale de la pensée. Dès lors, la question revient : en quoi la vision philosophique du monde se différencie-t-elle de l’interprétation mythique du monde ?
Dans la philosophie, le mythe est rationalisé. Il s’insère dans une analyse cohérente, logique du monde et surtout, le philosophe pose les problèmes que le mythe résout rapidement sans les expliciter. A la place des personnalités divines, les philosophes ont formulé des principes abstraits, les lois de la Nature. Les philosophes ont enfin et surtout porté dans le dialogue public des questions qui restaient dans le secret des confréries religieuses, établissant par là toute l’importance du dialogue des esprits au sein de la Cité.
Quand Platon évoque le mythe de Prométhée, le regarde-t-il comme une fable, ou bien pour une illustration servant une thèse ? L’histoire fait partie d’une argumentation de Protagoras, soutenant qu’il y a des sujets sur lesquels tout homme a droit à la parole, parce qu’il concerne tous les hommes de la Cité, et pas seulement quelques uns qui seraient des spécialistes. Il va justifier le fait qu’il puisse se permettre d’enseigner la justice ou la pudeur en faisant un détour par un mythe. Platon ne prend pas le mythe au premier degré. Il s’en sert comme d’une image. Platon par ailleurs est aussi méfiant vis à vis des images artistiques. Où est alors la clé ? Ce dont Platon se méfie, ce n’est pas du mythe en tant que tel, mais seulement du dogmatisme de la croyance dans le mythe. Le mythe garde toute sa valeur d’image s’il est débarrassé de l’opinion. Le mythe donne à penser. Le mythe advient lorsque la pensée logique s’arrête devant ce qu’elle ne peut exprimer : le mythe devient alors instrument au service de la pensée , non pas comme récit qui aurait le dernier mot, mais comme logos conscient de lui-même. Et c’est la pensée elle-même qui convoque le mythe, quand il s’agit d’exprimer ce qui semble aller au-delà de la raison raisonnante, quand il s’agit d’évoquer ce qui touche au supra-rationnel. Telle est l’antinomie: d’un certain point de vue, muthos et logos s’opposent; d’un autre point de vue, ils se rejoignent, selon la vieille étymologie qui identifie muthos et parole.
Pour Claude Lévi-Strauss, le représentant le plus important de cette école en France, la mythologie doit être considérée comme une «mytho-logique», c’est-à-dire comme la mise en œuvre d’une sorte de logique qui ne peut être entendue que si l’on recourt aux présuppositions principales d’un modèle structural de langage. Le mythe correspond à un besoin de l’esprit, à une soif de comprendre, à un besoin de donner un Sens aux choses et pas seulement, comme le fait la science, de les expliquer dans des observations limitées. Le mythe donne une réponse… aux questions de l'homme curieux de connaître la raison des choses. Il s'agit donc d'un phénomène purement intellectuel. La mythologie comme la science est donc un produit de l'intellect... Ce qui la distingue de la science, c'est qu'elle donne infiniment plus de poids à l'imagination et pas assez à l'observation.
Le mythe s’avère être un outil logique qui opère des médiations ou des connexions entre des termes contradictoires; ces médiations elles-mêmes présentent des renversements, des permutations qui entrent dans des groupes de transformation; il peut être dit que le mythe, dans sa fonction logique (on peut déjà parler de la «pensée mythique»), «procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive».
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