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Léon-Joseph DE MILLOUÉ
BOD-YOUL
ou
TIBET
(Le paradis des moines)
| à partir de : BOD-YOUL ou TIBET
(Le paradis des moines)
par Léon-Joseph DE MILLOUÉ (1842-192x)
Ernest Leroux, éditeur, Paris, 1906, II+304 pages.
Édition en format texte par
Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
août 2012
TABLE DES MATIÈRES
Préface
Chapitre premier. Le pays : 1. Une nation ermite. — 2. Explorateurs européens. — 3. Géographie physique. Aspect général du pays. Montagnes. Fleuves. Lacs. Climat. — 4. Productions naturelles. Flore et Faune. — 5. Géographie politique. Gouvernement. Administration. Justice.
Chapitre II. Le peuple. : 1. Population. — 2. Caractère. Mœurs. Usages. — 3. Mariage. Polyandrie et Polygamie. — 4. Naissance. Funérailles. — 5. Habitation. Alimentation. Costume.
Chapitre III. Éducation : 1. Instruction. — 2. Langue et écriture. — 3. Imprimerie.
Chapitre IV. Métiers : 1. Agriculture. — 2. Industrie. — 3. Commerce.
Chapitre V. Histoire : 1. Histoire ancienne. — 2. Histoire moderne.
Chapitre VI. La religion : 1. Religion primitive des Tibétains. — 2. Introduction du bouddhisme au Tibet. — 3. Le lamaïsme. Sectes bouddhiques tibétaines. — 4. Réforme de Tsongkhapa.
Chapitre VII. — 1. Classement des divinités tibétaines. — 2. Sangs-rgyas, Bouddhas. — 3. Yi-dam, dieux tutélaires. — 4. Byang-c'ub sems-dpah, Bodhisattvas. — 5. Lamas, saints. — 6. Dâkkinîs, déesses tutélaires. — 7. C'os-skyong ou Drag-gçed, dieux protecteurs de la Loi. — 8. Yul-lha, dieux terrestres. — 9. Sa-bdag, dieux locaux. — 10. Démons.
Chapitre VIII. — 1. Les lamas et leur hiérarchie. — 2. Admission dans l'ordre. — 3. Initiation. — 4. Ordination. — 5. Études supérieures qui confèrent le titre de lama. — 6. Lamas incarnés ou Bouddhas vivants. Le dalaï-lama et le pantchen rinpotché. — 7. Vie et devoirs des lamas. — 8. Les religieuses.
Chapitre IX. — 1. Nature et objets du culte lamaïque. Offrandes et prières. — 2. Images sacrées et symboles. — 3. Ustensiles du culte. Instruments de musique. — 4. Cérémonies et fêtes. — 5. Baptêmes, mariages, funérailles. — 6. Culte populaire. Divination.
Chapitre X. — 1. Monastères et temples. — 2. Tchortens, manis et labtsés. — 3. Sciences et arts.
Index bibliographique
PRÉFACE
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p.I Commencée depuis plusieurs années, la publication de ce résumé très succinct de l'histoire du Tibet a dû être momentanément suspendue, alors que la première partie en était déjà imprimée, par suite de circonstances diverses — exigences budgétaires, nécessité de céder le pas à des travaux de plus grande actualité, tels que les thèses de MM. Bénazet, Soderbloom, Moret, Vellay, et la magistrale histoire du Népal de M. Sylvain Lévi.
Pendant ce temps de nombreuses explorations ont été accomplies dans ce pays si peu connu jusqu'ici et il en est résulté dans notre première partie une lacune qu'il importe de combler en signalant les travaux importants, surtout au point de vue géographique et ethnologique, de la mission Dutreuil de Rhins, le Tibet de M. Grenard, The Land of the Lamas de M. W. W. Rockhill, le compte rendu de la mission de la Chambre de commerce de Lyon, le rapport de la mission de M. Robin, les récits de MM. Sven Eddin, Narzoïmoff et Tsybikoff. Au point de vue religieux, ce retard nous a permis de profiter de travaux de premier ordre, tels que le Tchangtcha Hutuktu de M. Pander, le Lamaism de M. L. A. Waddell, ; le Panthéon Tibétain de M. S. d'Oldenbourg, et surtout de ceux de MM. Narzoïmoff et Tsybikoff qui ont eu la p.II bonne fortune de pouvoir séjourner quelque temps à Lhasa et y ont récolté une précieuse série de cinquante photographies, publiées par la Société de géographie de Saint-Pétersbourg à qui nous devons la gracieuse autorisation de donner quelques reproductions des principaux monuments du Tibet.
Nous devons une reconnaissance toute spéciale au Lharamba Tsanit Khanpo Lama Agouan Dordji qui, pendant les deux séjours qu'il a fait à Paris, a bien voulu nous donner des renseignements des plus précieux sur les idées philosophiques, les croyances et les institutions religieuses de son pays.
CHAPITRE PREMIER
Le pays
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1. Une nation ermite. — 2. Explorateurs européens. — 3. Géographie physique. Aspect général du pays. Montagnes. Fleuves. Lacs. Climat. — 4. Productions naturelles. Flore et Faune. — 5. Géographie politique. Gouvernement. Administration. Justice.
p.001 1. — Une nation ermite. Au centre de l'Asie, à deux pas des frontières de l'Inde anglaise et des avant-postes russes, entouré comme d'un formidable rempart par une ceinture de montagnes — les plus hautes du globe — et d'arides déserts, il est un petit peuple de quelques millions d'habitants qui, content de son sort et peu soucieux de goûter les bienfaits de notre civilisation, défie depuis plus d'un siècle les efforts tentés par les Européens pour pénétrer chez lui soit de force, soit par persuasion. Cet ermite des nations, cette contrée, sage ou folle, que la volonté de ses habitants — mieux encore que les obstacles accumulés par la nature sur ses frontières — rend plus inaccessible que les mystérieuses profondeurs du continent noir, se donne le nom de Bod ou Bod-Youl « Pays de Bod », forme corrompue du mot sanscrit Bhot, selon Hodgson qui s'autorise de cette étymologie pour émettre la supposition — très hypothétique à notre avis — que les Tibétains p.002 (Bod-pa) n'avaient encore donné aucun nom à leur pays avant la venue parmi eux, au VIIe siècle de notre ère, des missionnaires bouddhistes indous, leurs initiateurs à la civilisation 1. Les Chinois, qui sont en relation avec elle depuis nombre de siècles, l'appellent Si-Tsang ou Ouei-Tsang (du nom de sa partie principale, la province d'Oui ou d'Ou). Les Mongols la nomment Tangout, nom adopté par les Russes, ou Borantola. Enfin, les Européens l'ont désignée successivement sous les divers noms de Tébeth (qui paraît pour la première fois dans la relation du voyage du cordelier Guillaume de Rubruquis, ambassadeur du roi de France, Louis IX, auprès de Mangou, grand khan de Tartarie) 2, Tébet, Thobbot, Tubet et, en dernier lieu, Thibet et Tibet, dérivés probablement des expressions tibétaines Thoub-phod « Très fort », ou Tho-Bod « Haut-Pays » 3.
Cet étrange parti-pris d'exclusion absolue à l'égard des étrangers, dont le Tibet est aujourd'hui le dernier représentant parmi les peuples à peu près civilisés, passe à juste titre pour un trait caractéristique de l'esprit politique et du tempérament des peuples de race jaune, et s'explique généralement, — au point de vue physique, par la richesse naturelle de l'immense contrée, aire de cette race, assez fertile et assez abondamment pourvue de tout ce qui est indispensable à la vie pour pouvoir se passer des apports de l'étranger ; — au point de vue moral, par une profonde divergence d'idées, de mœurs et d'institutions avec les peuples, même les plus voisins ; — au point de vue politique, par la crainte de la corruption sociale, du relâchement des p.003 mœurs qu'amène le plus souvent un développement exagéré de la richesse et du luxe, qui en est la conséquence naturelle (préoccupation qui paraît évidente dans plusieurs édits restrictifs du commerce, rendus par les anciens souverains de la Chine), et du trouble que pourraient éventuellement apporter dans les institutions de l'État les opinions subversives, les exemples et les menées d'étrangers affluant en trop grand nombre. Cette explication — qui est celle que donnent officiellement les gouvernements de l'Extrême-Orient pour excuser leur exclusivisme — s'accorde assez bien avec la haute opinion qu'ont ces peuples de la supériorité de leur antique civilisation, et le mépris profond dans lequel ils tiennent les Barbares du ciel d'Occident ; mais, pourtant, elle n'est pas absolument exacte et ne s'applique qu'à un état de choses relativement moderne. Nous savons, en effet, que pendant plusieurs siècles, loin de s'ériger en pays fermé, la Chine a multiplié ses efforts pour étendre ses relations politiques et commerciales et accueillait volontiers les étrangers aventureux qui pénétraient chez elle, à quelque race qu'ils appartinssent : nous n'en voulons pour preuve que la faveur dont jouirent les Polo et les Mandeville à la cour de la Chine, et la façon courtoise — et même jusqu'à un certain point empressée — dont furent reçus les premiers Européens qui parurent dans ses ports. Quelle peut donc être la cause d'un changement aussi profond ? Nous n'avons pas besoin, pour la découvrir, de fouiller longtemps dans les Annales de la Chine ; il nous suffit, hélas ! d'ouvrir les relations de voyage de quelques-uns de ces hardis aventuriers qui, poussés par l'auri sacra fames plus que par la passion des découvertes, portèrent dans ces mers lointaines les divers pavillons des nations de l'Europe. Leurs pirateries, leurs brigandages — qu'ils racontent naïvement comme choses les plus naturelles du monde 1 — expliquent de reste p.004 les mesures de rigueur prises à leur égard ; de même que, plus tard, le zèle inconsidéré de certains missionnaires expliquera la haine et l'ostracisme qui les poursuivront avec plus d'acharnement encore que les autres Européens.
En ce qui concerne le Tibet, situé loin des rivages visités par les flottes européennes, ces faits n'ont pu avoir sur lui qu'une action réflexe et seulement depuis qu'il est tombé définitivement sous la domination de la Chine, et nous avons à chercher d'autres causes à sa méfiance jalouse.
Au début de son existence historique, il paraît avoir fait d'énergiques efforts pour nouer des relations avec ses voisins immédiats, la Chine et l'Inde ; l'un de ses premiers rois, Srong-stan Gampo 2 (617-698), épousa, dit-on, une princesse chinoise, fille de l'empereur Taï-Tsoung, et une fille du roi de Népaul, afin de resserrer les liens d'amitié qui l'unissaient déjà avec ces deux peuples. Il n'y eut pas de la faute du Tibet si les difficultés trop grandes du passage de l'Himâlaya rendirent à peu près nuls ses rapports avec l'Inde, et l'on ne saurait, en toute justice, l'accuser d'avoir de parti pris, fermé ses portes aux étrangers, tant que ces étrangers eux-mêmes ne lui eurent pas inspiré des craintes sérieuses pour son indépendance. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, en effet, les Européens purent y pénétrer et y séjourner avec assez de liberté ; mais, à partir de ce moment, l'appréhension d'un envahissement possible par les musulmans 1, ainsi que les ordres formels de la Chine, devenue absolument maîtresse du pays, décidèrent le gouvernement tibétain à prendre des mesures d'isolement rigoureuses, qui s'aggravèrent encore quand commença à lui arriver l'écho des conquêtes des Anglais dans l'Inde et de leurs p.005 tentatives d'empiétement, soi-disant pacifique, sur les peuples limitrophes dépendants du Tibet, Dardjiling, Sikkim, le Népaul, Ladak et le Cachemir 2. L'annexion de ces provinces à l'empire des Indes et les progrès de la Russie dans l'Asie centrale ne lui laissent sans doute plus guère d'illusions sur la perte prochaine du semblant d'indépendance que le protectorat chinois lui a laissé, échéance fatale qu'il s'efforce de reculer par une résistance désespérée à l'intrusion de l'élément européen.
En lui-même, ce pays pauvre, nourrissant à peine cinq ou six millions d'habitants sur un territoire à peu près double de celui de la France 3, difficile d'accès et d'un séjour peu agréable, vu son altitude considérable et ses conditions climatériques, n'est pas une proie bien tentante, même en tenant compte de la richesse prétendue de ses mines, et l'on ne s'expliquerait guère la compétition dont il est l'objet, si sa position exceptionnelle au centre de l'Asie n'en faisait la clef de tout cet immense continent.
2. — Explorateurs européens. Pendant tout le moyen âge, le Tibet ne fut guère visité que par quelques marchands chinois âpres au gain, et par les missionnaires bouddhistes indous que leur zèle propagandiste faisait braver tous les obstacles. L'élévation prodigieuse des montagnes couvertes de neiges éternelles qui l'entourent et ne peuvent se franchir, même pendant les mois d'été, que par un petit nombre de passages, d'accès très difficile, à une altitude au moins égale à celle du Mont-Blanc, la rigueur de son climat, les vents violents qui y règnent presque constamment, la sécheresse insupportable de l'atmosphère, la pauvreté du sol et la rareté de ses habitants, écartaient les p.006 voyageurs. Le commerce, considérable déjà, qui se faisait à cette époque entre la Chine, la Perse, les riches provinces de Mossoul et de Bagdad, suivait la route plus facile et plus sûre de la Tartarie, passant au nord du Tibet, au pied des monts Tsong-ling et Kouen-loun. C'est cette route que suivirent, en se rendant dans l'Inde, les célèbres pèlerins chinois, Fah-hian 1 en l'an 400 (ère vulgaire), Soung-Youn en 518 2 et Hiouen-Thsang en 629 3 ; c'est celle qui servait aux voyageurs arabes et persans qui fréquentaient alors la Tartarie et la Chine 4, et que parcoururent les envoyés du pape au grand khan de Tartarie, Jean du Plan-Carpin en 1246 et Jean de Mont-Corvin en 1293, Guillaume de Rubruquis, ambassadeur de saint Louis, en 1253 5, et l'illustre Vénitien, Marco Polo, (1270 à 1291) 6. Les moines bouddhistes, qui se rendaient de l'Inde à la Chine, prenaient de préférence la route de mer, plus rapide et moins fatigante ; et on signale seulement cinq prêtres de Ceylan qui, en 460, arrivèrent en Chine par la voie du Tibet 7.
Laissé ainsi en dehors du mouvement commercial, le Tibet — qui n'avait pas encore, pour s'imposer à l'attention du monde, la notoriété religieuse que lui donna plus tard son titre de « Terre d'élection du bouddhisme » et de siège de la papauté bouddhique — fut, jusqu'au XIIIe siècle, presque complètement inconnu à l'Europe, fort mal renseignée du reste, malgré sa curiosité avide de merveilleux, p.007 sur tout ce qui existait en dehors de ses frontières. Les premiers renseignements que l'on possède sur ce pays, sont ceux de Rubruquis, qui n'en parle que de ouï-dire comme d'une contrée fabuleuse, et de Marco Polo.
Guillaume de Rubruquis était un moine cordelier, de l'ordre des frères mineurs, que Louis IX envoya en Tartarie, — du temps qu'il faisait en Syrie la guerre aux Sarrazins, — auprès d'un prince des Turcomans qu'il nomme Sartach, et qui passait pour être chrétien. Parti de Constantinople le 7 mai 1253, il arriva, le jour de Saint Pierre-aux-liens, au campement de Sartach qui, ne voulant pas risquer de se compromettre, l'envoya à son père, Baatu. Celui-ci, à son tour, crut devoir faire conduire l'envoyé du roi de France auprès du grand chef des Tartares, Mangou-khan, qui résidait alors dans la cité célèbre de Karacorum. Cette ambassade n'eut pas d'autre résultat appréciable que de fournir à Rubruquis les matériaux d'une relation intéressante et utile à consulter, mais malheureusement insignifiante en ce qui concerne le sujet qui nous occupe : le Tibet étant resté en dehors de son itinéraire, il n'en parle que deux fois 8.
Marco Polo — fils d'un marchand vénitien, honoré de la confiance de Khoubilaï-khan, conquérant de la Chine et fondateur de la dynastie mongole — quitta Venise en 1270, à l'âge de dix-neuf ans, accompagnant son père et son oncle à la cour du nouvel empereur, où il passa vingt années, chargé de nombreuses missions dans les différentes provinces de l'empire. Rentré en Europe en 1289 ou 1291, il écrivit le récit de tout ce qu'il avait vu et entendu dire au cours de ses missions et de ses voyages. Dans cette p.008 relation, il donne sur le Tibet quelques renseignements précieux, quoique souvent tant soit peu fabuleux 1.
Le premier parmi les Européens, un moine italien, Odoric de Pordenone 2, donna une description de visu d'une partie du Tibet, où il réussit à pénétrer vers 1330 : peut-être même parvint-il jusqu'à Lhasa, que l'on croit reconnaître dans la capitale dont il parle sans la nommer.
En 1624 et 1626, un jésuite, le père Antonio de Andrada, fit deux voyages d'Agra à Tchabrang (province de Ngary-Khorsoum, dans le Tibet occidental) dont le râja le reçut avec bienveillance.
Quelques années plus tard, en 1661, deux missionnaires jésuites, Albert Dorville et Johann Grueber, entreprirent de rentrer de Pékin en Europe en traversant le Tibet, le Népaul et l'Indoustan, et accomplirent heureusement ce long et pénible voyage. Parmi les documents qu'ils rapportèrent se trouvait un portrait du dalaï-lama Ngavang-Lobzang, que le père Grueber avait pu dessiner pendant son séjour à Lhasa.
La cour de Rome, attachant une importance toute particulière à la propagation du christianisme dans cette forteresse du bouddhisme, encouragea vivement ses missionnaires à tenter de pénétrer au Tibet et d'y établir des missions permanentes. En 1706, ce sont deux capucins, les pères Joseph d'Ascoli et Francesco-Maria de Toune, qui partent du Bengale et arrivent sains et saufs à Lhasa ; puis, en 1716, c'est le jésuite Hippolyte Désidéri qui parvient à cette ville, après un voyage d'un an à travers le Cachemir et le Ladak. Enfin, en 1741, le père Orazio della Penna arrive à Lhasa avec cinq autres capucins et obtient de la bienveillance des autorités tibétaines d'y fonder une p.009 mission qui fut, cependant, expulsée quelques années plus tard 3.
Jusqu'à cette époque, comme on le voit, les obstacles que rencontraient les voyageurs européens au Tibet étaient d'ordre purement matériel, et les autorités du pays paraissent les avoir accueillis avec une certaine cordialité. On arrivait à Lhasa à peu près comme on voulait. Que se passa-t-il alors ? Quelles difficultés surgirent entre chrétiens et bouddhistes ? Y eut-il, comme c'est probable, une intervention énergique du gouvernement chinois pour étendre au Tibet les mesures appliquées dans tout le reste de l'empire ? Ce qui est certain, c'est qu'à partir de ce moment l'entrée du Tibet fut rigoureusement interdite aux Européens. Quand le gouverneur général du Bengale, Warren Hastings, voulut, en 1774, négocier avec le gouvernement tibétain une sorte de traité de commerce, il eut toutes les peines du monde à obtenir pour son ambassadeur, George Bogle, l'autorisation de franchir la frontière, et encore celui-ci ne put-il, malgré le caractère diplomatique dont il était revêtu, arriver jusqu'à Lhasa ; il fut obligé de s'arrêter à Tachilhounpo. Les mêmes obstacles arrêtèrent Samuel Turner, lorsqu'il fut chargé, en 1783, de reprendre la négociation où Bogle avait échoué 1. Lui non plus ne put dépasser Tachilhounpo.
Cependant, cet excès de sévérité ne découragea pas les explorateurs. En 1811, Thomas Manning entreprend de passer de l'Inde à la Chine en traversant le Tibet, et arrive jusqu'à Lhasa ; mais on l'oblige à retourner sur ses pas. Un autre anglais, Moorcroft, pénétra, dit-on, jusqu'à cette capitale en 1826 et fut assassiné au retour dans la province de Ngary. Les explorations — qu'il serait trop long et p.010 fastidieux d'énumérer toutes — se multiplient dans les provinces frontières de Ladak, de Ngary-Khorsoum, de Cachemir, de Népaul, de Sikkim et de Boutan, faites, pour la plupart, par des officiers de l'armée des Indes ou des fonctionnaires anglais, dont quelques-uns parviennent à faire de courtes incursions sur le territoire interdit. De toutes, la plus intéressante et la plus fructueuse au point de vue scientifique, fut celle du Hongrois Alexandre Csoma de Kőrős qui partit pour le Tibet, en 1823, dans le but d'y rechercher la trace des Huns, ancêtres des Hongrois, qu'il supposait originaires de ce massif montagneux. Bien accueilli au monastère de Kanam 2, dans le Ladak, à proximité du Tibet occidental, il s'y livra à l'étude de la langue tibétaine, dont il composa la première grammaire connue. Il se disposait à pénétrer dans l'intérieur du pays, lorsqu'il mourut, en 1830, à Dardjiling. Outre sa grammaire, Csoma a laissé plusieurs travaux de grande importance sur la géographie, les mœurs et la religion du Tibet, parmi lesquels le plus remarquable est son « Analyse du Kandjour et du Tandjour 3 », volumineux recueils des Écritures sacrées du bouddhisme.
En 1844, deux lazaristes français de la mission de Pékin, les pères Huc et Gabet, partaient de Hé-chui, dans la Mongolie septentrionale, traversaient la Mongolie, une partie du désert de Gobi et du Tangout, pénétraient au Tibet par la frontière du nord, et, après deux ans d'un pénible voyage, arrivaient en 1846 à Lhasa. Au bout d'à peine deux mois de séjour, ils furent expulsés par ordre du gouvernement chinois et ramenés au Ssé-tchuen par la route de Bathang, qui traverse dans sa plus grande largeur le Tibet p.011 oriental ou Khams. La relation de ce voyage 1 a soulevé de vives critiques ; on y a relevé de nombreuses erreurs de détails et, même, mis en doute sa réalité. Elle a, surtout, été vivement attaquée par le général Prjéwalsky, l'explorateur russe qui a refait, à quelques années de distance, une partie de l'itinéraire de Huc et Gabet, et dont la haute compétence donne à ses critiques une portée particulièrement sérieuse. Mais elle a trouvé aussi de chauds défenseurs : plusieurs missionnaires sont venus témoigner de la véracité de leur confrère ; Hermann von Schlagintweit déclare avoir rencontré au Boutan un lama qui avait habité Lhasa au moment du séjour des deux missionnaires français 2, et, tout récemment, le prince Henri d'Orléans, qui lui aussi a suivi une partie de la route de Huc, rendait hommage à la sincérité et à la fidélité de ses descriptions 3. Sans aller jusqu'à suspecter la bonne foi du missionnaire, et tout en tenant compte de la grande valeur des témoignages apportés en sa faveur, nous croyons qu'il y a de sérieuses réserves à faire sur bien des points de son récit : la description de Lhasa, entre autres, ne nous paraît pas vue, et peut-être serait-on dans le vrai en supposant que Huc et Gabet ont été obligés de s'arrêter aux portes de la ville sainte, ou ne l'ont traversée que furtivement et sans pouvoir y séjourner ; sur certains points, l'auteur de la relation se montre d'une crédulité bien naïve, ou d'une ignorance bien grande des sujets qu'il aborde, et, sans l'accuser d'avoir voulu altérer la vérité, on peut admettre qu'il a quelquefois un peu amplifié et n'a pas toujours su résister à la tentation, si dangereuse pour les voyageurs, de rapporter comme vu ce qu'il avait seulement entendu p.012 raconter ou lu. Malgré ces critiques, son ouvrage est généralement tenu comme faisant autorité en la matière.
De 1851 à 1854, l'abbé Krick fit deux tentatives pour pénétrer dans le Tibet par la vallée du Brâhmapoutra, et, à la seconde, fut assassiné à Samé, avec son compagnon de voyage, l'abbé Bouri 4.
Trois Allemands, les frères Hermann, Adolphe et Robert von Schlagintweit, parcoururent, à peu près à la même époque (1854-1858), diverses parties du Tibet et les contrées bouddhistes de l'Himâlaya, en particulier les provinces de Ngary-Khorsoum et de Ladak. Cette exploration assez fertile en renseignements de toute nature, coûta la vie à Adolphe von Schlagintweit 5.
De 1854 à 1858, l'abbé Desgodins et l'abbé Bernard font de vains efforts pour entrer au Tibet par le Ladak, et, à la suite de cet insuccès, l'abbé Desgodins est appelé à la mission du Tibet, établie sur la frontière du Ssé-tchuen. Arrivé à son poste en 1859, il pénètre jusqu'à Tsiamdo (qu'il nomme Tchamouto), capitale de la province de Khams, et tente, en 1862, de gagner Lhasa. Arrêté en route, il se rend à la mission de Bonga, fondée et dirigée depuis 1854 par l'abbé Renou. Malgré des difficultés de tout genre et la destruction totale de la chrétienté de Bonga, l'abbé Desgodins a continué jusqu'à ces dernières années son œuvre de missionnaire doublé d'un géographe distingué 1.
Nous avons encore à signaler, à une époque plus rapprochée de nous, les quatre voyages exécutés, de 1870 à 1885, dans la Mongolie et le Tibet oriental, par le général russe Prjéwalsky ; la tentative funeste qui a coûté la vie à notre compatriote Joseph Martin, mort de fatigue et de privations au moment où il atteignait les avant-postes russes ; enfin, p.013 l'exploration heureusement accomplie de Bonvalot et du prince Henri d'Orléans qui ont pu traverser une grande partie du Tibet, du Laos et de Siam.
Au moment où cette dernière expédition rentrait en France, une autre partait pour les mêmes régions sous la conduite de Dutreuil de Rhins. La compétence reconnue de ce géographe faisait concevoir les plus légitimes espérances pour les résultats scientifiques de cette mission. Il avait réussi à traverser, après un court séjour à Léh (Ladak), la partie septentrionale du Tibet, qu'aucun Européen n'avait encore foulée, lorsqu'il périt sous les balles tibétaines à une centaine de kilomètres de la ville chinoise de Si-ning, ajoutant un nom de plus au lugubre, mais glorieux martyrologe des pionniers de la science. Son dévouement du moins ne sera pas inutile, car son vaillant compagnon, M. Grenard, s'occupe en ce moment de la publication des documents que son énergie a préservés de la destruction.
Bien qu'ils ne soient pas Européens, nous ne pouvons nous dispenser de dire un mot des travaux fructueux, au point de vue géographique surtout, des pandits indous envoyés au Tibet par le gouvernement anglais pour suppléer, dans la limite du possible, les Européens, auxquels la prudence jalouse de la Chine ferme impitoyablement la porte de ce pays. N'excitant pas les mêmes méfiances et masquant leurs missions sous l'apparence de pèlerinages aux lieux saints du bouddhisme, — également vénérés par les Indous en raison des antiques légendes qui les rattachent au cycle mythologique du brâhmanisme, — ils ont pu rendre à la science de réels services. L'un d'eux, Naing-Sing, a fait trois voyages sur les frontières et dans l'intérieur du Tibet de 1865 à 1878 ; un autre, nommé Krishna, a pu, en 1878, pénétrer jusqu'à Lhasa, dont il a rapporté une description très complète ; et M. Sarat Chandra Dâs publie en ce moment, dans diverses revues anglaises, les résultats de ses nombreuses missions dans la terre sainte du bouddhisme.
p.014 3. — Géographie physique : aspect général du pays. Le Tibet, que les anciens Indous considéraient, non sans raison, comme le centre du monde connu ou plutôt soupçonné par eux, c'est-à-dire de l'Asie, et où ils plaçaient le mont sacré Mérou, séjour des dieux et support du ciel, — est constitué par un soulèvement de prodigieuse élévation, nœud de tout le système orographique et hydrographique du continent asiatique, compris à peu près exactement entre le 76° et le 96° degré de longitude orientale, le 28° et le 35° degré de latitude nord. Enserré entre deux principales chaînes de montagnes hérissées de pics neigeux, l'Himâlaya à l'ouest et au sud, et les monts Kouen-loun au nord, avec leurs ramifications des Bourkhan-Bouddha et des Bayan-Kara à l'est, il affecte une forme ovoïdale irrégulière, resserrée à l'ouest et s'élargissant à l'est, quelque peu semblable à un gigantesque haricot. Sa superficie est évaluée à 3.800.000 kilomètres carrés, soit sept fois la surface de la France 1, en y comprenant les pays limitrophes qui en dépendent géographiquement s'ils ont cessé, par suite de conquêtes, de lui appartenir de fait.
Le Tibet actuel est limité : à l'ouest, par l'Himâlaya cachemirien et par le massif des monts Tsong-ling, commencement de la chaîne des Kouen-loun ; au nord, par les monts Kouen-loun et Nan-chan, par le désert de Gobi ou Chamo et par la partie sud de la Mongolie occidentale ; à l'est, par les provinces chinoises du Kan-sou, du Sse-tchuen et du Yun-nan ; au sud-est, par l'État, aujourd'hui presque indépendant, de Boutan ; au sud, par le petit royaume de Sikkim, et, au sud-ouest, par celui de Népaul, qui ont fait un moment partie de son territoire, mais sont maintenant tombés sous le protectorat britannique.
On compare souvent le Tibet à la Suisse. Cette p.015 comparaison est juste quand il s'agit de la situation géographique des deux pays, chacun au centre des ramifications montagneuses de son continent ; elle cesse de l'être, si elle s'applique à la hauteur et à la distribution des montagnes, et surtout à l'aspect général du pays. Autant la Suisse est fraîche et riante dans ses plaines et ses vallées fertiles, autant le Tibet est lugubre et désolé avec ses plateaux hérissées de blocs de pierre arrachés par le froid aux flancs des rochers environnants, couverts de marais salants et parsemés çà et là d'un maigre gazon, avec ses vallons profonds et étroits où l'industrie humaine perd ses efforts à faire pousser quelque chétive moisson d'orge ou de mauvais froment qui mûrira à grand'peine. Les montagnes de la Suisse, bien cultivées à leur base, ceintes à leur zone moyenne de belles forêts et de pâturages verdoyants, sont majestueusement grandioses sous la neige et la glace qui les couronnent ; au Tibet, les montagnes sont des roches dénudées, crevassées par l'extrême froidure, sans aucune trace de végétation, tellement rapprochées les unes des autres qu'il n'existe plus d'horizon et qu'elles semblent être les lames pétrifiées d'un océan en courroux, n'ayant pas même le prestige de leur colossale hauteur, diminuées qu'elles sont de toute l'élévation générale du sol, dont l'altitude dépasse 3.600 mètres 1.
Tout différent est l'aspect des provinces frontières situées sur les gradins occidentaux et méridionaux de l'Himâlaya. Le Boutan, par exemple, présente à la vue la plus agréable variété. Les montagnes, dénudées au sommet, sont couvertes de forêts de la plus grande magnificence, avec, pour arrière plan, dans le lointain, les cimes neigeuses de l'Himâlaya.
« Tous les endroits qui ne sont pas à pic et où il se trouve un peu de terre, sont défrichés et mis en culture. On y a construit des gradins pour empêcher les éboulements. Il p.016 n'y a point de vallée, point de pente douce où l'effort de l'agriculteur ne se soit exercé. Les montagnes sont presque toutes arrosées par des cours d'eau rapides et il n'en est aucune où l'on ne voie, même sur les sommets, des villages populeux avec des jardins, des vergers et d'autres plantations 2.
Au pied des montagnes s'étendent de vastes plaines couvertes de forêts et d'une grande puissance de végétation, mais marécageuses et malsaines 3. La même description, à peu de chose près, peut s'appliquer au Népaul et au Sikkim.
Malgré sa grande hauteur au-dessus du niveau de la mer, le Ladak offre le même aspect agréablement varié et grandiose. Là aussi, l'industrie de l'homme s'est ingéniée à profiter des moindres parcelles de terrain favorables à la culture et a étagé sur les flancs des montagnes de magnifiques vergers où se rencontrent à peu près tous les arbres fruitiers des climats tempérés, surtout l'abricotier qui, par l'abondance et la qualité de son fruit, a valu à ce coin de terre le nom pittoresque de « Tibet des abricots ».
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