Anne F. Garréta Pas un jour À nulle








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[Nuit 1]


C*
C'est une boîte de nuit lointaine. On ne s'y entend qu'à peine. Il faut se hurler à l'oreille. Tu ne hurlais d'ailleurs pas. Tu te taisais. Laissais les autres autour de la table où vous étiez assis, s'époumoner, se tympaniser. Depuis une heure que vous étiez là, ta détresse allait s'approfondissant. Ton exaspération peut-être. Mais comment discerner la détresse de l'exaspération, de la mélancolie?

Assise à côté de C*, tu ne la regardais pas. Sentais simplement la présence de son corps à ta gauche. Son parfum parfois, par vagues.

Tu t'acharnais à mesurer minute par minute l'emprise progressive d'un désir exas­pérément physique dont tu te disais minute après minute qu'il est insoutenable déjà, t'étonnant qu'il puisse continuer de croître de minute en minute et qu'il ait pour effet para­doxal de te clouer là dans une paralysie quasi complète. Tu n'avais, tu n'as pas souvenir d'en avoir jamais ressenti d'aussi tyrannique. Tu en mesurais la progression ascendante. Ton corps s'était scindé en deux: un corps abstrait, imperceptible, doublant un autre, celui-ci tendu, blindé, exacerbé, paradoxe de pétrification et de pulsation. Incapable d'en détourner ta pensée, tant cet autre corps t'en­vahissait, tu assistais, impuissante, immobile, à ta propre colonisation par un désir inexpli­cable et obscène que ta volonté échoue à réduire, à circonscrire, à purger.

C'est contre toi, contre ton meilleur juge­ment que montait la vague de ce désir inhu­main. Une nuit avec C* n'entrait nullement dans tes intentions. Ne t'étais-tu pas déjà refusée une fois à ses avances? Car C* ne te plaisait tout simplement pas. Parfois même tu avais éprouvé pour son corps de la répulsion.

Mais, désir comme répulsion, sans pour­quoi et ne se pouvant expliquer. Et moins encore, que la répulsion ne raturât pas le désir.

Comment peux-tu éprouver un désir si immédiat, si ravageur pour une femme qui ne te plaît même pas? Une femme qui n'est d'au­cun de tes genres... Voilà ta détresse.

Tu t'appliquais maintenant à la regarder, à la détailler, recensant tous les motifs de débander. Tu te disais que sa bouche ne te plaisait pas, que son visage n'avait pas la finesse que tu apprécies, que son corps, s'il est souple, n'avait pas la délicatesse naïve ou la grâce énergique qui d'habitude t'excite, qu'à ses manières, ses gestes manquaient la netteté, la discrétion qui te séduisent.

Tu lui cherchais des défauts, inventoriais les adjectifs qui pourraient avoir raison de ton désir. Mais ce foutu désir demeurait rétif à toutes tes grossièretés, à tes calomnies même.

Voilà ta mélancolie: ce désir n'était pas de toi. Ce désir se fout de toi. Opiniâtre, aveugle, sourd, brutal, il est sans issue. C'était un désir à ton corps défendant, et ton corps lui-même, le traître qui déjouait sa défense.

Alors, le divertir? Tu avais commencé par cultiver l'espoir que C* n'en fût que l'objet d'accident, non la source. Et même alors, encore substituable. Tu avais cherché autour de toi des femmes à portée de regard. Te demandant, de toutes celles-là, laquelle aurait quelque chance de te plaire. Aucune. Alors au hasard, n'importe laquelle. Ensuite, commen­cer à songer à elle, t'appliquer à cette tâche, rapprocher l'inconnue du centre de gravité du désir qui t'occupe. Que son image tombe dans son champ. Mais non, rien. Pas le moindre mouvement d'attraction. Le regard et la chair n'appartiennent, semble-t-il, pas au même corps: l'image de l'inconnue et la pulsation du désir, chacune au foyer de galaxies, d'uni­vers parallèles.

Danser? Mais la danse ne ferait qu'aggra­ver cette section de toi qui vit sa vie propre. Toute la pesanteur et la tension du désir s'est concentrée en une lame de mercure qui ne cesse de marteler de son sourd ressac ton plexus.

Il te paraissait impossible que, si proche de toi, ne serait-ce qu'à te frôler, C* ne sentît pas cet étrange état de ton corps, qu'elle ne le reconnaisse pas.

D'où avait pu te venir surprendre ce désir? Une longue conversation l'après-midi pas­sée, assises sur un quai, une jetée où l'eau venait battre contre. Quelque chose dans ses paroles qui t'aurait attendrie, une vulnérabi­lité découverte... Une manière de se confier à toi, rompant avec l'impériosité précédente de ses requêtes, sa brusquerie sentimentale... Comme si elle abandonnait enfin quelque chose à ta merci, à ta discrétion.

Une conversation nocturne, la veille; un verre de whisky partagé sur une terrasse qui domine la ville; le calme de la nuit, la légè­reté de l'air, les nappes de lumière vacillante tout alentour, la complicité procurée par les longs silences, la solitude, l'altitude, l'horizon reculé?

Une danse, la veille encore, dans cette même boîte de nuit où, comme on se trouvait en territoire ennemi, il fallait mesurer ses gestes, prendre garde à ne se permettre contact que furtif, et pourtant, à la distance que vous conserviez, une étrange attraction se tissait, comme si d'invisibles fils ou forces liaient vos deux corps, et sans même vous regarder, les mouvements de l'autre deve­naient sensibles, toutes les feintes pour l'éga­rer déjouées, son corps comme prévenu ou prescient du rythme du tien...

Une lecture que vous aviez faite ensemble et où il t'avait semblé qu'en toi elle s'aventu­rait et qu'en elle elle s'offrait à te laisser pénétrer. Dans les phrases, dans le souffle qui porte les phrases, dans la voix qui profère les mots qu'avait-elle glissé, quel charme...

Une marche par une après-midi de soleil impitoyable dans les rues de la vieille ville? La cadence de vos pas sur le sol poussiéreux? L'errance, la déambulation, la voix?

Après la boîte de nuit, il y aura à nouveau la marche dans les rues, la terrasse, le dernier whisky peut-être. Comment y résisteras-tu? Toi qui, par le passé, n'as pas même su résis­ter à de bien plus légères incitations de tes sens désordonnés. N'attendant parfois pas même la certitude de ceux-ci pour te préci­piter à l'invitation la plus discrète... Comme on aime à s'exagérer l'empire du désir. Si résistible, si souvent. Combien de fois avons­-nous vraiment, sauvagement, impérativement désiré quelque corps? Considérez cette ques­tion, lectrice, oubliez vos effusions de cœur, vos effervescences de tête, vos effloraisons de vanité: combien de fois le désir jusqu'à fou­droyer la moelle?

C'est un ensorcellement, un envoûtement. Ou plutôt sans doute auras-tu surestimé la force tant de ta raison que de ta volonté. Tu te crois maîtresse de tes désirs; tu te crois libre d'y succomber ou pas; libre même de les délibérer. Foutaise qui se solde immanquablement en fouteries.

A ce jour encore, tu ne sais comment, par quelle voie - sûre, subreptice et pourtant cer­tainement évidente - C* a réussi à te donner d'elle ce désir brutal et triste qui, après t'avoir terrassée comme par surprise, te parut encore une pure énigme, et comme une mons­truosité inouïe, et jamais éprouvé à nouveau depuis. Tu la revois, voix, visage, pas, par­fum, errance, corps où se purger du désir insoutenable, où l'éteindre, seule issue au ver­tige.

C* avait cet art des femmes séductrices: l'intuition quasi infaillible de la faille par où dans l'autre le désir s'insinuera. Qu'avait-elle donc compris de toi, saisi de toi qui lui a donné un soir un tel empire sur tes sens? Qu'est-ce que son désir a donc diabolique­ment discerné de fracture dans l'ordonnance­ment de tes résistances et de tes pulsions pour si subtilement venir y verser le philtre qui dis­sout distance, répulsion, défiance, ironie, pos­session de soi?

Comment, d'où savent-elles?

Et quel Tristan fais-tu, mélancolique et envoûtée, dérivant sur ces vagues de parfum chypré qui te viennent aux narines, aux lèvres, triomphant de l'épaisse et lourde brume de fumée où vous étiez noyées?

Il faut savoir lui reconnaître sa victoire. Tu te penches à son oreille et, dans le tangage des basses, le claquement des percussions, les lames de reverb électronique, tu admets à voix basse ta défaite. A quoi servirait de la crier quand elle la sait déjà - et depuis long­temps sans doute?
[Nuit 10]


D*
Voici une aventure que longtemps tu aurais voulu pouvoir oublier, faire qu'elle n'ait pas eu lieu. Une histoire dont tu t'es dit, chaque fois qu'elle te revenait en mémoire, que tu aurais dû avoir l'intelligence - ou l'humilité - de te l'épargner.

Tu n'es pas certaine que l'examen que tu entreprends cette nuit des souvenirs que t'a laissés D* ne te jettera pas dans une irritation à la vision rétrospective de ta propre imbécil­lité suffisamment intense pour te faire renon­cer à ton projet.

Pourquoi donc choisir de t'y livrer? Tu en as bien assez d'autres et de plus agréables, ou de plus intéressants, à envisager. La matière ne te manque pas. Tu as à tenir un contrat de trente nuits et non pas de mille et une ou de mil e tre (Shéhérazade ou Leporello de soi-­même? Qui prétendra arrêter leur diffé­rence?), qui te forceraient il est vrai à aller exhumer les plus infimes, les plus lointains, les plus insignifiants, les plus passagers tres­saillements.

Un peu de courage, te dis-tu mentalement à toi-même, et forçant tes doigts à transcrire cela qui paraît maintenant à l'écran. Un peu de courage, ce ne sont que cinq mauvaises heures à passer. Tu te sentiras peut-être mieux à l'issue de cette opération. Si, au moins, tu pouvais disposer d'une petite anes­thésie locale. Mais ce n'est pas la douleur que tu crains, c'est le dégoût de la bile et des humeurs qui ont corrompu ces choses de la chair. Que te faut-il? Un verre de cognac? Tu te l'accordes.

Tu l'écris.

Tu le verses.

Considérons à présent calmement la ques­tion.

Tout avait commencé assez simplement, à l'occasion de tes quelques séjours en ville alors que tu vivais au loin. Séjours tout occu­pés de mondanités de-ci de-là, de visites en quelques lieux où tu menais sans grande conviction tes «carrières» diverses. Des sem­blants de carrières, des imitations plus ou moins réussies de carrières. Tu faisais signe à chacun de tes passages aux divers cercles de ta vie, une vie d'une grande dispersion tu l'avoues. Et à laquelle tu ne te rends que par à-coups, quand tu te réveilles (ou quand on te réveille, souvent brutalement) de ton absorption dans l'autre face, obscure, médi­tative, de la vie (celle qui a ta délictueuse pré­dilection). Tu as tendance à t'absenter du monde, du monde réel, du monde dans lequel il paraît que l'on vit. Ta manie déambula­toire, la fatalité du mouvement, tes départs, tes séjours ailleurs, tes éloignements n'en sont que la traduction paradoxale. Non que tu aimes voyager. Tu n'as pas le goût des voyages; tu maudis tout ce qui t'oblige à sor­tir de chez toi. Et pourtant, tu as la sensation d'avoir passé ces quinze dernières années de ta vie dans les aéroports, dans les gares, sur les routes. Lorsque tu calcules pour remplir chaque année tes diverses déclarations d'im­pôts...

(Car un des résultats de ta dispersion dans l'espace et de tes transhumances est d'avoir multiplié pour toi les complications de la vie matérielle et ses plaies: les déclarations d'im­pôts, les comptes en banque, les résidences, cotisations aux régimes de retraite, les permis, autorisations, abonnements, pièces d'identité de toutes sortes... C'est une avalanche mons­trueuse et contradictoire de papier, de traces, de formulaires, d'assignations et d'assujettissements qui te poursuit et enfle chaque année sans que tu puisses enrayer son déferlement. Et tu te dis et redis à chaque nouveau cour­rier, chaque nouvelle pile d'affaires courantes à traiter et que tu laisses, périlleusement, en souffrance - car les bras t'en tombent, tu remets à après-demain le paiement des fac­tures, l'encaissement des chèques, les répon­ses aux invitations, requêtes, propositions, injonctions, obligations... tu oblomoves à mort... -, tu te dis qu'il faudrait que tu te simplifies l'existence, que tu n'y puis tenir. Tu rêves d'une vie spartiate, réduite drastique­ment, impitoyablement, au strict minimum social, légal et matériel: tu l'exagères même jusqu'au presque rien. Une pièce, n'importe où. Ni téléphone, ni électricité, ni ordinateur. Un futon, une planche sur deux blocs, un stylo, un cahier, une bibliothèque non loin. Tu te nourrirais de pain, de fruits, de légumes crus, de viande crue s'il le faut (parviendras-­tu à renoncer à la cafetière? et au réchaud qui l'accompagne nécessairement?). Mais voilà le paradoxe: c'est qu'en fuyant devant l'envahissement de la vie matérielle, multipliant les exils, les séjours où tu te réjouissais de faire le vide, de larguer tout, tu te retrouves à mul­tiplier les sujétions... Tu achètes - car tu ne saurais résister au désir d'un volume qui te promet des transports de pensée ou d'imagi­nation - des livres que tu ne te résous jamais à abandonner derrière toi (pourquoi te faut-­il garder la trace de tes transports? pour les pouvoir réitérer?), tu te lestes de leur poids, et le désir du transport s'achève en malédic­tion de la possession et de l'accumulation des signes, des objets. Tu as fait franchir l'Atlan­tique dans les deux sens à des milliers de volumes; tu t'y es courbatu les reins, rompu les bras. Tu dissémines le fric que tu oublies de dépenser sur de multiples comptes, car tu n'as de désirs que pour des livres, pour des fuites que tu achètes à coups de billets d'avion. Et tu pars, emportant deux tee­shirts, deux chemises, deux pantalons, deux caleçons, parfois même rien, ton cartable. Et six mois après, parce que faire la lessive t'est une corvée à laquelle tu ne te résignes qu'en désespoir de cause, tu te retrouves, tu reviens lestée d'une garde-robe complète, uniforme (tu n'as pas de goûts de luxe ni de mode) et increvable (car tu ne tiens qu'au solide, à la bonne qualité, à ce qui saura résister au rigou­reux régime de tes usages... le léger, l'éphé­mère te paraît un gaspillage immoral... si tu ne peux compter que ces chaussures, ce blou­son de cuir te dureront des lustres, à quoi bon?) qui remplit tes tiroirs, bourre ton buf­fet trois corps, fait ployer ta penderie, jonche tes parquets, dévore l'espace et fait de tes pas une course d'obstacles. Et c'est miracle si ta mère te rendant visite en ton exil (car elle, adore voyager, et a grand souci de confort domestique), ne t'aura pas acheté avec amour l'indispensable batterie de cuisine et ce strict minimum en termes de torchons, d'assiettes, de verres et de couverts sans quoi on vit, pense-t-elle, comme un animal. Quitte à te charger comme un âne à l'heure du déména­gement... (Car comment jeter ce qui te vient de ta mère? Ce serait crime d'ingratitude et d'indifférence... Pas plus que les livres que tu achètes, tu ne peux te résoudre à jeter ce qui te vient de ta mère. Fatale fidélité.) Bien heu­reuse aussi, si elle n'a pas, profitant de ton absence, subrepticement déposé dans tes pla­cards de cuisine une part précieusement conservée de l'héritage qu'elle te destine et dont elle te charge et te comble pour ainsi dire en avance d'hoirie: un lot de petites cuillères dont elle te précisera bien qu'elles viennent en droite ligne de telle arrière-grand-mère (et dieu sait si ces pauvres gens en ont sué et bavé pour constituer de tels legs - rien que d'y penser, tu en as mal...), un fragment du trous­seau de ton père, tant torchons que serviettes brodés à ses initiales par les religieuses du couvent de la vieille ville transfrontalière, et dont il n'a pas l'usage (tu ne savais pas qu'on constituait aux hommes un trousseau; il y a là un mystère à élucider; tu cours à la librai­rie passer les rayons anthropologie, histoire et sociologie au crible; tu découvres un champ inouï de recherches, de questions, de spéculations; tu te documentes, tu te pas­sionnes, tu passes une semaine dans ton lit dans tes draps brodés aux initiales de quelque ancêtre - s'ils ne durent pas un siècle, à quoi bon? - à lire des volumes; ton lit en déborde... tu déménages sur le divan du salon...), et puis, ô surprise, la première pièce d'un service de porcelaine qu'elle a décidé de t'offrir en cadeau d'anniversaire (car des livres, tu en as bien assez, trouve-t-elle...) ou encore une petite douzaine de verres à cognac en cristal pour quand tu as des invités... Des invités? Misère! Dans quel état de délire enthousiaste étais-tu lorsque tu as lancé cette invitation? Il faut d'urgence mettre de l'ordre en ce bordel où tu tiens ton état de procras­tination chronique... Tu passes une nuit à tra­cer le plan d'une bibliothèque supplémentaire où loger l'excès, tu te désoles de ne pas dis­poser sur place d'un atelier où exécuter cet ouvrage de simple menuiserie (tu as bien rap­porté de la campagne une partie de ta collec­tion de varlopes, de guillaumes, de ciseaux àbois, de scies, d'équerres, de trusquins, et fait prendre l'avion à une cargaison de rabots anglais - tout cela trône sur ta cheminée d'où il a délogé quelques piles de livres -, mais tu n'as point eu le temps de construire l'établi dont tu rêves dans ta cuisine: ta mère et ton amante menacent divorce et désaveu si tu mets ce projet à exécution...).

Que faire?

Tu refermes cette longue parenthèse.)

Donc, écrivais-tu, lorsque tu calcules, pour remplir chaque année tes diverses déclara­tions d'impôts, à quoi tu emploies tes reve­nus, il te paraît que depuis quinze ans tu engraisses les libraires et les compagnies aériennes. Et lorsque tu as connu D*, tu engraissais tout particulièrement les compa­gnies aériennes par tes oscillations pendu­laires d'un bord à l'autre de l'Atlantique. Et entre deux oscillations, tu fis sa connaissance.

Disons qu'il te souvient assez distinctement qu'elle rechercha ta connaissance. Qu'elle eut, alors que vous ne vous voyiez jamais qu'en public, la subtilité de te manifester très discrètement, mais très indubitablement, son désir. Et tu l'admets, cela seul suffit à te trou­bler. Imaginez une situation publique, soirée, cocktail, réunion, convention, dîner, salon, congrégation quelconque de la vie courante. Supposez un désir que des bienséances diver­ses obligent à cacher à tous les assistants hor­mis l'objet de ce désir, lequel n'en éprouve initialement aucun, un désir qui ne trouve aucune occasion de se déclarer. Calculez les formes et les voies de votre communication. Dosez les moyens de votre dissimulation. Trouvez des stratégies secrètes de séduction.

Il te semble que c'est là un art en voie de se perdre. Et tu demeures admirative encore de la sûreté initiale de D* en cet art. Qu'il ait eu occasion de se déployer tient au paradoxe des paramètres de ce désir. Une situa­tion mondaine, une femme hétéro, dans une société qui l'est, religieusement, catholique­ment, jalousement, et un désir nécessairement clandestin pour une femme qui ne l'est pas. De quels codes jouer? De quels protocoles tirer profit?

A y resonger, une part cruciale de ton attraction pour D* a tenu à cela: la secrète captation des signes qui, au milieu d'une société aveugle et sourcilleuse tout ensemble, permettaient la reconnaissance initiatique du désir. Vous vous tenez dans une foule et, de loin, par une phosphorescence du regard, du corps, recevez le signe à vous seule adressé et de vous seule perceptible. Cela vous excepte de l'aveuglement général. Exaltation d'une lucidité qui paraît refusée aux simples mor­tels, aux simples hétérosexuels dont l'officiel relâchement des mœurs (qui n'a en rien entamé les privilèges et les réflexes anciens) a - à les entendre se plaindre, car leur reli­gion a ceci de comique qu'elle est triomphale et plaintive tout ensemble - radicalement désenchanté le désir. Vous êtes seules à voir le désir sous l'interdiction, dans l'inter-diction secrète.

Tu ajouteras ici deux choses. Que D* n'a pas été la seule femme à t'offrir le vertige de cette communication ésotérique du désir. Et que, dans ce que la langue commune s'acharne à désigner sous le nom d'homo­sexualité, la part qui a eu toujours sur ton imagination l'emprise la plus forte n'est autre que la sémiotique et l'herméneutique si sin­gulières qui découlent des situations de secret qu'elle peut impliquer. Enfin, c'est ce plaisir des signes, de leur labyrinthe où cacher et capter ce qui ne se peut dire, car hors la loi des codes, des langages institués et publics, que par-dessus tout tu prises, qui a fait que tu n'as jamais eu pour le ghetto la moindre affinité. Le langage t'y paraît pauvre, aussi pauvre que celui de la norme. L'inconnue radicale du désir, l'art de son surgissement, la stratégie de son dévoilement y ont été rame­nés à quelques équations simples et proto­coles codifiés. Rationalisation du désir, en apparence économique, tu l'admets, et libé­rale dans son effet. Mais pour l'animal inquiet que tu es (et qui, par-dessus tout peut­-être, aime son inquiétude et estime bien autre­ment la rationalité), sans charme et sans ver­tige. Tu aimes la possibilité de l'aveuglement, la brusque fulgurance de son éclipse. L'assu­rance de sa disparition sans reste te semble le leurre ultime, et un tour suprême de cécité.

D'où il a probablement résulté que le désir souvent t'est venu de femmes qui, pour la plu­part, professaient la religion dominante. (Les obstacles seuls auraient-ils fait ta constance, et celle de ton penchant?) Et tu peux affirmer sans rire à tous ceux qui dans l'homosexua­lité veulent voir l'attirance pour le même, l'at­trait de l'indistinction, le refus de la différence - ce nouveau shibboleth de la morale bien­pensante, ce mantra de pharisiens qui dans la différence s'y croient et, s'y croyant, la fixent et s'en décorent, revenant par là au même -,
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