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mimesis, même avec effort et volonté d'y succomber, ne t'inspire pas les désirs d'un Rastignac. Tu ne peux voir le monde s'agiter sous tes yeux sans reconnaître ici ou là grouiller ces pantins en proie à des passions balzaciennes. La politique, la littérature, l'administration en débordent. Il n'y a pas une carrière sur la place de Paris qui ne sente son lecteur et mime des créatures de la Comédie. Nous avons abondance de jeunes jeunes gens et vieux jeunes gens des deux sexes, ambitieux, naïfs autant que roués, en proie à leur bildungsroman. Pétris (souvent sans le savoir ou alors le sachant trop) du Corteggiano, des instructions apocryphes d'un vieux cardinal baroque. Qu'est-ce donc qui t'aura prévenue d'émuler les héros des intrigues canoniques de cette société? Le texte dit splendeur et misère des courtisanes, les illusions perdues... Il dit aussi femme-écran... Le plus comique de l'affaire, c'est que sans doute bien des gens autour de vous avaient l'intrigue parfaitement en vue. S'ils ne t'en ont pas suggéré le projet (ou aurais-tu manqué de reconnaître et déchiffrer leurs suggestions?), c'est qu'évidemment ils pensaient que tu savais sa nécessité et son évidence, et croyaient que l'inclination t'en viendrait naturellement, comme à eux elle serait venue naturellement, eussent-ils été dans ta position, et comme elle est censée venir naturellement (c'est-à-dire à force d'inculcation dans les grandes narrations de cette société) à tout prétendant à la carrière. Ces spectateurs ne manquent sans doute pas, encore aujourd'hui, de te tenir pour imbécile et certes, te méprisent secrètement de n'avoir pas saisi l'occasion, de ne t'être pas jetée dans l'intrigue qui crevait les yeux. L'eusses-tu discernée, aurais-tu été capable de t'y précipiter? A défaut de cynisme, aurais-tu même eu assez de mauvaise foi pour te leurrer jusqu'à te persuader qu'une telle conquête pouvait constituer le prolongement naturel d'une belle amitié et non pas une vulgaire liaison? Mais n'outres-tu pas ici le pessimisme? Ton affection pour Y* était-elle condamnée inéluctablement à la corruption? N'aurait-elle pu échapper aux fatalités, aux fracas du milieu qui l'avait vue naître? N'y avait-il pas de marge, de dehors, de havre où la dérober aux inquisitions, aux sujétions, aux vanités? Dans cette sphère du désir, peut-il jamais y avoir d'histoire sans intrigue? On ne saurait vivre au milieu du monde et ne se pas prendre aux filets, aux fils de ses trames. Là même où l'on croit le plus radicalement lui échapper dans l'éperdu du désir -, il insinue ses lois, sa comédie, son empire. Nos désirs nous sont soufflés - théâtralement et vulgairement: dictés et dérobés. Voilà quelques années qu'il t'arrive parfois de souffrir étrangement à voir paraître les marques de l'empire de l'autre. Aurais-tu voulu être à Y* ce que l'autre lui est, et dont elle semble avoir le désir? Le sauras-tu jamais? Car tu ne sais pas ce qu'il lui est. Au mieux peux-tu discerner ce qu'elle lui est. L'empire est sans mystère. Mais, elle, à quoi ainsi s'adonne-t-elle? Tu souffres peut-être parce que ce spectre de l'empire a vidé de sa promesse le lien que tu imaginais entre Y* et toi - ou peut-être n'a-t-il fait qu'en révéler la vanité. Il te semble continuer d'entretenir une amitié avec un fantôme ou une ombre d'elle. Quand tu doutes par trop de la réalité de ton sentiment et crains de n'avoir fait que rêver, ou de toutes pièces fantasmer ce fantôme, tu relis un livre qu'elle a écrit avant, dans le temps lointain de vos premières rencontres. Et toutes les fois où il arrive que devant toi on moque telle ou telle position que Y* aura prise ou favorisée et qui manifeste si évidemment l'influence de l'autre, tu ne peux t'empêcher de la défendre quand bien même cette position te déplaît absolument. N'est-ce pas naturellement que les gens que l'on fréquente, au café, en ville, au lit, en viennent à influer sur nos vues, nos opinions? Les jugements ne sont point choses réfléchies mais sortes d'accommodation à ceux du cercle où nous tenons nos connaissances. Nos habitudes les dictent, plus que nos goûts. Peut-on s'en défaire sans briser le cercle familier? Et sait-on assurément distinguer un goût d'une habitude, un penchant d'une sujétion? Dans le même mouvement, tu éprouves une sorte de douleur car l'imposture est obscène ou cruelle, et défigure pour toi le visage de Y* que tu aimes et n'as pas su protéger (ou peut-être conquérir...). Tu es résignée pourtant et tu t'en veux parfois du sentimentalisme imbécile de ton attitude. Il est après tout ridicule de ressentir encore la force d'un lien qui ne cesse d'être contredit et contrarié par la rareté et superficialité de vos échanges... Mais cela se complique encore car, par-delà et dessous la frivolité et le bavardage professionnel auquel vous vous livrez, il lui arrive de te dire parfois des choses curieusement intimes. Et tu ne sais comment interpréter ces moments ou ces confidences. Tu sens (ou est-ce que tu imagines?) quelque chose d'autre, de peut-être réel (quelle absurdité qu'une telle hypothèse...). Sont-ce les moments où la garde tombe, les moments où la personne ancienne de Y* resurgit de sous la dure armure des frivolités, des stratégies et des parades où elle se forge? Ou bien sont-ils eux aussi inauthentiques, une autre ruse ou habitude, un comportement rituel, une tactique de ces milieux: l'affectation d'une profondeur, l'exhibition d'une sincérité destinée à nous rassurer, nous tous, que nous sommes bien humains encore et non pas les automates grotesques d'une intrigue réglée? Est-ce simplement que le privé, l'intime, la chose ressentie ne sont que des munitions supplémentaires au jeu agonistique de la frivolité? Et comment dois-tu répondre et à quoi t'adresser: à l'apparence ostensible ou à la profondeur furtivement découverte? Dois-tu montrer que tu entrevois quelque chose qui t'émeut, montrer que tu reconnais cette chose sensible, que tu es prête à l'entendre et à la protéger comme un secret? Ou dois-tu, ainsi qu'elle et dans le même mouvement, la répudier, t'en amuser, n'insister pas et demeurer sur le ton de légèreté mondaine? Est-ce par pudeur qu'ainsi elle agit? Car insister révélerait ou exposerait peut-être quelque vulnérabilité... Or, nous avons appris que ce monde est traître et que la manière la plus sûre de préserver ce que l'on chérit est de le dévaluer ouvertement afin que nul ne songe à s'en emparer, de l'exhiber afin que nul ne le perce à jour ou ne le dérobe. Profaner ce que l'on a de sacré pour n'en être pas l'otage... Ou bien l'impudeur s'étend-elle si loin dans l'intime parce que tout est profane, qu'il n'y a pas de secret, pas d'intériorité, que de tout il peut être fait usage pour intrigue, empire, sujétion... . Ainsi, cette paradoxale et concomitante surestimation et dépréciation du désir, intimée dans le langage avec quoi l'on parle de sa vie érotique... En termes manifestant sa vulgarisation, et dans le ton, l'accent avec lequel on les prononce, on feint de ne s'en pas laisser imposer par le pouvoir de la chose. Activité hygiénique, requise, métronomique: la partition réglée, sans syncope ni soupir, d'une fanfare municipale ou d'une essoreuse. Cette banalité montée en épingle, cette insignifiance mise en exergue... Tu soupçonnes que cette sorte de volontarisme de vocabulaire chez tes interlocuteurs est le fruit d'un effort, d'une résistance concertée à un sentiment intime qu'il serait par trop ridicule ou puéril de laisser transparaître. Et il te semble que, par un tour supplémentaire de ruse ou de résistance, l'assertion impudique et qui ne serait que paradoxale pudeur - ou mieux, tout autant pudeur qu'impudeur... cela est indécidable et tourne sans fin, la pudeur dictant l'impudeur qui dérobe la pudeur, l'une signifiant l'autre et l'annulant dans la même profération; étrangeté familière, par où l'assertion impudique préserve ou appelle pour la renier la possibilité de son double, de son autre - se défend de rendre à éros son secret, son inestimable pauvreté offerte en sacrifice à l'abondance ostentatoire de nos mœurs consumatrices. Ultimément, tu agis comme si la chose était réelle et ressentie, et comme si tu parlais encore avec elle que tu as cru connaître. Tu éprouves, après coup, toute l'absurdité de ta conduite et parfois la crainte qu'elle n'interprète ta réponse comme une sorte de sentimentalité intéressée, les marques d'affection comme une faiblesse ou un calcul. Et au terme de tout, tu es surprise toujours des marques lointaines de sa bénévolence à ton égard, et te demandes si c'est là le lien ancien qui peut-être jamais ne fut, ou si fugacement, qui fidèlement les dicte, ou encore autre chose (mais quoi? tu es fatiguée de relire Balzac, Gracian, Acceto, La Rochefoucauld...). Et encore, tu te demandes de loin en loin pourquoi tu la vois si rarement, si c'est parce qu'elle te trouve si retirée, tes intérêts peut-être trop éloignés du monde qui la hante, de ce monde qui l'absorbe semble-t-il entièrement (de ce monde où elle s'absorbe entièrement? pour se fuir? pour s'abdiquer? ou bien parce qu'il n'y en a pas d'autre...), ou si c'est parce qu'elle se sent aussi étrange avec toi que tu te sens depuis si longtemps avec elle, dans l'incertitude où vous êtes du terrain sur lequel vous vous rencontrez, le virtuel ou l'artificiel, et craignant de choisir irrévocablement l'un ou l'autre. Et surtout, si tout cela ne se passe pas que dans ton crâne et que ne s'y meuvent pas même des fantômes aux limbes d'un bref passé défunt, mais les pures hallucinations du sens, des moirures psychologiques sans une parcelle de substance, des ombres sans corps pour les porter, rien que toi et toi jouant contre toi-même - n'es-tu pas ton meilleur adversaire? - au jeu antique et déraisonnable de l'analyse. Et tout cela, cette dissection interminable des ombres, trop psychologique et naïf encore de ta part. Une petite écharde cynique et banale te point dans tes odyssées mentales, instillant à l'animal janséniste et contemplatif ce soupçon que le monde n'est qu'un champ de bataille où se déploient les intérêts, les luttes et les ruses stratégiques de l'ambition et de la puissance, inauthentique de part en part, l'authenticité n'étant que l'ultime fiction déployée par l'inauthentique pour mieux t'aider à t'abuser, et que ce que tu crois délicatesse morale ou penchant intérieur et souverain n'est que fonction (ou écran) de ton impuissance à poursuivre les seuls biens réels qui soient, ici et maintenant, et que tu n'as pas la vertu de désirer sans scrupule car te fait défaut le courage de reconnaître qu'il n'y a rien dans cette vie (qui est la seule qui jamais nous sera donnée) au-delà d'influence, vanité, femmes, fortune... Mais est-ce ta faute si la foi te fait défaut? Si tu n'arrives pas à croire en ces objets, si aucun ne t'enchante? Tout ce que tu en as goûté, quand tu croyais encore les désirer, ne t'a jamais donné nul plaisir. Toute la religion de la subjectivité (l'idolâtrie des désirs, la logique du divertissement, la théosophie des rivalités, l'art d'assujettir) te paraît grotesque. Ce qui, à d'autres, paraît la solidité et le plaisir mêmes, te paraît, à toi, fumée, ennui. S'il avait suffi de se mettre à genoux pour croire... Ironique aporie de la souveraineté: pour régner, ne faut-il pas s'agenouiller? Parfois Y* te manque. Un matin, dans un taxi qui t'emportait vers un aéroport, vers une gare, vers un amphi de cours - la radio branchée sur quelque programme culturel t'apporta sa voix, la voix nue, enchanteresse de Y* qu'il te sembla jamais n'avoir entendue encore dans sa nudité, dans ses harmoniques, dans ses inflexions, son spectre, la fulguration érotique d'un désir sans histoire et sans espoir. Tu songes à la simplicité qu'il y aurait eu à l'appeler, la rencontrer dans quelque jardin discret, café obscur. T'apparaît peut-être la figure de ce que tu désirais: la ravir à son milieu, comme s'il était possible de la dépouiller de ces traits que sans doute l'adaptation à ce monde, dans la sorte de compétition darwinienne qu'il force, l'a conduite à adopter. Ironie: ce désir héroïque du dépouillement outrepasse l'empire même, il l'absolutise. Ironie encore: de milieu, tu n'en as pas, n'as développé nulle adaptation spécifique à aucun et c'est ce qui fait si puissamment que tu n'es chez toi nulle part et que ces phrases sont le seul milieu que vous partagerez jamais. Où dénouer le fil du désir. Rêver des nuits. Errer encore parmi les ombres. [Nuit 9] Z* Elle t'avait accompagnée à l'aéroport. Ta mémoire est saturée d'aéroports, d'adieux dans des aérogares. Vous aviez pris un dernier café ensemble avant de vous séparer, assises face à face, de part et d'autre d'une table constellée de taches circulaires laissées par les fonds de verres des voyageurs précédents et, qu'apportant vos deux cafés, le serveur ne manquera pas d'essuyer d'un coup de son chiffon humide et sale. Elle te dit que l'on avait remarqué ce matin au sortir de la douche, sur son omoplate gauche, une trace étrange et sombre qu'elle n'est pas parvenue à apercevoir de ses propres yeux, quelque effort qu'elle ait fait pour ressaisir par un jeu de réflexions subreptice une image - même oblique - de son dos dans les miroirs qui ornent sa salle de bains. Elle dit être demeurée silencieuse et s'être contentée de s'envelopper dans sa serviette. Elle dit aussi qu'elle aurait voulu demander pourtant à quoi ressemblait cette trace qui échappait à ses regards, à ses ruses, mais elle a craint que l'on ne s'étonne et lui en demande l'origine. Elle a dit qu'elle avait craint qu'on ne l'interroge; peut-être en a-t-elle eu l'espoir tout autant, et que cette marque dans son dos fasse signe. La question qu'elle attendait et qui n'est pas venue la hante. Des voyageurs se sont levés, leur vol appelé à embarquer; ils auront laissé rouler sur la table au milieu des tasses et des soucoupes sales leur menue monnaie. Tu lui as demandé, brusquement peut-être, si elle t'en voulait d'avoir laissé sur son épaule cette trace. Tu tentais de l'imaginer. Tu aurais voulu qu'elle te la montre. Tu ne peux quand même pas lui demander de se déshabiller au beau milieu d'un aéroport. Alors de te la décrire, mais elle ne l'a pas vue, elle ne peut l'apercevoir, s'en faire une idée. Elle la sent comme une brûlure sourde dans son dos, ou encore un trou dans sa peau, n'ouvrant sur rien, sans fond ni bord. Quand tu y songes, elle ressemble sans doute à toutes les empreintes que laissent des dents sur la chair vivante. En disant cela, il t'est venu dans la bouche un goût de sang et elle a dû voir tes mâchoires se contracter au ressouvenir de la morsure. A te regarder alors, lui revint-il le désir qui lui a fait te prier de lui infliger cette douleur au milieu du plaisir? Plus tard, tu l'as raccompagnée vers le parking. Elle avait prévu de te quitter au bout d'un long couloir aboutissant à des escaliers roulants. C'est là qu'elle te dirait de t'en retourner vers les salles d'embarquement. Par les grandes parois vitrées, on voit les nuages se ruer depuis les confins de l'horizon, assombrir le ciel. Tu revois tomber les premières gouttes de pluie, leur vois faire dans les flaques d'eau abandonnées par la dernière averse les premières ondes concentriques, les premières interférences. Tandis que vous cheminez, tu la presses soudain d'imaginer que ton avion s'écrase: la trace dont elle souhaite la disparition, de peur qu'elle la trahisse, et toi avec elle, cette trace, combien elle lui deviendrait chère quand aurait disparu celle qui l'imprima sur sa peau... Les avions qui décollent assourdissent tes paroles. Tu lui dis encore de s'imaginer jour après jour la sachant s'évanouir, nuit après nuit plus pâle dans le miroir voilé d'un deuil tenu secret, la mémoire de toi s'effaçant enfin de son corps et ce signe palimpseste des sens qu'elle seule - qui ne le voit pas -, et toi seule - qui ne serais plus - auraient su déchiffrer, devenir lettre morte. Mais les avions ne s'écrasent pas l'entends-tu répondre. Parfois seulement, moins souvent que les voitures ne s'emboutissent... Et si elle devait mourir sur le chemin du retour dans un accident, l'empreinte de cette morsure infligée s'irait mêler indistinctement aux blessures défigurant sa chair, la douleur amoureuse de tes dents sur sa peau se perdrait dans la confusion de sang et de métal tordu où nul ne saurait plus lire... Il était l'heure de se quitter. Tu étais partie bien des fois déjà, et bien des fois elle t'avait accompagnée jusqu'à cet aéroport ou un autre, mais cela avait eu lieu avant. Avant l'imposition de ce stigmate sur son corps. Au bord de l'escalier, tu te souviens t'être arrêtée et l'avoir retenue pour lui dire que tout ceci pourrait être une histoire dans un roman que se racontent deux amantes au moment du départ, dans un aéroport, à la croisée des chemins, aux portes d'une ville, au pont-levis d'un château, quelque part, pour tromper leur douleur. Dans le roman, dis-tu, elles se seraient quittées au haut d'une volée de marches, l'avion s'écraserait, se perdrait au-dessus de l'océan, amerrissage sans amers... Et elle, se remémorerait-elle, se serait-elle remémoré, la fiction que tu lui aurais racontée, de l'amante et de la trace que lui fit répudier le remords, chiffre secret et posthume du plaisir? [Nuit 12] POST SCRIPTUM Et bien entendu, infoutue tu fus de respecter les règles que tu t'étais prescrites à l'origine de ce projet. Ce n'est plus même clinamen, c'est déflexion maximale... Te croyais-tu vraiment capable de mener ce que l'on appelle une vie régulière et te plier à une dactylographie métronomique, aux heures sobres du matin? Tant que tu ne t'es pas laissée aller à ta pente qui est depuis toujours d'écrire la nuit, ton projet demeura aux limbes. Il serait honnête sans doute (quoique insignifiant) d'en corriger le titre pour Pas une nuit. Ce serait violer toutefois à son tour la règle par laquelle tu t'interdis repentirs et ratures, et faire que ce qui fut écrit soit désécrit. Ainsi va-t-on, d'une transgression l'autre, jusqu'à temps qu'on a éviscéré le corps complet des lois... Quant à écrire chaque jour ou même chaque nuit, belle espérance... De ton vice cardinal, la procrastination, comptais-tu te corriger si aisément? Il n'avait pas fallu une semaine avant de te lasser toi-même. A chaque jour suffirait sa femme? Non point. Il y a tant de livres que tu n'as pas lus encore et que tu convoites de feuilleter... L'écriture et les femmes attendraient bien encore un peu... Chateaubriand te tenait éveillée jusqu'à point d'heure, et les matins que tu avais dédiés à ton devoir d'écriture te trouvaient au lit avec un homme mort il y a plus de cent ans. Tu aurais dû te livrer à des orgies d'écriture pour rattraper le temps perdu à te coucher si tard que tu peux de bonne foi assurer n'avoir jamais cessé de te coucher de bonne heure. Il t'aurait fallu mettre les bouchées doubles et feindre plusieurs nuits en une seule. Tu t'y es bien essayée, mais ça n'a pas duré non plus... Tu n'es sans doute plus assez volage pour de telles débauches. Ce que c'est que la faiblesse humaine... Mieux: tu as abandonné des mois durant ton projet. L'incertitude le disputait à l'acedia. Le péril était passé. Ces écritures, inachevées pour avoir tardé à remplir leur objet, te revenaient bien parfois en mémoire. A quoi bon les poursuivre? Certaines nuits, tu t'attelais, incertaine de devoir en remplir le programme, au pensum. Ce qui aurait dû faire l'emploi d'un mois de ta vie disséminait sur plus d'une année. Et quant à faire des phrases simples... Vœu pieux. Même en parlant, tu n'y arrives pas. Tu effleures une idée et hop! ne peux te retenir d'embrasser d'un coup d'œil un vaste paysage de détours et de reliefs que ta phrase ne pourra se refuser au plaisir d'étreindre tout entier, enfilant ses perspectives ou sinuant selon ses méandres. Pour combler la mesure de ton peu de foi, par-delà les promesses (mais étaient-ce des promesses que faisait cet ante scriptum? des prédictions, des annonces, des engagements? et qui engageaient-elles? à les rompre, que commettais-tu? une imposture, un crime, une escroquerie?) que tu n'as pas tenues, les contraintes que tu as détournées, les contrats (soumis à quelle juridiction? passés avec qui? toi-même? un lecteur qui ne dit mot et n'est pas même personne, au plus signe de personne, et certes moins qu'une signature? quid de son consentement? on l'aura réputé tacite... c'est une fiction quasi juridique que ces contrats d'écriture et de lecture, et qui fonde nos usages des discours les plus sérieux...) que tu as rompus unilatéralement, que dire des clauses que tu as tenues secrètes? Celle-ci en particulier, qui devrait suffire à faire vaciller l'édifice entier: dans la série de ces nuits, il y en a une, au moins une, qui est une fiction. Et tu ne diras pas laquelle. Cherchez la fiction. C'est un tour dont tu te délectais par avance. Car si l'un de ces exercices de mémoire est feint, et qu'on ne sache lequel, comment les lire dès lors? De chacun, le statut et l'interprétation sont suspendus indéfiniment, et de leur série entière, l'abord incertain. Comment les (re)lirez-vous dès lors, lectrice? Comme fable ou comme histoire? Et quel enseignement sur la nature des désirs ici évoqués? Mais c'est un tour dont la délibération n'a pas été sans t'obliger à quelque réflexion. Comment construirais-tu une telle fiction? Te suffirait-il de relire et examiner les séquences d'authentique remémoration pour en discerner les tours et pouvoir ainsi mimer la forme et le mouvement? Vieux procédé d'accréditation. Ne risquais-tu pas de te trahir alors par une familiarité trop accusée? Il se pouvait que le résultat de ce mimétisme prît l'aspect d'un quasi-pastiche. Il se pouvait aussi que cette section risquât de ressembler à chacune des autres - qui entre elles ne se ressembleraient pas toutes - par quelque trait de famille. Tu pouvais aussi incliner à la chimère et recoller des fragments de souvenirs d'origines différentes. Donner à ta créature le désir de l'une, le corps d'une autre, la voix d'une troisième encore. Mélangeant les lieux, les temps, superposant les visages, détournant les qualités et les vices. Lissant le tout, raccord après raccord, pour fagoter ton tissu de fable sans l'apparence d'une solution de continuité. Tu pouvais encore, puisque ta mémoire est tout autant des figures de ta culture et de tes lectures, plutôt que dans le cours de l'écrire laisser venir à toi et se révéler l'emblème qui donne la clé (au sens non des serrures mais des portées musicales) de tel ou tel exercice de mémoire, tu pouvais encore élire parmi les lieux communs de la rhétorique du désir, une figure, et à elle seule confier le soin de déterminer le cours et la substance de ton récit. Après quoi, tout se résume à l'invention des qualités accidentelles dont draper cette trouvaille. On s'en remet alors à quelque combinaison soigneusement dosée de méthode et de hasard. De méthode, car le hasard ne se rencontre pour ainsi dire jamais pur dans le récit. La difficulté qu'il y a à en produire excède les forces de l'esprit humain: il y faut des machines. L'animal exsude du sens, de la détermination comme il pisse, comme il parle, comme il respire. Rythme irrépressible... Comme on tombe facilement en cadence... De hasard, car une méthode se décèle par trop de cohérence, trop de saturation et l'excès de signification laisse le soupçon de la préméditation dont il faut se garder si sur sa naïveté l'on veut être cru et exonéré. Mais sait-on vraiment, de l'invraisemblable coïncidence ou de l'implacable consistance, ce qui signe ou la fiction ou le récit? La prudence voulait, quoi qu'il en soit, que de ces diverses méthodes d'engendrer de la fiction, on mêlât les moyens et les stratégies: l'impur serait ton principe. Restait, le cycle de ces exercices à peu près mené à bout (demeurant bien en deçà certes de ce que tu t'étais fixé, de ces trente jours ou nuits, car vraiment, quand une fois la raison qui t'avait déterminée à ce terme fut devenue caduque, qu'importait que des nuits il y en eût eu trente ou treize ou vingt et une? puisqu'il s'était agi d'aller à l'encontre de ton idéal de littérature, de ton ambition esthétique de l'œuvre intégralement calculée, pourquoi ne pas se laisser mener par son plaisir, ou son absence de plaisir, à continuer, à reprendre, à avancer...), restait la question la plus délicate à délibérer: que faire de ce petit tas de phrases? Etait-il bien raisonnable d'envisager les publier? Ne risquais-tu pas, quelles que fussent tes précautions, si tu publiais ces exercices, de blesser telle ou telle qui se reconnaîtrait - à tort ou à raison - sous telle initiale? N'avais-tu pas pris soin que l'abstraction de tes récits fût telle qu'elle interdît l'identification certaine de leurs sujets? Tu as même poussé la précaution jusqu'à crypter les initiales qui les désignent. Cela était simple: replacés dans l'ordre chronologique de leur événement dans ta vie, ces souvenirs t'offraient une suite de lettres à laquelle tu as appliqué un chiffre très classique. (Ainsi, leur référence, si elle est couverte par le secret, n'en est pas moins objective. Chiffrer n'est point, en premier ressort, feindre; bien au contraire, l'application du chiffre n'est-elle pas destinée stratégiquement à assurer l'authenticité - autant que le secret - du message?) Ensuite, la clause par laquelle tu jetais la suspicion fictionnelle sur chacun des récits, ne scelle-t-elle pas l'indétermination de tous? Enfin, si telle ou telle, formellement se reconnaissait sous l'une ou l'autre initiale et en ce miroir d'encre ne se trouvait pas flattée, n'aurait-elle pas à se blâmer elle-même d'avoir eu la curiosité de lire un livre, publié sous ton nom, où elle savait risquer se rencontrer? Accusera-t-elle le livre ou son désir de s'y voir figurée et retrouver, même mise à nu, même prévenue... Et à celles qui pourraient te reprocher le souvenir que tu as gardé d'elles, tu répondras que ce souvenir tient à toi et à elles tout autant: que ne t'en ont-elles laissé de meilleurs? Mais cela est fort hypothétique. Il ne te semble pas avoir beaucoup maltraité les personnages de tes souvenirs. Et celles que tu auras maltraitées, qui pourra dire qu'elles ne le méritaient pas... [P.P.S.: Une de mes proches lectrices m'a fait cette remarque: quid de celles qui ne se retrouveront pas dans ces nuits? L'omission ne risque-t-elle pas de blesser, elle aussi? Ma seule excuse en ce cas - s'il devait s'avérer - serait d'invoquer ma paresse, son vagabondage désordonné par les traverses de ma mémoire.] Ne blessais-tu pas, par ailleurs, ta propre pudeur et, par extension, celle de tes proches (la pudeur est-elle jamais chose individuelle?) à raconter ces choses qu'avec raison la morale ordonnait (car, au rebours, les mœurs de ce temps nous enjoignent inlassablement le dévoilement; ruse de la morale, plus subtile encore que celle de la raison, que de prendre les traits de sa subversion, comme en une époque antérieure il lui était arrivé feindre de réprouver ce qu'elle appelait furtivement au jour) que l'on cache ou que du moins l'on ne publie pas? La parade est simple. Tu n'oublieras pas de recommander à ceux qui t'aiment de ne point jeter les yeux sur ce livre. C'est un livre que tu ne destines qu'à tes adversaires, ou encore aux inconnues. Et si l'un ou l'autre de tes proches venait à te faire grief de cette manière que l'on ne te connaissait pas encore, tu leur rappelleras combien souvent ils t'ont fait remarquer que l'époque et les lecteurs exigent pour leur divertissement moins de philosophie et plus de boudoir que tu n'en mets généralement dans tes ouvrages, et jamais n'ont manqué de te recommander pour ton succès (objet de leur légitime ambition) de suivre le goût du temps, quand bien même il serait corrompu. Ce que dans la mesure de tes talents et de tes penchants (à la contradiction surtout...), tu as tenté d'accomplir. Ne risquais-tu pas ensuite, entendant pourtant t'écarter des mœurs de ton temps et de son idolâtrie du désir, de te voir assimilée à ce même culte? Que par l'effet du malentendu - soigneusement institué et entretenu, te semble-t-il - qui régit aujourd'hui si grotesquement toute publication, l'on t'agrège au troupeau de tes contemporains dévots? Certes, parce que l'objet de ton livre est d'écriture anciennement dite intime et qu'elle s'applique à la dissection du désir, quel critique scrupuleux hésitera à te ranger dans le même sac que la débauche de plumitifs voués à faire boutique leur cul? Mais est-ce parce que les idolâtres, les fétichistes, les pornographes occupent le terrain, y bâtissent chapelles, totems et bordels, qu'il faudrait leur abandonner l'étendue entière du discours sur le désir? Est-ce parce que tant de tes contemporains s'en sont emparés et l'occupent que tu devrais, crainte d'être surprise en si vulgaire compagnie, en si mauvais quartier, soigneusement t'abstenir de le traverser, et céder ainsi à cette forme radicale, spectaculaire et outre-moderne de censure? (Mais peut-être ont-ils déjà fini d'exproprier et de bétonner l'espace entier du désir... intégralement distribué en lotissements publics, dévoré par les HLM, cages à lapins et hypermarchés de la libido... Cette manie de filer les métaphores... ) Plus grave enfin, et ne recule pas à envisager cette possibilité: et si, croyant résister à l'empire du discours dominant, tu ne faisais que pratiquer cette forme - si française de résistance qui s'appelle la collaboration? C'est là de tous les points le plus inquiétant. Ne succombes-tu pas à une imposture subtile et redoutable? Analogue un peu à ce vieux paradoxe par lequel celui qui va proclamant que le non-être n'est pas, dans le moment même où il le nie, le postule et lui prête ce soupçon ironique de substance qu'il s'emploie à raturer... Mais c'est peut-être faire trop d'honneur (les honneurs de la métaphysique) aux pathétiques petits calculs de la pornocratie que l'époque sécrète aussi naturellement que l'État sécrète de la bureaucratie et la société, sincèrement, de l'hypocrisie. Qui t'assure toutefois que ta critique du désir n'est pas une ruse supplémentaire de son empire? N'es-tu pas à ton insu, à ton corps défendant, en train d'en faire la propagande, comme partout et en tous lieux de ce monde de la post-modernité occidentale, en cette époque du capitalisme tardif, ceux mêmes qui en dénoncent les maux, ne cessent de faire de l'idole la publicité? Peut-on échapper à la publicité du désir? (Et comment l'entendez-vous?) Il arrive à certains de s'indigner encore qu'il ne se puisse pas vendre une bagnole, un détergent, une marchandise, un bien, un objet, que la publicité, qui est l'art affecté à l'endoctrinement des multitudes dans le rituel du désir (nous avons des panneaux publicitaires, des clips comme d'autres ont des muezzins, eurent des vitraux ou des hymnes, afin de nous rendre sensibles les articles de la foi que sans eux nous ne saurions imaginer, et pour suppléer à notre pauvre intelligence de nos besoins et de nos devoirs, car nous ne saurions désirer seuls et sans instruction ou grâce particulière, les biens), ne le sertisse ou ne l'affuble de ses emblèmes et de ses fétiches. S'agit-il vraiment de te vendre une chose, de t'inciter à l'achat d'un bien? Ne vous paraît-il pas que la marchandise est prétexte – à indignation, à spéculation... La publicité ne vend, ne fait propagande que pour une chose et une chose seule. Vous croyez qu'elle parle du monde des biens marchands? Erreur. Elle ne parle que d'elle-même et de son ressort ultime: le désir, pur. D'où la débauche de femmes à poil, à genoux, la légion de corps spectaculaires paradés sur les murs, les écrans, les pages... Vous croyez encore que la plus-value, le dangereux supplément ont leur source et secret dans un travail? Erreur grossière de vieux marxistes que vous êtes demeurés... La transcendance de la valeur et son fondement, c'est le désir. D'ailleurs, qui vous enjoint encore de travailler? Mais désirer, encore et toujours, universellement, à plein régime, à vide de charge, en deuil, à l'agonie, à l'article de la mort, du sein des massacres, au pied des échafauds, qu'importe... C'est à cela qu'on vous dressera, mon amie. Par corps dénudés, disponibles, offerts, provoqués; par pornographie généreusement déversée dans tous les tuyaux, câbles, médias connus et à venir; par apologie de la transgression, de la subversion et leur discipline rigoureuse; par hystérisation de toutes ces vieilles choses victoriennes, puritaines qui vous ont trop longtemps, trop douloureusement empêchée... Et les grands prêtres iront psalmodiant l'antienne que sur son désir point ne faut céder. Et les grands camerlingues iront jurant leurs grands dieux que jamais pénurie ne laisseront s'installer de carburant ni de pièces détachées pour nos machines désirantes. Et les grands inquisiteurs, après avoir passé à la question ordinaire et extraordinaire les pièces du procès, iront insinuant - c'est-à-dire libéralement décrétant et prononçant - que telle princesse de roman à la canonisation douteuse, et qui préféra le repos à l'objet de son désir, god forbid, se damna de névrose masochique et narcissique... Et les ordres mendiants iront décriant les injustices distributives, le scandale des bonnes fortunes et des privilèges érotiques, et faisant commerce de la nostalgie d'un temps primitif où le désir était plus pur, où la dérégulation des structures élémentaires du trafic des corps n'avait pas profané encore la chaste fraternité du foutre. Et les béates iront encensant les ostensoirs du mystique objet petit a, tenant comptabilité rigoureuse de leurs quotidiennes dévotions, du moindre de leurs agenouillements, et hautement professant n'avoir pas une fois en un quart de siècle été visitées au sein des orgies les plus sévères par le malin plaisir, tant ardemment les poignaient l'espérance en l'extase annoncée, l'assomption ineffable. Car jouir, vous jouirez, en vérité on vous l'a dit, cela est promis, il n'est que de célébrer fervemment l'office de la bonne parole du désir. Car jouir, notre économie, notre commerce humain, la possibilité même de notre religion l'exigent. Car jouir, en nature, cash ou à crédit (à crédit surtout, et jusqu'à l'usure), vous jouirez, cela est contractuellement stipulé dans le nouveau pacte. Vous vous enverrez en l'air et ce sera le paradis sur terre (mais en quoi cela diffère-t-il du vieux credo selon quoi vous vous enverrez en terre et ce sera le paradis aux cieux?). A cette religion universelle, que pourrait-on opposer? Les affres du doute, le vacillement, l'impuissance, un peu d'anticléricalisme affiché... rien de tout cela, ni l'hérésie, d'ailleurs, ni le schisme, ne porte à conséquence. C'est même le moins que l'empire du désir puisse attendre de ses sujets, la condition même de leur sincère profession du culte. L'incrédulité seule est vicieuse. Aussi, dans cet ordre mineur que constitue, parmi les clercs, la littérature, ne seront plus reçus comme vœux que ce qui du sujet s'exhibera et confessera publiquement comme l'expression reconnaissante du pur désir: la poétique comme liturgie et comme orgie, l'œuvre litorgique ou liturgiaque. L'ironie seule est damnable. La chair sera fade et vous croirez lire toujours le même livre. Ainsi s'achève nécessairement, au terme de la durée de cinq heures dévolue à l'écriture par une règle qu'il y a seize mois tu te proposas (et la seule entre toutes scrupuleusement appliquée), le dernier excursus nocturne de ce petit volume composé aux marges de la mémoire, selon un art qui est le sien seul, et au gré de ton bon plaisir. [Sur machines Apple Macintosh, 19 juillet 2000 - 19 novembre 2001] TableAnte Scriptum B* nuit 1 X nuit 2 E* nuit 3 K* nuit 4 L* nuit 5 D* nuit 6 H* nuit 7 N* nuit 8 Y* nuit 9 C* nuit 10 I nuit 11 Z* nuit 12 Post Scriptum |
![]() | ![]() | «non collationné». Pour les autres, c’est-à-dire la majorité, les planches hors texte font l’objet d’une vérification mais le texte... | |
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![]() | «Nulle part ni pour personne n’existe la communication. Ce terme recouvre trop de pratiques, nécessairement disparates, indéfiniment... | ![]() | |
![]() | ![]() | «les faiseurs d'images seront châtiés le jour du jugement dernier», IL sera répondu : ces mots s'appliquent à ceux qui représentent... |