Anne F. Garréta Pas un jour À nulle








télécharger 248.07 Kb.
titreAnne F. Garréta Pas un jour À nulle
page4/6
date de publication06.07.2017
taille248.07 Kb.
typeDocumentos
ar.21-bal.com > loi > Documentos
1   2   3   4   5   6

L*



Un troupeau d'écrivains dévalant les rues en pente d'une ville étrangère à la plupart, en route pour le restaurant où entre deux bâfrées de discours, on les nourrira.

Egarée dans ce cortège affairé à causer bou­tique et politique, une petite fille que sa belle-­mère, lancée dans une tournée promotionnelle de grande envergure, traînait après elle de colloques en lectures en signatures. Don­nant le spectacle de son affection.

Quel âge avait-elle? Dix ou onze ans peut-­être. L'âge des membres un peu dégingandés, de la maladresse qui vient au corps qui gran­dit et qu'on met du temps à habiter. The awk­ward age. Awkwardly dressed par cette belle-­mère. De chaussures en tout cas qui ne lui facilitaient pas la négociation des pentes de cette colline d'où notre petit parnasse déva­lait, sans prêter, tant boutique et politique l'absorbaient, sans prêter attention à l'enfant. On l'avait fêtée très certainement à son arri­vée, on s'était exclamé de sa joliesse et gen­tillesse. Les dames se l'étaient refilée de bras en bras, à l'embrasser et prodiguer à sa marâ­tre les compliments d'usage.

Tu descendais la rue sans causer, regardant le fleuve en bas, vers où vous alliez. Et la rive au-delà, lointaine, et l'horizon derrière, offert. Tu revois cela dans ton souvenir: l'ouverture de l'espace depuis ce point de vue de ton corps accroché à la pente, le regard ravi par l'étendue du monde qui se dévoilait très loin. Il te vient pourtant le soupçon que s'est sur­imposée à cette image du souvenir une autre perspective, celle que tu auras perçue depuis la terrasse de l'hôtel où vous logiez, un autre jour, mais dans une identique lumière. Il te reste la sensation de l'air, d'un espace dégagé, like a kingdom by the sea, et que tu sur­plombes, que tu as l'illusion de pouvoir sur­voler si tu le voulais.

L'enfant était tout à côté de toi, car sans doute vous étiez les seules silencieuses. Tu remarquas qu'elle peinait à descendre cette côte, que les semelles de ses chaussures de petite fille modèle dérapaient sur le pavé, et, que se retenant, elle se tétanisait. Elle man­qua glisser à la renverse. Tu la retins de tom­ber. Elle ne lâcha plus ta main. La sentant effrayée encore, tu entrepris de lui expliquer comment ajuster l'équilibre de sa marche à la déclivité, et qu'il lui suffisait de se détendre, de résister sans rien brusquer à la force de la gravité qui entraînait son corps en avant, de chercher à sentir la verticale et de s'y tenir sans peur, usant de ses bras pour balancer l'élan de la pente, de porter les yeux devant elle et d'embrasser le paysage pour assurer son corps dans l'espace. Et pour la rassurer encore, qu'elle savait bien que remonter serait moins dangereux que descendre. Que la des­cente, en montagne, dans la vie, dans les villes était toujours plus dangereuse que la montée, et que si jamais elle devait se trouver un jour en haut d'une montagne abrupte et qu'elle eût peur d'affronter le vertige de l'en-bas, il lui suffirait de tourner le dos au vide et de des­cendre comme elle serait montée, mais en inversant ses pas, face à la pente. Ou encore, de côté, de biais, de manière à résister à l'at­traction du vide et de la chute.

C'était une petite fille qui ne faisait pas dans les déjeuners et les dîners beaucoup de bruit. Elle devait s'y ennuyer plus terrible­ment que toi encore. On l'envoyait coucher tôt aussi, comme il se doit. Il te semble te souvenir qu'à un dîner où tu étais arrivée en retard, sa belle-mère, ***, te dit qu'elle s'était enquise de toi, t'avait cherchée, qu'elle avait raconté aussi comment tu lui avais expliqué l'art de descendre les pentes et qu'elle n'en avait à présent plus de crainte puisqu'elle savait. *** te félicita de tes talents pédago­giques. Tu ne discernas pas, dans ce compli­ment, d'ironie.

Le colloque se clôt sur un brunch où cha­cun se présenta encombré de ses bagages. On circulait entre les tablées. Tu te trouvais, non loin de l'heure du départ, assise à la même que ***. Vous causiez boutique, politique. Tu t'y étais résignée, pour ne pas paraître mettre un comble à ton insociabilité.

Ta mémoire est ceci lorsque tu l'interroges: il y a des souvenirs-images qui sont comme des tableaux défiant l'articulation d'une pers­pective unique. Leur point focal est dédoublé entre ton corps tel qu'il s'inscrivait dans l'espace remémoré, et un point de vue de personne, par où ton regard se détache de ton corps. L'image du souvenir qui fait tableau est ainsi paradoxalement ancrée et flottante. Ces souvenirs-images sont rares. Il a fallu pour que le souvenir s'y accroche qu'il arrive à ton corps quelque perception: une lumière, un trouble, un engourdissement, une alerte...

Et puis, pour le reste, pour tout ce qui n'a pas fait tableau, une sorte de gribouillis sténographique du passé, élidant les redondances, une sorte de code partiel, un fichier compressé, un script hâtif, à compléter de tout ce que l'on sait trop bien, ou croit trop bien savoir, l'indifférencié des jours, des choses, des gens, des paroles, des événe­ments, des paysages. Et qui, automatique­ment ou presque, vient supplémenter les traces, les linéaments, selon des usages où tu soupçonnes nos formes, nos habitudes com­munes de narration, de description, d'avoir part. Celles-ci prescrites, enseignées, incul­quées par les usages vulgaires et régnants de la représentation à quoi romans, feuilletons, films, conversations nous dressent depuis toujours.

Entre le premier souvenir-image que tu as, au début de cette nuit, contemplé et tenté de déposer sur la page... (Une esquisse, comme une étude qu'un peintre serait allé faire dans un musée d'un tableau inaccessible et qu'il n'a pas les moyens de posséder autrement, d'un tableau d'un autre, et qu'en cherchant à copier il ne peut s'empêcher de disséquer et auquel il impose sa manière inéluctable­ment... Si vous ne comprenez pas cela, allez voir les copies, les croquis et les études que firent au cours des siècles tous les peintres, des tableaux de leurs prédécesseurs significa­tifs. Dans l'ordre de la mémoire personnelle aussi nous nous succédons, de génération esthétique en génération esthétique. Et peut-­être la ruse de la mémoire, la fiction de la vie ne consiste jamais qu'en ceci: nous rendre en cette galerie fantomatique où sont accrochés les tableaux que nous n'avons pas souvenir d'avoir peints, mais que nos sensations et le temps ont composés et conservés pour nous, qu'un autre a peints pour nous, et de faire encore et toujours notre apprentissage en nous en faisant les copistes - censeurs, confiseurs, kitschiseurs, curateurs, disciples, dissecteurs, graveurs, iconoclastes, restaura­teurs, faussaires, scarificateurs, traducteurs...) Entre le premier souvenir-image et celui dont à présent tu vas tenter de rendre compte, toute ta narration n'aura été que vibrionnement sténographique péniblement déchiffré, décompressé et retranscrit dans la langue commune.

Ce second souvenir-image est un tableau d'une lumière extraordinairement claire. Elle vient de la droite, entrant par ce qui devait être les grandes baies vitrées d'une salle à manger de l'hôtel, et encore intensifiée par l'étendue de nappes blanches qui recouvrent toutes les tables, sensibles quoique indis­tinctes dans l'image. Lumière claire, mais tu vois ton corps sous tes yeux comme une éten­due sombre (tu devais être habillée de noir et l'autre point de vue, celui qui double la place de ton regard dans ton corps, te laisse perce­voir accroché au dossier de la chaise où tu es assise, un blouson de cuir). La petite fille est venue silencieusement, alors que tu conver­sais, se tenir derrière ta chaise. Et lorsque la conversation avait reflué vers l'autre bord de la table, sentant sa présence, tu t'étais tour­née légèrement pour lui faire face. Le dossier de ta chaise vous sépare. Son visage est à la hauteur du tien. Elle a posé son avant-bras ou sa main sur ton épaule, comme pour danser. Le souvenir est de silence et d'immobilité, du poids de ce bras d'enfant sur ton épaule gauche, de ses yeux tristes fixés dans les tiens, et d'une durée infinie. Mais tu sais aussi qu'elle t'a parlé. Tu sais aussi que de derrière ta tête, là où est la table, là d'où vient la lumière, vient aussi une onde mauvaise de chuchotements et de regards que tu ne vois pas mais qui tire sur ton propre regard que tu t'efforces de ne pas détourner de l'enfant qui te parle, si sérieusement, avec une déter­mination entrecoupée de silences, sans paraî­tre prêter attention à ce que tu ne vois pas, car cela se trouve derrière ta tête, mais qu'elle ne peut manquer d'embrasser, elle, dans son champ de vision.

L'enfant te demande timidement si elle te reverra, si quand tu viendras à Paris elle te verra, si tu y viens souvent, si New York est loin. Un nuage de malfaisance vous enve­loppe, qui sature ta perception. Tu dois faire effort sur toi-même pour ne pas détourner ton visage de l'enfant et affronter le regard que tu sens dans ton dos, le faire cesser en dissolvant cet étrange colloque avec l'enfant. Ne pas te retourner. L'entendre, lui répondre, lui prêter l'attention nécessaire, avoir son calme et sa patience.

Quand l'enfant aux yeux tristes aura laissé glisser son bras de ton épaule après t'avoir gravement dit au revoir et s'en sera allée aussi silencieusement qu'elle était venue, tu feras face à nouveau à la tablée. *** avec un petit sourire, une voix mi-sucrée mi-acide, offrit alors à la ronde cette interprétation de la scène dont elle n'avait d'évidence pas perdu une miette et dont elle entendait bien exhiber le sens. Sans aucun doute, disait-elle, tu repré­sentais pour l'enfant, et en raison de l'ambi­guïté de ton apparence, cette figure du prince charmant que promettent aux petites filles les contes de fées et qu'à cet âge, inconsciemment, etc. Elle attendait le prince charmant et t'avait prise - erreur grotesque - pour lui. *** avait donc vu très exactement, sous prétexte de Perrault et de Freud - ou plutôt de Walt Disney et de Bettelheim, ces deux faussai­res -, ce qu'elle désirait voir. Et tu l'avais vue le voir; tu avais senti son regard baver dans ton dos.

Tu haussas les épaules, te gardant de com­menter ses propos. Si par extraordinaire cette histoire était un conte de fées (car il était pos­sible que ***, et non l'enfant, se fût trompée de genre), de cette version s'était éclipsée la marâtre indiscernable de la sorcière, narcisse obscène, jalouse jeteuse de sorts métamor­phosant à son image en crapauds tout ce qu'elle embrasse. Et sa pomme empoisonnée à l'arbre d'une connaissance indiscrète, sans règle et falsificatrice.
[Nuit 5]

N*
Trois états constituaient cette année-là l'hy­pocloud du lycée Henri IV: un petit peuple studieux, un clergé fanatique de militants politiques, une minorité décadente et liber­tine.

C'était dix ans avant la révolution de 89.

Le peuple studieux siégeait sur l'aile gauche de la classe, la plus proche des fenêtres, juste sous le regard professoral; les libertins sur l'aile droite; le clergé militant, quant à lui, stratégiquement enfoncé, tel un coin, entre ces deux ailes.

Tu n'avais pas la fibre militante, non plus que laborieuse. Pour la première fois de ta vie, tu faisais enfin ce que tu voulais. Fini les dix heures de maths et les neuf heures de phy­sique par semaine que la sagesse de tes parents et leur légitime ambition à ton endroit t'avaient infligées des années durant. Tu ne ferais jamais X ni Centrale ni autre école de ce genre. Tu n'y eusses d'ailleurs certainement pas réussi: il y faut une application maso­chiste dont tu n'as pas le secret, ou une pas­sion que la machine scolaire est rarement fou­tue de susciter.

Cultivant depuis toujours le vice de la lec­ture solitaire, tu n'avais d'yeux que pour ce que l'on n'ose plus appeler les humanités. (Et il est dommage, t'arrive-t-il de penser à pré­sent, que tu n'aies pas rencontré dans tes lectures de livres qui eussent pu t'inspirer alors une passion analogue pour les sciences. Quand tu as jeté un coup d'œil, il y a quelques années, à tes livres de maths de première et terminale avant de les ranger au plus haut de ta bibliothèque nouvellement construite, tu as été saisie de colère à l'endroit des pédants qui avaient eu le front d'infliger à des générations un tel abominable dégueulis. Tu avais oublié que le but de cet enseignement n'a jamais été d'en inculquer le goût aux malheureux mais se résume à faire de la discipline un pur ins­trument de sélection. Il serait oiseux, dans cette perspective, d'en appeler à l'intelligence, à la curiosité naturelle, d'offrir la moindre aventure, la plus petite échappée de sens. On pourrait, et quel scandale ce serait, se décou­vrir une passion pour la mathématique; on ne sait où cela pourrait bien mener, et la société tout entière avec. Il t'a fallu atteindre la tren­taine et lire l'anglais couramment pour te plonger dans une honnête histoire des ma­thématiques et enfin en apprendre quelque chose. La littérature, quand bien même ha­chée menu et grotesquement noyée dans le brouet aseptique des Lacharde et Mignard, surnageait encore par fragments. La culture de ce côté-là, quoiqu'émiettée, réduite, n'était point encore entièrement atténuée et neutra­lisée. Le vaccin n'était pas parfait. Un para­graphe de Montesquieu, de Stendhal ou de Flaubert, un vers de Baudelaire, d'Aubigné, de Racine, même amputé, défiguré, enrobé de glose fade se pouvait encore montrer virulent sur un terrain favorable. Tu crains bien que les derniers progrès pédagogiques n'aient éli­miné les ultimes possibilités d'inoculation accidentelle.)

Mais tu digresses. Oui, tu aurais pu avoir du désir pour les mathématiques mais tu n'en avais que pour les disciplines du sens. Enfin tu te trouvais au lieu béni de leur empire. Libération inouïe. Le libertinage littéraire n'était plus vice caché et cultivé en secret.

Et de même, tes autres penchants trou­vaient à s'épancher en ce lieu libéral. Année heureuse de toutes les audaces et de toutes les tentations, de toutes les poursuites, de toutes les aventures.

Tu diras parmi d'autres, une. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Soit. Tu diras quelques autres aussi, un autre jour, bientôt. Elles ont le charme des romans d'éducation. Ne te paraît-il pas, à vingt années de distance que tout, et jusqu'à tes passions, à tes sensa­tions avait une énergie, un optimisme qui se sont depuis perdus? Illusion charmante que procure le récit rétrospectif d'une jeunesse: le monde n'était-il pas alors plus neuf, et ta sensibilité aussi? Charmant topos. Et jeune imbécile qui croyait en sa propre puissance, tout émerveillée d'essayer enfin ses jeunes forces dans les disputes intellectuelles, dans d'exaltantes entreprises de séduction. Tu étais enfin, croyais-tu, à ton affaire. Triompher dans les exercices rhétoriques, filer à grisante vitesse les doux nœuds de la problématique. Tout apprendre, tout connaître, tout conqué­rir par le libre jeu de l'esprit.

Une, donc. Pourquoi elle? Parce que, jeune imbécile, ton aventure avec elle te fit le même effet que tes lauriers scolaires. Un triomphe de la volonté, un prix d'excellence arraché de vive lutte dans la compétition féroce du liber­tinage.

N* était ce que le monde s'accorde à consi­dérer une très belle femme. Tout, et jusqu'à l'austère clergé, soupirait après elle. Un canon. On t'a dit qu'elle avait fait la couver­ture d'un de ces magazines grand public dédiés au spectacle de la plastique féminine.

Il te vient un regret. C'est de l'avoir si peu connue au fond. Le seul portrait que tu sois capable d'en faire aujourd'hui est tout extérieur. Portrait sur papier glacé qui ne présente qu'une icône à fantasmes. Et au revers, les traits d'une belle intelligence... Pourtant, mais tu ne sais comment articuler cela, com­ment même le capturer dans les fragments de souvenirs qui t'en demeurent accessibles, elle était autre que cela... Confusément tu le sens, tu le sais, alors même que sa figure demeure sans épaisseur, comme sans substance...

Tu ne sais même plus comment tout a commencé, et par quelle manœuvre tu l'avais convaincue de t'accorder un rendez-vous. Par quel petit billet convoyé de voisin en voisin jusqu'à sa place. Car c'est un vrai roman épis­tolaire polyphonique qui se composait pendant les heures de cours dans les rangs de l'aile droite. Un condensé des
1   2   3   4   5   6

similaire:

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconUn jardin au milieu de nulle part

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconNon signalé au catalogue ou verbalement le jour de la vente par l’expert
«non collationné». Pour les autres, c’est-à-dire la majorité, les planches hors texte font l’objet d’une vérification mais le texte...

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconNon signalé au catalogue ou verbalement le jour de la vente par l’expert
«non collationné». Pour les autres, c’est-à-dire la majorité, les planches hors texte font l’objet d’une vérification mais le texte...

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconJour 5 rio hondo / copan / guatemala city jour 6

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconPrix Anne Saddlemyer 2013

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconL'auteur de cet ouvrage, depuis le jour où IL en a écrit la première...

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconCours de communication
«Nulle part ni pour personne n’existe la communication. Ce terme recouvre trop de pratiques, nécessairement disparates, indéfiniment...

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconAnne Buffard siret : 451 562 342 00019

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconDaniel Rapuzzi, Stéphane Robert et Anne Talandier. Secrétaire de séance

Anne F. Garréta Pas un jour À nulle iconPar contre, pour ce qui est des autres figurations en d’autres lieux...
«les faiseurs d'images seront châtiés le jour du jugement dernier», IL sera répondu : ces mots s'appliquent à ceux qui représentent...








Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
ar.21-bal.com