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Liaisons dangereuses, abâtardies de métaphysique allemande. A écrire ce titre, la mémoire des circonstances, étrangement, te revient. Voilà, j'y suis. Tu poursuivais de tes assiduités épistolaires *** qui hésitait à céder à tes instances et pour se donner peut-être du temps ou compliquer l'intrigue te suggéra ou t'enjoignit (tu ne sais plus) la conquête de N*. Etait-ce là la condition de son assentiment à tes vœux? (Peut-être, car non longtemps après, en effet, elle se rendit à tes désirs.) Elle s'offrit même à s'entremettre entre toi et N*; N* qui lui aurait manifesté avoir à ton endroit de la curiosité, peut-être un possible goût, et plus si affinités. Il se peut que là où dans ta jeune vanité tu as cru emporter N*, ce soit elle qui subtilement t'ait amenée au point qu'elle méditait. (Tu croyais faire le siège d'une forteresse, et tu battais la campagne...) Tu ne sais plus ce que *** lui écrivit (tu ne l'as peut-être jamais su), ni ce que tu communiquas à N*. Quoi qu'il en ait été, un vendredi, veille de vacances (de Pâques, il te semble), après déjeuner, te voilà déambulant avec N* dans les rues du Quartier latin. Il t'en reste le souvenir des hommes qui se retournent sur votre passage, de ceux qui sifflent et de ton abasourdissement à tel spectacle. Et même de ton indignation. Si tu étais elle (mais évidemment, tu n'es pas elle), au lieu de subir pareil déferlement de grossièreté, tu ne te retiendrais pas d'aller claquer la gueule, une bonne fois pour toutes, de ces crétins. Manifestement, tu n'as pas l'habitude de causer des émeutes dans les rues. Tu n'as pas l'habitude encore, non plus, de te faire jeter des cafés pour conduite indécente par un serveur plus jaloux encore que scandalisé, ce qui vous arriva assez vite après que sur la banquette d'arrière-salle obscure d'un bar de l'Odéon vous aviez passé quelques moments à vous embrasser. Souvenir précis, ici, magnifiquement précis, de l'obstacle de ses dents à peine entrouvertes que N* jouait à opposer à ta langue. Il était hors de question d'aller causer une émeute au jardin du Luxembourg. Les cafés n'étaient pas un bon plan. C'était une découverte aussi pour N* qu'une telle exclusion; d'habitude, te dit-elle, il n'y avait pas de problème; tu pointas à son intention la petite différence par rapport à l'habitude. (Précise, pour l'intelligibilité de ce récit, que tu portais à l'époque les cheveux extrêmement longs.) Elle te proposa enfin d'aller chez elle, non loin de Saint-Sulpice, pourvu que tu lui laissasses le temps de s'assurer qu'il ne s'y trouvait personne. Tu te souviens l'avoir attendue en bas de l'immeuble, déchiffrant les titres de vieux livres à l'étal d'un bouquiniste, dans un état de mortelle terreur et excitation tout à la fois, car tu n'avais jamais envisagé que l'aventure allât si loin si vite. Tu avais calculé un flirt un peu poussé, or voici que se profilait la perspective d'une chambre, d'un lit. Et quelle figure y ferais-tu? Une panique stendhalienne s'insinuait dans tous tes membres. Pas un titre de livre ne faisait sens, et N* qui ne revenait pas. Peut-être reculait-elle aussi, l'immeuble avait-il une autre sortie et s'était-elle défilée tandis que tu compulsais d'abscons volumes d'antan en trompant le temps, l'attente. Ce soupçon qui t'effleura piquait ta vanité et ton orgueil tout ensemble. Impatience mortifiée, panique d'excitation... Égarements du cœur et de l'esprit. Elle revint pourtant. Dans la cuisine, sur une table, auprès d'une cage à oiseau posée sur un papier journal, il y avait un échiquier, une partie engagée. Dans la chambre, un piano. And then what? Il ne servait de rien pour dompter ta panique de te dire que le monde entier aurait sans doute bien voulu se trouver à ta place. Il ne servait de rien non plus pour vaincre ta paralysie de fouetter ton orgueil et envisager l'exercice comme une épreuve de concours où il s'agit non seulement de bien faire mais d'exceller, et l'emporter sur le monde entier. Et quelle différence entre cela et une dissertation sur un sujet difficile? Then what? C'est là que cet indéfinissable qui fuit ton souvenir revient te hanter. Then, il y avait N* qui sans doute, à la différence de la jeune imbécile que tu étais, avait plus de sensualité et de tendresse que de vanité et probablement, en évitant de te prendre pour le monde entier, te sauva en dépit de toi-même de ton infernal orgueil et de ton libertinage de misère. Tu déchiffres rétrospectivement, mais en négatif, tout ce que tu ne saurais dire ou décrire de N*. Quelque chose de sa subtilité, de sa qualité. Et que tu ne peux aujourd'hui ni dire, ni décrire car, jeune imbécile que tu étais, tu ne l'as pas perçu, même si tu n'as pas manqué d'y être, heureusement, sensible au moment où N*, dans sa grande douceur (car dans cette après-midi passée dans son lit, tout fut doux et subtil), t'en faisait la grâce. Il te revient à l'esprit cet épisode comique des Confessions où, dans les bras de la superbe courtisane vénitienne dont le nom, il te semble, commence par un Z (comme celui, penses-tu soudain, de l'obscur objet du désir d'une nouvelle balzacienne), Jean-Jacques soudain dans un délire panique perd ses moyens. Et Z*, attristée et blessée, lui dit cette phrase dont il n'a tenu qu'à N* de t'épargner la sentence: Giacomo, lascia le donne, e studia la matematica. [Nuit 8] X Elle avait donc une incroyable histoire à te raconter. Toutes ses histoires sont incroyables. *** a la passion de l'hyperbole, et ses hyperboles ne manquent jamais de te faire sourire et plaisir. Elles t'offrent le loisir de jouer et plaider la modération sage. Tu fais l'ange. L'histoire était, de fait, purement romanesque. Revenue (elle vivait maintenant à N.Y. tout proche) sur le campus rendre visite à des amis d'une promotion immédiatement après la sienne (pourquoi n'était-elle pas venue te voir aussi à cette occasion? Tu devais être ailleurs, en vadrouille tu ne sais où...), *** s'était trouvée un soir en voiture avec une demi-douzaine d'étudiants. Et là, l'une d'entre eux avait raconté que dans son cours de sport, il y avait, chose rare, parmi quinze élèves, une prof, et qu'elle était incredibly cool, exciting et French. Et qui pouvait ce donc être parmi la faculté?.. Car elle fréquentait le même cours de self-defense que toi, et te trouvait vraiment la plus cool de toutes, mais tellement cool et French et prof qu'inapprochable. L'exotisme incarné... N'était-ce pas wild? Tu plaisantas un peu de cette déclaration qui te parvenait par ricochet et surprise. Tu t'enquis du nom de ton admiratrice. *** l'ignorait, c'était une rencontre de hasard, a friend of a friend. Tout cela très lointain. Une description peut-être? Mais il faisait nuit et la voiture était obscure et tout le monde empilé au retour d'une sortie. L'histoire incroyable, c'est qu'une inconnue soupirait après toi, sans doute depuis qu'elle avait eu l'occasion de t'envoyer au tatami pour ton instruction, ou encore de se défendre contre tes fraternelles tentatives de l'étrangler. So, what are you gonna do? *** se proposait de rameuter ses amis du convoi fatidique et d'enquêter, de te révéler un nom. Mais pour qu'en faire? De telles aventures sont contraires à l'honneur professoral. *** objecta que l'étudiante ne suivait pas tes cours, il se trouvait simplement que vous fréquentiez la même classe de sport. Qu'enfin, on ne saurait t'accuser de harcèlement ni même de tentative de séduction en ce cas. N'étais-tu pas l'objet du désir? Casuistique, my friend, casuistique. Elle n'est pas ton étudiante mais qui dit qu'elle ne le deviendra pas? Et puis, ce n'est pas raisonnable, vraiment, en conscience, de céder comme cela à un crush passager et irréfléchi, pur effet de la transgression imaginaire d'une frontière institutionnelle. Tu étais flattée, terriblement, qu'une étudiante te trouve cool au point de craquer pour toi, mais en l'occurrence, que satisferais-tu? ta vanité? *** te jugeait bien sévère. L'inconnue se consumait de passion en silence! C'est bien cruel, mais ça ne dure jamais... Et puis, de quoi aurais-tu l'air? En plein milieu d'un assaut, si possible une pédagogique simulation de tentative de viol, lui glissant à l'oreille: «So you think l'm cool? Shall we do it for real?» Ridicule. Et de fait, tu riais beaucoup, assise par terre sur le parquet au milieu de ton living-room parfaitement vide et zen où tu répétais tous les jours tes katas et t'infligeais quelques étirements, quelques pompes. La conversation téléphonique glissa à d'autres histoires incroyables et se termina sur ta profession d'incrédulité. Tu avais cependant de la curiosité. Tu passas cette nuit-là en revue mentalement avant de t'endormir les participantes de ce cours de self-defense for women. Tentas de te ressouvenir d'événements qui eussent pu trahir à l'interprétation rétrospective le sentiment dont il avait été fait aveu si hyperbolique (mais peut-être l'hyperbole était-elle le fait de la narratrice et non du personnage de cette incroyable histoire) et si public dans une voiture pleine d'inconnus. C'était comique: tu étais la dernière personne à savoir, et par accident encore, l'intérêt qu'on te portait. Puis tu n'y pensas plus jusqu'au moment, deux ou trois jours après, de te changer pour te rendre au gymnase. Tu te changeais toujours dans ton bureau, évitant ainsi à ta pudeur la promiscuité des vestiaires. Tu avais plaisir aussi à marcher comme cela en kimono sous les arbres du campus. C'était habiter le lieu d'une certaine manière, faire mieux que simplement le traverser comme on est condamné à traverser par exemple les universités françaises. Tu compris ce soir-là en te dépouillant de tes habits et en revêtant ton uniforme que ce rituel avait eu aussi pour fonction de te donner le temps de ta métamorphose de prof qui reçoit gravement aux heures de bureau, en élève prête à s'exercer au corps à corps martial avec d'autres. Tu repensas en nouant ta ceinture à l'inconnue qui, en dépit de ta métamorphose, discernait toujours le prof et le frog sous l'uniforme de l'élève. Et, marchant sous les arbres, tu te promis de prêter ce soir une attention sans faille à tous vos gestes et de tâcher, sans pour autant rien trahir de ta part, de déceler sous l'uniforme l'inconnue du désir. Ce cours de self-defense était une bien intéressante affaire. On s'y battait sous la direction d'une sensei très remarquable: petite, pas mince, noire élevée dans le Bronx, vivant dans le Bronx, ceinture noire de jiu-jitsu, et merveilleusement capable d'inspirer de la combativité et du courage aux plus timorées des jeunes filles bien élevées qui formaient une part importante de la classe. Vert paradis de féminisme sympathique, aux méthodes pragmatiques: on y disséquait toutes les situations d'agression qui se peuvent rencontrer, que la visée en fût la bourse, la vertu ou la vie. Analyser, inventer les parades. Mimer l'affrontement s'il était la seule stratégie jouable. A tour de rôle, chacune se faisait victime ou agresseur. Le corps à corps était franc mais plein de prévenance et de précautions. Au point qu'en fin de semestre et pour confronter sa classe à des situations plus musculeuses et des adversaires moins délicats, sensei invitait l'équipe de football américain de l'université à venir servir d'agresseurs. Voilà à quoi, trois fois par semaine, tu allais t'entraîner. Et après que *** t'eut révélé l'incroyable histoire, tu t'y rendis avec une trépidation supplémentaire et une conscience redoublée. Chaque femme qui t'abordait (car on faisait tourner les partenaires pour varier les poids, les tactiques et les morphologies) pour s'offrir en victime à tes violences ou en perpétratrice, tu la regardais comme une adversaire, une partenaire mais aussi comme la possible inconnue que peut-être un geste un peu plus appuyé ou un peu plus doux trahirait. Il t'advint une conscience aiguë, inédite, du poids des corps, de la proximité des visages, de la pression des mains, des membres, de leur abandon à tes efforts, de leur résistance. Dans ta quête pour discerner, pour deviner parmi ces corps lequel était habité de désir à ton endroit, il arriva que pour toi tous leurs gestes, mouvements, contacts s'érotisèrent. Tu assaillais tour à tour ces corps successifs avec tendresse, tu t'offrais à leurs entreprises avec curiosité. Tu te rendais à présent aux entraînements comme on se rend à un rendez-vous amoureux. Sensation de légèreté physique, perspective du vertige. Et pourtant, ton soupçon non plus que ton désir diffus ne se fixait jamais sur aucun corps. L'inconnue ne se décelait pas. Ou alors, si tu croyais discerner un signe, aussitôt le doute te saisissait: dans l'état d'exaltation érotique où tu étais jetée, qui te garantissait la validité de tes interprétations? Et puis, si telle avait eu, pour s'emparer de ta tête et te heurter la face contre le tatami, une douceur inouïe, suspendant le geste, retenant fermement et précautionneusement ton crâne avant de lui imprimer la poussée fatale, une autre plus tard, tandis que tu t'appliquerais à peser sur elle de tout le poids de ton corps recouvrant le sien, n'aurait-elle pas, avant de te retourner comme crêpe et de t'asséner en des gestes qui s'arrêtaient précisément suspendus à un centimètre de ton sternum ou de ton pubis, des coups effrayants, n'aurait-elle pas tardé, attendu, laissé durer ton étreinte? Tu n'as jamais su qui était l'inconnue. Jamais aucune déclaration de son désir ne te fut adressée. Aucun signe certain. Tu lui en sais gré. Le mystère de son identité, la quête des signes, la passion herméneutique qu'il t'inspira firent de ce semestre de self-defense la plus troublante expérience érotique de ta vie. Et d'un érotisme d'autant plus étrange qu'il n'arrivait à se fixer, à s'attacher à aucun corps, mais te liait à tous, et que, flottant, il te conduisait à prêter à chacun une attention intense et infinie. Exercice, ascèse délicate et secrète pour deviner le désir énigmatique de l'autre, et qui enchantait littéralement le corps. Le tien, les vôtres. [Nuit 2] Y* Votre premier entretien t'avait semblé différer de ceux qu'en la même circonstance et pour le même objet tu devais avoir avec tant d'autres. Tu étais jeune, croyais encore, à l'orée d'une de tes carrières, avoir de l'ambition. Ces carrières que tu ne t'es jamais résolue à faire... Elles se font cahin-caha sans que tu t'attaches à les mener. Certes, tu travailles - à l'université, à l'écriture -, mais la nécessaire sociabilité avec tes pairs, avec les arbitres de tes destinées - universitaires, littéraires - t'ennuyant au-delà de toute mesure, tu l'évites autant qu'il est en ton pouvoir. Y*, pour sa part, était en voie de devenir ce qu'elle est devenue, et que certains révèrent, craignent, haïssent tout ensemble comme une puissance dans le milieu où se mènent ces fameuses carrières. Tout cela, pour elle comme pour toi, n'était encore qu'à venir. Tu lui trouvais de la force, de la passion à son propos. Elle avait voyagé, vécu ailleurs (ce qui dans vos milieux était l'exception plutôt que la règle). Vos goûts paraissaient proches; votre attitude à l'égard de vos goûts plus proche encore. Tu imaginais que ce premier sentiment de proximité, de complicité ne pourrait aller que s'approfondissant avec le temps. Le désir n'était pas loin. Tu pris l'habitude de songer à elle comme à une amie. L'amitié te paraît aujourd'hui la chose la plus difficile au monde. Tu t'y efforces, et presque toujours doutes de sa réalité. Le désir sert sans doute à cela: par quoi l'on croit donner corps, certitude tangible aux fantômes, aux chimères, et qui les dissipe, imperceptiblement. Elle, toujours tu l'as connue sujette aux plus étranges liaisons, qui semblent la captiver sans reste... Distante et absorbée tout ensemble... Elle était alors la maîtresse de *** qui, des années plus tard, te confia au détour d'une conversation que ses craintes quant à son empire sur Y* avaient tourné à l'époque autour de deux rivaux: toi et un autre – ce dernier devenu en effet l'heureux élu dans les affections et la confiance de Y*. Ce fut comme si *** avait levé, devant tes yeux, un voile. Tu n'avais jamais vu les choses sous un tel angle, celui de la rivalité, de la conquête, de l'empire. Tu avais même manqué de l'imagination d'une telle perspective. (Savais-tu seulement que cette société dans laquelle tu vivais - parfois - était encore une société de cour? Et que l'Ancien Régime n'avait jamais fini? Qu'il s'était tout simplement multiplié, diffracté et, décentré, occulté, régnait plus souverainement que jamais...) Il aurait fallu que quelqu'un t'en indique la voie, le but. Il aurait fallu que quelqu'un ait eu assez d'empire sur ton imagination pour en guider la carrière. Curieuse aporie... Tu aurais eu besoin d'un abbé Carlos Herrera pour pointer à ton effet l'âpre chemin de l'ambition mondaine et la voie des ordres d'imposture... Et quand bien même... Tu lis étrangement la comédie humaine. Sensible, certes, au délice de l'intrigue, à l'imaginaire de la puissance, à la mécanique des rivalités et des rouages par quoi l'on gagne une position, tu échoues pourtant à t'identifier: la |
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