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that I beg to differ. S'excepter de l'aveuglement général, disais-tu. Belle et noble ambition. Hubris qui ne saurait manquer d'être fatale. On risque de ne troquer jamais qu'un aveuglement pour un autre. A défaut de l'aveuglement commun, on s'aveuglera de singulière lucidité. D* te communiqua donc son désir. Secrètement. Puis privément. Et après quelques réticences de ta part, et le temps nécessaire à formuler et suggérer complaisamment un dilemme moral que ta vanité brûlait de trancher, car pourquoi le cacher, et tu ne te le cachais à l'époque pas même, D* était une femme typiquement désirable, tu le voyais dans et par les yeux des autres, tu te jetas les yeux fermés dans l'aventure. C'est-à-dire dans la plus banale des liaisons bourgeoises. Marivaux s'achevait en théâtre de boulevard, l'intrépide inquiétude des Lumières en positivisme plat. Quels souvenirs t'en reste-t-il? Des souvenirs de cinq à sept et d'heures de déjeuner passées dans ton lit à des exercices que tu ne te résous pas à qualifier d'érotiques. Nuits et week-ends prolongés chez elle à réitérer la même gymnastique. Car elle avait vocation à faire de toi une athlète en chambre. Tu as souvenir de trois nuits passées chez elle où elle te poursuivit de lit en lit, te réveillant pour de nouveaux marathons. Il était impératif, sous peine de la décevoir, que tu la baises debout dans l'antichambre; sous peine de la peiner, que tu la violes sur la table de la cuisine; sous peine qu'elle t'accuse de la mépriser, que tu la foutes renversée sur les coussins de l'ottomane du petit salon; crainte de lui donner le sentiment de n'être plus désirable, que tu la sodomises dans le lit de la chambre d'amis; pour te prouver sa passion, que tu la fasses jouir dans son lit à baldaquin; - et pour s'assurer qu'aucun meuble n'avait été négligé, que tu la branles contre le piano... Et surtout (mais là, tu calais, tu faillissais à la tâche) que tu y mettes les phrases, que tu éjacules ton excitation à son impudeur, que tu l'excites à l'obscénité et enfin la traites comme une pute. (Et là ta perplexité devint illimitée: comment est-on censé traiter les putes? Mal, apparemment. En objet, spéculais-tu. Ce qui, pratiquement, ne t'avançait pas beaucoup. Tu essayais, mais manifestement échouais, car il fallait recommencer encore et encore, dix fois par nuit, autant le jour, et, sans oublier aucun meuble, dans toutes les positions du kama sutra.) A l'issue de ces trois jours, rompue, des crampes irrémissibles dans le poignet, les doigts raides à ne plus pouvoir tenir un stylo, les reins courbatus, les bras, les épaules, la nuque douloureux, le dos lacéré, le cerveau halluciné de si peu de sommeil, dans les rues, la lumière du jour retrouvé te brûlait les yeux. Description d'un état qui pourrait aussi bien être idyllique. Mais, de même que formellement la narration de fiction est indiscernable de la narration référentielle (car elles se miment l'une l'autre au point qu'en ces deux miroirs jumeaux ne passent jamais que des mirages), la description de l'aliénation pornographique solipsiste est indiscernable de celle de la parfaite passion érotique partagée. So, what's the difference? La différence, c'est qu'il n'yen avait pas. D* avait pris un amant et avait eu le génie de choisir pour en remplir le rôle, une femme. Mais ce qu'elle eût peut-être craint - ou rencontré quelque difficulté à - obtenir de lui, elle ne risquait rien à en faire d'une femme dont elle s'arrangeait pour ne pas remarquer qu'elle en était une - l'instrument. La relation demeurait donc strictement hétérosexuelle. Pareille ironie suffirait à vous dégoûter de la lucidité. [Nuit 6] E* L'image que te présente ton souvenir ressemble à cela: une salle de conférence confusément gothique, des tables alignées dessinant une ellipse très allongée, ta tête que tu tiens entre tes mains sans doute pour lui éviter de divaguer et, dans cet espace interne où habite un je, une sensation vertigineuse de désert où viennent résonner les paroles que très loin, tout au bout de cette ellipse qui n'en finit pas, quelqu'un profère. La détresse, la détresse terrible d'être condamnée à rester là, à te tenir la tête. Car cela ne finira jamais. Cette sensation que tu n'avais pas connue depuis le lycée, depuis tes classes de lycée. A subir le déferlement de discours sans passion mais si pleins de componction, de dévotion, de certitude du bien. Un conclave de bigots radotant de la réforme du catéchisme littéraire post-retour du sujet. Tu t'ennuyais donc mortellement à ce colloque où l'on avait réuni, sous tu ne sais plus quel prétexte, une palette d'universitaires et d'écrivains divers. (Il te suffirait de fouiller dans une des piles de dossiers qui encombrent ton bureau et en quoi se résume l'archive de ta vie objective pour retrouver le programme du colloque et le texte que tu y prononças, mais à quoi bon? Tu as dit écrire de mémoire, et les failles en sont aussi troublantes et propres à ton propos que les lignes de crête.) C'est en règle générale une mauvaise idée que d'aligner des écrivains dans une salle et les faire causer. Il y a de quoi vous dégoûter de la littérature (ton seul possible remède au dégoût farouche de l'humanité dont tu ne sais alors vraiment plus comment te défendre). Ton ennui devait se voir; l'ennui te met d'humeur mauvaise. Une romancière française s'offusqua de tes propos. Lors d'un déjeuner, elle te fit grief de ce qu'elle considérait comme tes opinions outrageusement pro-américaines, dangereusement désenchantées, cyniquement nihilistes. Trop d'adverbes dans tout ce discours. Dans tous les débats elle s'essaya à te contredire. Elle avait des points de vue positifs, beaucoup de foi en supplément de ses adverbes. Toi, tu n'es jamais que sceptique. La religion de la littérature et de ses éminentes vertus, son humanisme, son hyperbole te font défaut. La contradiction te fortifiait; elle était, dans l'abyssal ennui qui t'assiégeait, ta seule jubilation. Il te sembla le dernier soir que, loin de prendre ces débats oiseux pour les banales joutes rhétoriques à quoi au fond ils se résument, ta romancière se croyait méprisée de toi et qu'elle en était blessée. Tu n'avais de surcroît pas manifesté avoir lu ses œuvres, tu n'en avais pas marqué de considération. Tu voulus, ce dernier soir, réparer l'impression sans doute brutale que tu lui avais faite et, lui demandant un exemplaire de son dernier roman, entrepris, dans le brouhaha des conversations d'apéritif, de le lire. C'était faire exhibition d'un talent que tu as acquis à force de lecture, et qui te permet de parcourir un volume de deux cents pages - pourvu qu'il ne soit pas la traduction grotesque d'une thèse de métaphysique allemande - en trente minutes et d'en retenir assez pour en causer. Ce qu'ensuite tu fis avec l'auteur, suffisamment bien pour qu'elle éprouve à tes remarques, à tes questions, de la surprise et du plaisir. En justification de ce petit talent, de cette petite arme secrète dont tu dus dévoiler les batteries, disons qu'un roman, c'est comme un moteur de voiture: n'importe quel mécanicien un peu professionnel sait à la première inspection en reconnaître le type, ses pathologies les plus courantes et l'articulation de sa mécanique. Il y en a quelques modèles courants, un nombre infime de rares, de ceux qui vous forcent à réviser vos connaissances, vous obligent à les démonter dans le détail pour en comprendre le fonctionnement. Il se rencontre plus de berlines familiales sur les routes de la littérature que de Ferrari ou de prototypes. Disons aussi que la littérature tient plus à tes yeux de la mécanique que de la religion. Tu n'y vois ni transcendance ni ineffable. Plutôt des soupapes, des cylindres, des allumages... Ce qui ne présume en rien des transports qu'elle peut nous procurer, non plus que des contrées où elle peut nous mener. Tu fis savoir à ta romancière que son véhicule était de bonne facture, mécanique solide. Qu'à l'oreille tout tournait parfaitement rond, que la musique du moteur était agréable, la carburation bien réglée. On se sépara donc après dîner sur un excellent sentiment et tu regagnas ta chambre d'hôtel, comptant faire tes bagages car demain le colloque se dissout, les romanciers français reprennent l'avion pour Paris, et toi celui pour N.Y. où tu résides. Pour une fois, tu te coucherais de bonne heure. Depuis combien de temps ne t'es-tu pas couchée de bonne heure? Tu étais en caleçon et la brosse à dents en main lorsque le téléphone sonna. Ta romancière te proposait de la rejoindre au bar prendre un dernier verre. Ça ou l'insomnie... Tu renfilas ton pantalon et pris l'ascenseur. Tu es assise dans un de ces fauteuils qu'on appelle club, face à une table ronde et basse. Calée confortablement au fond du fauteuil, les bras reposant sur les accoudoirs, jambes allongées devant toi. Le bar est un de ces endroits décorés de velours rouge, de boiseries, de lampes qui ne diffusent qu'une lumière tamisée. L'image du souvenir baigne dans sa pénombre rouge. La romancière se prénomme E* , elle est assise à ta gauche dans un fauteuil identique placé à angle droit par rapport à l'axe du tien. Elle se tient sur son bord, resserrée sur elle-même. Toutes ses manières, et jusqu'à celle de s'asseoir, sont d'une parfaite féminité. Ou comment occuper dans l'espace du monde le moins de place possible. Tu as commandé un cognac, tu en commanderas un certain nombre encore avant de quitter ce bar. Tu crois te souvenir sur la table devant vous de deux verres identiques. Mais tu ne saurais assurer qu'elle buvait elle aussi du cognac. Quant à la conversation, il te semble qu'elle a commencé par porter sur tes mauvaises manières, sur cette façon pas très féminine que tu as de t'habiller (à preuve le blouson de cuir qui ne te quitte jamais), de te tenir, de parler en te foutant de tout. Cette manière de monter à l'assaut et de dévaster les positions adverses. Choses que tu reconnais bien volontiers, mais dont tu ne t'excuses pas. Ton attitude la choque. Elle te dira plus tard avoir envié cette désinvolture. Elle te parle de son mari, de son amant, de ses enfants, de ce qu'elle écrit. Tu l'écoutes, songeant aux raisons qu'elle a de se confesser ainsi à toi, et que te veut-elle au fond. Puisqu'elle sait ne pouvoir te convertir aux bonnes manières, non plus qu'à ses dévotions. Tu ne sais plus si elle t'irrite ou si elle t'attendrit dans ses efforts de bonne foi pour définir et, sans peut-être s'en rendre compte, justifier qui elle croit devoir être et sa vie. Quelle forme de reconnaissance cherche-t-elle à obtenir de toi, et pourquoi de toi? Tu bois du cognac et, du fond de l'engourdissement léger qu'il te procure, tu sens comme un remords à traiter cette femme de manière si cavalière. Tu manques, il te semble, tu as manqué de délicatesse. Son agressivité à ton égard pouvait n'être qu'une forme - inefficace - de défense. Mais contre quoi? Elle te pose sur toi des questions, tu ne sais plus lesquelles, et tu y réponds avec toute la cordialité possible. Il te vient à l'idée qu'à défaut d'autre chose, elle cherche à te séduire. Que le désir serait la forme ultime ou in extremis de la reconnaissance qu'elle a le sentiment sans doute que tu lui as refusée. L'idée a dû te faire sourire, car elle remarque ce sourire et te dit qu'elle te préfère comme ça, qu'elle est heureuse d'avoir eu l'idée de t'appeler pour prendre ce verre. Sans quoi, jamais elle n'aurait vu l'autre face de toi. Celle qui sourit. Cela ne manque pas de te faire sourire plus encore. Car nous y venons. Nous flottons de concert dans le tiède bain du dévoilement de soi, la révélation des secrets, la fiction des visages cachés. Bon médium pour l'inspiration du désir. Tu te demandes brièvement en finissant ton cognac, et tandis que le liquide brûle sourdement dans ta bouche et dans ta gorge, si tu en aurais envie. Tu te sondes à la recherche d'un désir. Il suffit d'ailleurs - tu le remarques souvent - de chercher pour trouver. Et peut-on, en conscience, refuser à une autre conscience la reconnaissance? Ça ou l'insomnie. Un autre cognac devrait suffire à te rendre positivement charmante. Attentionnée. Emouvante de douceur contrastant ainsi avec ta précédente sauvagerie. Lorsque vous vous levez et quittez le bar, la cordialité a atteint entre vous un improbable sommet. Ta duplicité est parfaite: si tu te sondes, et tu ne cesses de le faire, tu perçois deux courants traversant ta conscience (comme dit la grotesque métaphysique allemande). L'un, agréable et doux, a toute la chaleur instillée par l'alcool et le confort du bar: c'est un joli filet de bienveillance sincère et ironique. L'autre, très froid, considère la situation d'un œil implacable: vous voici dans un nouvel épisode de l'éternelle lutte des consciences pour la reconnaissance, et le terrain, une fois encore, sera le désir. La seule question est celle du moment, du mouvement, de l'occasion qui engagera la bataille. Il est trois heures du matin, vous prenez l'ascenseur. Sa chambre se trouve deux étages au-dessous de la tienne. La porte glisse sur ses rails. Le palier est désert. Il ne s'agit plus que de vous dire bonsoir. Tu la vois hésiter à te tendre la main, sembler incliner à des adieux moins formels. Saisissant l'invitation, tu l'enlaces. Cela dure un moment que tu observes d'un œil dont la froideur te désole. Elle s'arrache enfin, balbutie quelque chose comme, non, je ne peux. Et s'enfuit. Tu rentres dans l'ascenseur, appuies sur le bouton de ton étage, songeant combien tout cela est étrange et familier et que ce jeu te fatigue un peu, le jouer encore et toujours selon les règles implicites mais admises réserve si peu de surprises. Qui osera en inventer d'autres?.. Déjouer... De retour dans ta chambre, tu songes en te déshabillant que tu auras bien mérité de la littérature, décidément ces colloques sont épuisants et tu t'es conduite avec plus de délicatesse que tu ne t'en serais crue capable, car après tout, E* n'a plus aucune raison de t'en vouloir, ne lui as-tu pas donné entière satisfaction? Tu étais en caleçon et la brosse à dents en main lorsque le téléphone sonna. On dira que cela est trop beau pour être vrai, que ta mémoire te joue des tours et remonte le même plan dans le film de cette soirée. Peut-être. Mais pourquoi revois-tu, si claires et distinctes, les rayures bleues de ce caleçon que tu portais? Te revoici hors de ta chambre, à prendre en sens inverse l'ascenseur, à enfiler les couloirs en direction de la chambre numéro tu ne sais plus combien. Il y a quelque chose d'assez réjouissant, il te semblait, à aller ainsi en plein milieu de la nuit, longeant porte après porte, et savoir qu'une femme vous attend derrière l'une d'elles au bout d'un dédale de couloirs. C'est une scène de très mauvais roman ou de mauvais film, et tu la savoures en mécanicienne professionnelle. On dirait une parodie. Et tu en es le personnage consentant. Tu as pris place dans une sorte de deux chevaux d'auto-école, avec double commande, double pédalier. Les vitesses passent avec des raclements terribles, la marche arrière se distingue à peine de la quatrième, la suspension est abominable et le paysage ne défile pas vite. La conductrice écrase l'accélérateur et le frein des deux pieds en même temps. What a ride. Et elle a pris avant de t'appeler, te dit-elle, une double dose de somnifères...! Même pas sûr qu'on aura assez de carburant pour faire l'étape... Elle attend par ailleurs dans quatre heures un coup de téléphone important et qu'elle désire confidentiel. Jamais vu une conductrice aussi terrorisée de la route qu'elle a prise. N'a-t-elle jamais roulé que sur autoroute dégagée, en terrain plat, et encore, avec boîte automatique et régulateur de vitesse? ... Embrayons. Il te semblait qu'elle assistait au spectacle de son propre désir effaré. Tu eus même le soupçon qu'elle mimait les bruits du moteur qui s'emballe, comme assis dans un carton on fait vroom vroom et s'imagine aux 24 heures du Mans. De son corps, que tu revois nu dans la lumière qui filtrait du dehors par les rideaux mal joints, un corps mince, tendu sous tes mains, surgit dans ton souvenir l'éclat fixe de ses yeux posés sur toi sans relâche, sans abandon. Elle s'était comme absentée de son corps qu'elle te laissait et qui à tes sollicitations, investigations réagissait sensiblement mais comme automatiquement. Tu eus la tentation de lui bander les yeux, mais réfléchis que c'était là lui demander comme un désarmement unilatéral. Pour ne plus voir ses yeux, tu t'étendis sur elle, entre ses jambes qu'elle referma instantanément autour de toi, et cachas ton visage dans sa chevelure. Puis tu commenças à t'ennuyer. Tu avais la tentation presque irrésistible de penser à autre chose. Tu t'étonnais d'être condamnée à passer cette nuit absurde dans les bras d'une poupée mécanique dont chacune de tes oscillations semblait remonter le ressort, qui ne te lâchait pas mais ne t'émouvait pas et que tu désespérais d'émouvoir. On roulait en descente en cinquième polonaise, et à la vitesse grisante de ces transports, les défaillances de la suspension, loin de vous donner du ressort, vous secouaient. Bad trip. Et quel point d'honneur imbécile t'interdisait de t'arracher de ses bras et de la planter là pour aller retrouver ton lit à toi où tu ne te regarderais ni dormir, ni rêver? Tu sais que tu t'endormis. Mais que plus tard, filtrant à travers ton sommeil, une inquiétude te réveilla dans un sursaut. C'était, en ouvrant les yeux, la voir te regarder, voir son visage penché sur toi et qui te regardait tandis que tu dormais. L'insomnie plutôt que ça. Tu lui demandas ce qu'elle faisait. Elle te répondit qu'elle te regardait dormir. Tu jetas un coup d'œil subreptice à ta montre. Dans trente minutes les deux réveils qu'elle avait disposés à sonner l'alarme se déclencheraient, signalant l'heure convenue de ton départ. Se souvenait-elle seulement de l'échéance qu'elle avait si impérativement posée, fait promettre de respecter et qui sifflerait la fin de partie? Tu lui demandas si elle avait l'habitude d'ainsi regarder dormir les gens qui partageaient son lit. Elle dit que non. Il y a un blanc dans ton souvenir qui s'étend jusqu'à l'instant où elle prit ta main et l'amena contre son ventre. Tu la laisses disposer de ta main, curieuse de découvrir jusqu'où elle la voudrait mener. Plus curieuse encore de ce que tu la vis fermer les yeux quand elle l'eut abandonnée sur son sexe. Tes doigts glissant selon la pente naturelle en écartent les lèvres, tu en sens la moiteur ombreuse et palpitante. Ses paupières tressaillirent mais demeuraient fermées, et encore lorsqu'ils en forcent l'entrée et s'en retirent pour aller s'égarer parmi les reliefs de sa chair. Tu l'écoutais, prenant soin de ne pas presser son plaisir. Rompant le rythme dont tu pressens qu'il la rapproche trop près de jouir, glissant d'une caresse à une autre sans lui laisser le loisir de s'y fixer avec certitude. Tu t'étonnais qu'elle te laissât ainsi la décevoir, et que son corps parvienne à suivre tous les détours que tu prenais. A quel moment s'emparerait-elle de ta main pour la forcer, la contraindre à conclure, la fixer dans sa chair et d'un coup de reins se délivrer de l'insoutenable fuite du plaisir? Mais c'est le temps de la remémoration qui à présent te presse de conclure. Le réveil a sonné. Tu te souviens avoir interrompu ta caresse inachevée. Tu te souviens de la surprise de E* et lui avoir rappelé la promesse qu'elle avait exigée de toi. Tu te souviens t'être rhabillée, avoir retracé ton chemin par les couloirs encore déserts. S'est évanoui du souvenir ce qu'alors tu n'as pu manquer penser de cette nuit dont la froideur contrainte, la cruauté paradoxale et la vaine inquiétude aujourd'hui t'étonnent. [Nuit 3] H* Il se rencontrait de tout dans l'une des boîtes où tu passais tes nuits à recueillir (propension flaubertienne) la documentation nécessaire à informer un petit roman auquel tu travaillais. Ta passion de l'exactitude t'avait même menée à t'engager en ces lieux comme disquaire. Tu occupais ainsi utilement et profitablement tes insomnies. De ton perchoir tu pouvais collecter ce dont, pour te rassurer de l'ennui ou du dégoût qui parfois te prenait, tu te disais que cela constituerait pour tes travaux présents et futurs, une masse précieuse de données - réalistes, psychologiques, sociales, anecdotiques, urbaines etc. Tu observais avec méthode. Une nuit que tu officiais et observais à ton accoutumée, il passa au pied de ton perchoir, en compagnie de l'infâme salope qui tenait la boîte, une créature séduisante et stylisée qui, comme sur une scène de théâtre on exagère voix, gestes afin de mieux signifier au public la passion qu'il s'agit de représenter, théâtralement donc arrêtée, saisie et moitié renversée se retenant à la rampe qui courait le long de l'escalier menant à ton perchoir, s'écria, selon la classique technique de l'aparté sur scène, à l'adresse fictive de la patronne, mais assez fort pour que tu l'entendes, ceci: «qu'il est beau ton disquaire!» Et suspendant tout mouvement, elle se figea comme en extase invincible à tes pieds. A quoi, déchiffrant le sens de l'hyperbole et de la pantomime, mais étonnée du genre de l'exclamation, tu souris comme on sourit à une comédie qui menace verser dans la farce. La patronne eut la charité de la détromper sur ton genre, révélation qui ne sembla ni dépiter ni désarçonner ta comédienne toujours pâmée spectaculairement dans une pose qui mettait en valeur la ligne gracile de son buste, sa gorge, ses épaules largement dévoilées par le décolleté de sa robe d'un goût que tu ne trouvais pas mauvais. Tu l'invitas, comme il se doit, à te rejoindre sur ton perchoir, lui offris le haut tabouret de bar posé tout au bord du gouffre d'où tu l'avais extraite et lui commandas, sur ton contingent, un verre. Elle s'assit, croisant haut les jambes, qu'elle avait fuselées, accrochant le haut talon d'une de ses chaussures au barreau du tabouret, sortit un paquet de cigarettes de son sac à main (un sac à main de soirée, il te semble, une de ces pochettes de petit format recouvertes de soie noire), pour en extraire entre ses doigts aux ongles longs et peints une, qu'elle porta lentement à sa bouche soulignée d'un rouge à lèvres assez discret pour que tu ne le remarques qu'alors, au terme du parcours qui amenait ton regard de ses cuisses où avait reposé le petit sac jusqu'à sa bouche. Si tu avais bien lu la scène, elle te faisait l'Ange bleu, et autres drames de femme fatale ou fatalement frappée d'un coup de foudre. Il te semblait que la didascalie suivante indiquait quelque chose comme: le héros (gentleman, voyou ou jeune Professor Unrat) allume la cigarette de l'héroïne. Ce que tu ne manquas pas de faire avant de te jeter sur les platines dont t'avait trop longtemps distraite la créature, et d'y accrocher au vol une galette et, de break en intro, faire un enchaînement standard et sans surprise. Puis, d'enchaînement en enchaînement, on causa. De choses et d'autres, futilités, remarques sur les têtes inconnues, les habituées, la nuit et ses mœurs. Tu prenais bien soin d'offrir toujours une flamme aux cigarettes de H* (elle t'avait dit s'appeler ainsi) et de badiner comme il se doit, enchaînant, mixant de même que les disques, les répliques des vieux scénarios, des vieilles comédies sentimentales. Elle descendit plus tard du tabouret avec grâce, te remerciant de ton hospitalité, de ta conversation, de ton feu et s'en fut en te soufflant un baiser d'adieu et esquissant une pose de ravissement au pied de ton perchoir, comme en écho de la première scène du premier acte qu'elle y avait joué. A la fin de la nuit, alors qu'on fermait, la patronne te demanda comment tu avais trouvé sa vieille copine H*. Charmante. Elle eut un rire de triomphe et de sa voix rauque et grasse de vieille maquerelle, vous vous doutez bien, ma chère, c'est un trans, il vous a trouvée d'une galanterie parfaite. Tu t'en doutais en effet, à la voix trop grave, à la féminité trop visiblement calibrée et calculée de H* . Il était peu probable cependant qu'elle eût chargé la vieille de faire ces révélations pour désamorcer un aveuglement dont elle aurait eu peu à redouter. Pourquoi donc balancer ainsi le secret de ses vieilles copines et faire à leur place des aveux qu'on pouvait soupçonner H* de ne pas désirer exposer sans fard aux objets de ses feintes? Petite trahison et saloperie de maquerelle. Indélicatesse triomphale qui désape et met à poil en deux mots les secrets fragiles et les pudeurs tant bien que mal composées. H* revint plusieurs fois passer des heures de la nuit, assise immuablement sur ce haut tabouret près de toi. Fumant patiemment, croisant et décroisant ses jambes, attirant les regards des femmes qui passaient. Elle se représentait aux yeux, sur cette estrade exposée à tous les regards, comme un objet obscur, séduisant et fatal, sirène attachée à son rocher d'élection. Tu n'avais rien modifié de tes manières. Tu la traitais avec toutes les attentions possibles. Tu la laissais régner sur le petit royaume d'où tu gouvernais le rythme des nuits. Elle s'appuyait parfois familièrement sur ton épaule pour te confier aux yeux de tout le monde des choses à l'oreille. H* te fit une nuit le récit auquel tu t'attendais. Jamais tu ne lui avais posé de questions qui l'eussent contrainte à dévoiler ou à cacher le secret de son identité. Tu avais évité aussi les interrogations sur son métier, sa vocation, ses activités passées et présentes. Faut-il vraiment que tu rapportes son récit en ses détails les plus tragiques ou sordides? Sans doute, je ne vous apprendrais rien. Ni du bordel, ni de la boucherie de ces affaires. Il semblait qu'elle en parlât tranquillement. Et tu l'écoutais tranquillement. Elle te rapporta tout aussi tranquillement ce qui avait été la terreur de sa vie, qu'un client, se réveillant de son aveuglement, dans un éclair de lucidité ou d'horreur, l'assassine. Et, alternativement s'étonnant - y avait-il de la coquetterie ou du désespoir dans cette remarque? - de ce qu'ils ne remarquaient jamais rien, qu'ils ne voyaient pas la différence, et qu'ils ne la voyaient toujours pas même après qu'elle la leur eut, parfois, dite. Elle revint encore une fois te voir après cet aveu. Identiquement parée et charmante. Tu l'accueillis comme au premier jour - ou plutôt à la première nuit - lui offrant son drink habituel. Elle sortit son paquet de cigarettes de sa pochette de soie, en saisit entre ses doigts aux ongles longs et peints une, qu'elle porta lentement à sa bouche soulignée d'un rouge à lèvres plus violent qu'à l'habitude, observant ton regard qui remontait dans le sillage de la cigarette, de ses cuisses jusqu'à sa bouche. Aspira longuement la première bouffée de sa cigarette allumée à la flamme de ton zippo. Et de frivolités vous conversâtes comme avant, comme toujours. Et penchée à ton oreille, comme avant, comme toujours, elle te glissa de sa voix grave des confidences de rien. Puis te quitta, mimant une fois encore au pied de ta falaise la scène du ravissement et du regret. [Nuit 7] I Il est trois heures du matin. Tu convertis automatiquement cela en l'heure qu'il fait à l'instant de l'autre côté de l'Atlantique. Tu vis dans deux fuseaux horaires simultanément (ou plutôt échappes et t'échappes de l'un dans l'autre constamment). Quoi d'étonnant à ce que tu te couches à neuf heures du matin s'il est en fait en une autre région de ton cerveau six heures de moins? Et c'est à des heures honorables qu'en dépit des apparences tu te lèves (sauf les jours où tu fais cours... là, c'est torture que de devoir s'arracher du lit à l'heure où d'ordinaire tu t'y mets...). Mais une fois rendue sur l'autre bord, tes insomnies te lâchent-elles pour autant? Nuit américaine: c'est ainsi qu'on désigne ce procédé cinématographique par lequel, en plein jour, on filme de manière à donner l'illusion de l'obscurité nocturne. Il est trois heures du matin et tandis que tu frappes à ton clavier, ta bécane délivre dans le casque posé sur tes oreilles - car il est pour tes voisins, réellement, trois heures du matin: pas question de faire usage de ta chaîne stéréo - la musique de tes nuits réellement américames. Highway music: quelque chose qui percute dans les baffles, synchronisé à la vitesse de croisière. Ta vie américaine: un road movie sans caméra. Moyenne: deux mille miles par mois. Une pointe, une fois, à cinq mille miles en trois semaines. Musique de route, celle que tu joues en boucle quasi hypnotique sur l'autoradio/lecteur de CD des bagnoles que tu loues durant tes séjours là-bas. Tes voitures: tu as pour règle d'en changer tous les mois. Certains modèles cependant ont ta prédilection. Ainsi, longtemps, la Pontiac Grand Am (son nom surtout te plaisait: grande âme ou grande dame... pour le reste, une belle gueule, surtout habillée de rouge, mais spartiate, ascétique même jusqu'à la rigueur...); à défaut, Buick Regal ou Chevrolet Lumina (vrais canapés sur roues... poltron morbide, comme on dirait en italien); enfin, infidélité unique, une Toyota Solara... V6 toujours, coupés le plus souvent possible... Et boîte automatique pour la fluidité et le cruise control... Il est trois heures du matin. Tu ne dors pas. Tu te fais un café serré. Tu cales ton ordinateur dans son sac. Tu fermes ta porte. Prends ta voiture. Devant toi, cinq ou sept cents miles de route. Tu longeras la côte Est ou tu traverseras les Appalaches. Tu as noté sur un ruban de papier les numéros des voies que tu emprunteras successivement, relevés sur ton RandMcNally. Les routes sont désertes. Le ciel est noir translucide. Les vitres sont abaissées pour laisser venir à toi les odeurs de la nuit. Le grondement des basses de ta musique de route s'enroule au grondement du V6. Il est des morceaux qui se sont comme collés aux paysages à travers lesquels ils t'emportaient et qui superposent toujours à l'écran de l'ordinateur ou contre le pare-brise de toute voiture, un ruban de route aussi loin que portaient les phares... La section de 1'I-95 qui, de New York, une nuit où ton avion était arrivé à trois heures du matin, te mène au nord vers New Haven. A mi-parcours, la vision de cette centrale plantée sur l'estuaire de la Houseatonic River, qui se noie la nuit dans la nue de vapeur qu'elle recrache par toutes ses cheminées. La course contre les avions qui atterrissent ou décollent des pistes de l'aéroport de Newark, parallèles au New Jersey Turnpike, parmi les raffineries géantes posées au milieu des marais et qui clignotent, seules étoiles visibles au ciel barbouillé de leurs exhalaisons. La nuit éteinte des quartiers dévastés de Philadelphie, fenêtres boarded up ou béantes, noircies par l'incendie, cadavres de voitures embaumés dans les herbes d'allées aveugles. L'autoroute qui traverse la Virginie de l'Ouest, lancée au-dessus des vallées, sur pilotis, touchant à peine le paysage. Quand elle le touche, c'est pour le saigner. Taillées dans la roche, des béances où s'engouffrent les phares de ta voiture. Veines de charbon qui affleurent, noires, striant les parois. Après un col, un lacet, un fleuve. Dans la nuit froide de février, les volutes de vapeur blanche enchevêtrées des usines de Marmet, halos des lampes à arc illuminant les docks, les péniches chargées de minerai d'un noir absolu. Dix miles et trois ponts plus loin, le dôme doré à l'or fin du capitole de Charleston. En quittant l'Interstate à Ripley pour prendre l'US-33, de chaque côté, le défilé des mobile homes et des caravanes, drapeau au vent. A l'aurore, sur l'Ohio, la grand-rue en bord de fleuve de Pomeroy qu'on dirait sortie, car à cette heure encore le monde est un film en noir et blanc, des archives photographiques de la W.P.A. Une route à deux voies - du Michigan, de l'Illinois? - que plus personne ne prend, traverse encore des petites villes d'un autre temps, solennelles quand elles dorment, qu'on voit arriver de loin, précédées par des églises perdues en plein champ. Une route - de Géorgie, de Caroline? - : asphalte d'un noir profond, aux bandes réfléchissantes d'un blanc éblouissant, au milieu d'une forêt qui n'en finit pas. Où tu ne suis personne, ne croises personne et ne discernes dans ton rétroviseur que le rougeoiement de tes propres feux de position. Un lac sous la lune, presque chinois, dans sa platitude défiant toute grille perspective. Plan calme argenté, piqué de roseaux gris. Ta voiture comme surfant à sa surface. Chesapeake Bay où s'engloutit corps, voies et âme, émerge, rampe et spirale, s'arque, câbles et haubans, replonge sans fin le frêle ruban d'acier et de béton d'un vertige. La falaise contre quoi le Tappan Zee Bridge semble vouloir se jeter, l'élégante esquive de sa courbe au ras de l'abîme. Rrose Ssélavy avait raison: le grand art américain, ce sont les ponts. Dans le froid si vif des montagnes, dans la chaleur humide des plaines du Sud en été, quand tu t'arrêtes pour faire de l'essence, aller pisser dans des toilettes qui sentent le lysol, faire le plein de coca-cola, tu poses le pied à terre, tu marches sur la lune. You're two thousand light years away from home. Tu passes en ce lieu où jamais sans doute tu ne reviendras (il y a tant et tant de stationsessence... quelle probabilité, même sur un parcours identique, que tu t'arrêtes deux fois en la même...). Tu regardes avec curiosité le caissier qui te rend la monnaie. Quand tu lui parles, ton accent te trahit. Tu n'es pas du coin, pas de ce coin. Il le remarque parfois. Mais ne sait jamais dire de quel coin tu es. Tant de miles pour quoi? Pour te sentir au monde et hors du monde? En pays familier (tu en parles la langue, tu y résides) et étranger (tu n'es pas née là, tu n'y as de souvenirs que flottants, tu n'y possèdes rien)? Tu t'étonnes et t'émerveilles à voir ce pays démesuré et désert. La fragilité de la présence humaine. Ces shacks sur le bord des routes du Sud, fenêtres et portes défoncées, que la végétation recouvre, enlace de lianes, de lierre, et qui penchent. Du paysage français, il fut dit que d'un clocher on peut toujours apercevoir un autre clocher. Ici, d'un clocher, on aperçoit à la file douze autres ou alors rien, à perte de vue. Il y a des temples baptistes plantés dans des clairières. Et pas même un silo à l'horizon. Ou encore, une route où se succèdent station-essence, temple, motel, temple, station-essence, temple, temple, baptiste, pentecôtiste, exxon, adventiste, best western, baptiste, sunoco. Un mont-de-piété pour la variété. Un salon de tatouage pour la cruauté. Sur cinquante miles. Au soixante-sixième temple baptiste, tu décides de prendre la première route à droite. En une minute, il n'y a plus rien que la pinède, les champs de maïs, de coton, la broussaille indistincte, une luxuriance de marécage. Le paysage fait pour toi l'étrangeté. Non qu'il soit exotique. Rien de vraiment inconnu. Tout cela vu et revu, en cinémascope, en vrai. Sauf qu'il est aux antipodes structurels des paysages qui ont formé ton regard. Sauf que c'est un paysage que tu ne sais pas photographier. Seul le cadre du pare-brise de tes voitures l'apprivoise assez pour que tu puisses en prendre la mesure. (D'ailleurs, c'est ainsi que tu prends tes photos là-bas: à bout de bras, au vol, par la fenêtre abaissée de la portière droite ou encore, à la dérobée, sans quitter des yeux la route, droit devant à travers le pare-brise... parfois, l'appareil pointé sur le rétroviseur extérieur...) Et de même que tu garderas toujours cette trace d'accent qui, au fin fond de la Virginie, du Michigan ou d'ailleurs trahira ton étrangeté, toujours ce paysage échappera à ta prise: il excède le cadre de tes représentations, il les déborde. Qu'il ait été filmé jusqu'à aveugler le monde entier, que les images en aient bavé, saigné (comme on dit d'une couleur mal fixée qu'elle déteint, bleed) sur la planète entière au point de susciter parkings, centres commerciaux, lotissements de maisons individuelles en toutes banlieues n'y changera rien. Ton regard, comme ta langue, comme ta culture ont été formés dans les villes d'Europe, dans ses campagnes et ses montagnes. Le Nouveau Monde est le seul vraiment dépaysant, le seul à rebours de l'Ancien - monde plein, celui des paysanneries acharnées à la culture des paysages jusqu'à leur humanisation sans reste. Nouveau Monde, territoire désoccupé, où Chateaubriand avait cru voir des rivages sans habitants regarder des mers sans vaisseaux, et dont les hôtes, pour conjurer l'angoisse de ces espaces infinis qu'ils ne suffisent pas à peupler, s'efforcent aux banlieues tentaculaires, aux métropoles hallucinées, aux shopping malls déroulés sur des hectares, à l'emprise par béton, parkings, rampes, échangeurs, asphalte. Gâcher l'espace comme on gâche le plâtre, vite, car sa prise, imminente, menace. Les traces, les marques s'effacent, s'effondrent, se font fantomatiques. Pour n'avoir pas cultivé le paysage qu'elles sont impuissantes à posséder. L'Amérique, ou le milieu de nulle part... Voilà peut-être la source de cette exaltation qui s'empare de toi dès que tu y poses le pied: au milieu de nulle part qui es-tu? Ici, tu es toi; là, une autre; nulle part, personne. Quoi d'exaltant à cette disparition des marques, à cette fantomatisation nomade ordinaire? Et quel rapport avec le sujet censé présider à ces récits? Tu t'étais assise à ton ordinateur, tu avais lancé le programme de traitement de texte, branché le casque sur le panneau arrière, dans la prise mini-jack, juste à côté des deux ports USB, double-cliqué sur le logiciel de lecture des fichiers musicaux. L'horloge indiquait dans la barre de menus, en haut à droite de l'écran: Tue 3 : 07 : 01 A.M. Tu ne savais à quelle femme penser. Tu t'étais dit qu'il suffisait d'embrayer sur n'importe quoi, ce qui te passait à l'esprit. Ce qui te passait à l'esprit, c'est ce qui passait par le fil te reliant à la machine. Petite musique de route. Tu t'es embarquée dessus. Ce qui aurait dû n'être qu'amorce, mise en jambes, est devenu digression, et de digression en frappe au kilomètre (car quelle route à travers ces nuits présente la moindre évidence, la moindre nécessité? quelle route trace-t-on au milieu de nulle part, de nulle heure?) a suivi son cours jusqu'au terme de la durée impartie. Mais quel rapport avec le sujet censé présider à ces récits? Et la figure du désir? La figure, c'est la même et c'est une autre. Figure précisément, et par définition... Celle de la Grand Am de Pontiac, cette grand-dame ou âme américaine que tu ne cesses de désirer, objet de tes désirs les plus constants, souveraine de tes nuits, nuits sans nuits, nuits lumineuses comme autant de jours, transport incomparable, et que jamais tu ne possèdes, pas plus que le monde qu'elle te permet d'effleurer, de traverser, étrange et si familier. Aurais-tu pu concerter plus belle allégorie, figure plus sublime du désir? [Nuit 11] K* Tu aimais le nom par lequel elle t'appelait: kiddo. Elle prenait un plaisir étrange, et qui peut-être la rassurait, à accentuer entre vous la différence des générations, ta jeunesse de chien fou et sa maturité de femme qui a vécu, qui sait ce qui est sage et ce qui ne l'est pas - toi, par exemple, et le désir qu'elle éprouvait de toi. Tu n'avais pas senti s'opérer le glissement entre vous de l'amitié, déjà ancienne, à l'attraction, cette folie contre laquelle elle lutta, à laquelle elle ne cessa d'opposer obstacles, limites, garde-fous. Un soir d'automne qu'elle te raccompagnait en voiture chez toi, elle demeura penchée quelque temps, au moment de vous quitter, sur son volant, sans parler, sans te dire au revoir encore et tu attendais, étonnée, qu'elle te dît son secret que tu n'imaginais pas. Elle ne te le dit pas, mais prolongea au delà de la mesure coutumière le hug par lequel vous preniez d'habitude congé l'une de l'autre. Puis, après vous être désenlacées, et devant ton silence interrogatif, n'ajouta que ceci: it’s ok kiddo. Tu descendis de la voiture, troublée de cette soudaine révolution de vos sentiments, te demandant plus tard, chez toi, allongée sur le parquet de la grande pièce vide qui te servait de séjour, les mains croisées sous la nuque, si tu n'avais pas rêvé, et comment il était possible que se fussent, dans un soir, convertis six ans d'amitié en un désir que tu n'avais pas vu venir. Sans doute l'amitié s'était-elle au début constituée sur le fond d'un désir léger, d'un désir possible que la sagesse, la complicité, la tendresse s'étaient chargées de réguler, de détourner, de forger en autre chose. Ce désir t'inquiétait. Comment y répondrais-tu? En étais-tu responsable? L'avais-tu par hasard, sans t'en rendre compte, suscité ou ressuscité? Ne menaçait-il pas l'amitié? L'ordre de ce qui s'ensuivit est obscur. Il n'y a pas de temps dans ta mémoire, rien que des lieux et entre eux des passages qui ne se découvrent que pour se refermer derrière soi. Et une mémoire météorologique, celle de la lumière qu'il faisait. Lumière inséparable des lieux et du mouvement de ton corps dans l'espace, de la vision des autres corps dans cet espace et cette lumière. Il y a la lumière halogène qui inonde la surface de ton bureau à l'université, les nuits entières que tu y passes à travailler; celle de l'écran de l'ordinateur, distincte, qui se détache sur un fond d'ombre. Cet écran d'ordinateur que l'émulation client du serveur de courrier électronique transforme en nuit noire sur laquelle courent et se détachent les lettres vertes des messages qu'à contretemps tu composes à l'adresse de K* et qu'elle trouvera au matin sur son écran, quelques portes plus loin. Messages électroniques où tu lui rapportes tes exploits au flipper, aux jeux vidéo dont tu fais le siège à la cafétéria des étudiants trois étages plus bas, tes petites découvertes herméneutiques au hasard de telle lecture, et puis tout ce que l'on n'écrit jamais, car il y a des choses - soi, la lumière, le sens – qui n'ont pas de substance, au mieux un spectre, et que l'on tente de cerner, de capturer par fragments, par réflexion, par incidences, par oblique. Il y a la lumière glauque et garish de l'écran du jeu vidéo Mortal K. auquel un soir elle vint, obliquement, te regarder jouer, luttant contre son horreur de la violence, même virtuelle, dont tu te délectais, décapitant, explosant, calcinant adversaire après adversaire dans une quête interminable de l'immortalité virtuelle. Il y a la lumière inouïe d'une fin d'après-midi après un orage qui avait lavé l'air et rendait aux façades, aux arbres, à tous les objets qu'elle baignait, une pureté d'hallucination, intensifiant au regard, jusqu'à la violence, les couleurs, laissant le ciel d'une pâleur exsangue, exprimant du tronc des arbres une noirceur insoutenable. Vous passez la grille d'honneur du campus, K* hésitante encore, reculant le moment de sa réponse à ta prière interrogative - let's take a walk? -, énoncé par lequel vous signifiez depuis le premier jour la résolution de vous livrer au plaisir, au bout d'une promenade qui vous mène, au long de rues commerçantes, du vieux cimetière, à travers le ghetto, jusque chez toi. Tu t'étais mise, toi aussi, à l'appeler kiddo. Il est deux heures du matin, et tu t'aperçois que ce projet que tu as fait de recenser ces moments de ta vie selon l'ordre pur du désir est un projet ou insensé, ou ignoble, ou imbécile. La narration échoue là où tu défailles. Le récit autobiographique est une imposture (- comme si tu ne le savais pas déjà...): tu es infoutue de dévider la bobine inexistante d'un film qui n'a jamais été tourné. Les fragments de moments se superposent et s'annulent. Il n'y a que des effaçures. Dans ta mémoire, tout s'est décomposé et déposé sous la forme d'un spectre, le spectre de qui K* devint pour toi. Pourrais-tu même donner d'elle un portrait cubiste, un portrait allusif, un portrait par fragments? Non, pas même. Indéchiffrable. Quelle machine, quelle fiction te faudrait-il inventer, construire pour parvenir à capturer ne serait-ce qu'une figure abstraite de K*, une figure trouée d'ellipses, et l'énigme que tu deviens dans l'espace et la lumière de sa mémoire? Il y a plus grave: le désir auquel vous avez cédé a rompu l'amitié - et aujourd'hui, K* te manque. Tout ce qu'elle craignait de toi, du désir et de son danger a eu lieu. Elle n'avait pu se retenir de l'éprouver, d'y céder jusqu'à t'en inspirer et, t'en ayant inspiré, n'avait pas eu le cœur de s'en garder, ni la force de n'y pas succomber, ni la liberté de s'y abandonner tout entière sans réticence. Vous avez quitté le lieu où vous vous étiez connues. Voilà cinq ans que tu ne l'as revue. Vous êtes mortes l'une à l'autre et il te faudrait ressusciter qui tu fus près d'elle, et qui elle fut près de toi. Tu te débats avec cette mémoire impossible. Tu ne peux pas raconter K*. La tendresse te dévaste. Voilà le fond de ton impuissance: tu as eu pour elle plus que du désir. Et sur ce qui est plus que du désir, tu n'as point moyen d'adopter cette perspective mi-ironique, mi-morale qui te permettrait le récit. Cette perspective distanciée, qui cerne et localise, qui immobilise le souvenir sous la lampe ou sous la langue, et, méthodiquement, comme au scalpel, l'observe et le décrit. Autopsie. Froideur du récit, consonante à la froideur du désir. Tu ne peux pas raconter K*, et la raison en est visible dans les traces qui restent de vous, dans cette correspondance en partie électronique que tu conserves sur un rayon de ta bibliothèque, cette cendre grise des signaux phosphorescents consumés contre l'écran de nuits anciennes, et que tu as relue comme on égrène une poussière, il y a quelques mois, en quête d'indices sur la genèse, que comme tout le reste tu as oubliée, d'un roman que tu imaginais à cette époque. Dans cette panique de soudain comprendre, tu as écrit n'importe quoi. K* tient encore à tout ce que tu es aujourd'hui. Il n'y a personne à ressusciter, et c'est parce que la mémoire est encore vive qu'elle résiste à se laisser autopsier et décimer au fil d'un récit. Tu ne le savais pas alors, t'en tenant au concept confortable d'une amitié qui aurait digressé en désir, tu ne le savais pas encore au moment d'entreprendre la rédaction de cette nuit, mais tu as aimé K*, et j'éprouve soudain avec cinq ans de retard la douleur d'avoir perdu une femme que j'aimais (- que tu aimais ?..) sans l'avoir jamais su. Et qui sans doute t'a aimée et ne s'en est pas défendue. Tu aurais dû au premier mot écrit cette nuit t'en douter. Tu aurais dû, en relisant cette correspondance, il y a quelques mois, le comprendre. La langue en laquelle vous vous écriviez est la langue de tous tes amours: une chimère de français et d'anglais, traversée de jeux de mots, de vertiges de langage, d'inquiétude du sens. K* est aussi, elle était alors déjà, - cela était lisible, mais combien de temps faut-il pour entendre ce que l'on a écrit sans l'avoir prémédité? - l'ombre ou le double d'une autre femme que tu as aimée, qui ne lui ressemblait pas, et dont tu portais le deuil encore lorsque tu l'as aimée, elle, sans le savoir et peut-être sans vouloir le savoir. Ton si bel et si long aveuglement vient de t'exploser à la figure. It’s ok kiddo, dirais-tu. Or is it? [Nuit 4] |
![]() | ![]() | «non collationné». Pour les autres, c’est-à-dire la majorité, les planches hors texte font l’objet d’une vérification mais le texte... | |
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