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E) Le premier orientalisme163 européen (sous-partie étendue jusque vers 1875). Cette période, qui est celle des premiers feux de l’impérialisme européen en Méditerranée, vit une évolution des représentations de la Méditerranée en Europe, l’invention d’une « Méditerranée romantique ». La fascination de l’Égypte, déjà traitée plus haut, y a contribué (surtout en France), mais je voudrais maintenant traiter ce thème sur un plan plus général, à partir de l’essai classique d’Edward Saïd : L’orientalisme164. La grande idée de Saïd est que l’Orient, en tant que concept et que percept, est une invention de l’Occident (essentiellement européen pour ce qui concerne les rivages de la Méditerranée : l’Orient des Américains a longtemps été plutôt l’Extrême-Orient165), un ensemble de concepts et de représentations nés en Occident et destinées à un public européen : « depuis l’Antiquité [l’Orient était un] lieu de fantaisie, plein d’êtres exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires ». Cela a donné naissance à un orientalisme « universitaire » et à un orientalisme « de l’imaginaire » qui se sont nourris l’un de l’autre (ainsi les voyageurs recopiaient des pages entières des autorités orientalistes de leur temps ; à l’inverse, à la base de la passion d’un homme de science pour l’Orient, il y avait souvent des récits de voyageurs). Au total, « le pouvoir et la visée même de l’orientalisme ont produit non seulement une bonne somme de savoir exact et positif sur l’Orient, mais encore une espèce de savoir de deuxième ordre, dissimulé dans des lieux tels que le “conte oriental”, la mythologie du mystérieux Orient, et ayant sa vie propre »166, ce que V. G. Kierman, cité par Saïd, a justement appelé « le rêve collectif éveillé de l’Europe à propos de l’Orient ». Ces deux dimensions de l’orientalisme ont contribué à produire, au XIXe et au XXe siècle, un type particulier de domination, une entreprise de civilisation (essentiellement franco-britannique jusqu’à 1945, lorsque les Américains, plus exotiques à la région, ont fait irruption). Cependant l’orientalisme ne peut être présenté comme une simple justification a posteriori de l’oppression coloniale : Saïd montre qu’en fait, sa cristallisation est antérieure au colonialisme, même s’il en a fourni des justifications. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’orientalisme savant (enfin, celui qui concernait le bassin méditerranéen) avait été avant tout étude de la Bible et des langues sémitiques, et de l’Antiquité gréco-romaine. L’islam, pourtant directement issu de la tradition judéo-biblique avec de fortes influences grecques, était traité comme un intrus tardif, un élément étranger et invasif (d’origine bédouine, expliquait-on volontiers, c’est-à-dire continental et barbare par opposition au monde sédentaire des rivées de la Méditerranée où était né le christianisme), et aussi comme une menace — car les musulmans sont fanatiques, et infiniment nombreux. L’importance des éléments communs entre islam et christianisme était passée sous silence, sauf pour assimiler étrangement Mahomet au Christ167 (si le christianisme est la religion du Christ, l’islam est celle de Mahomet ; on imaginait alors Mahomet sur le modèle du Christ — et on en déduisait généralement que c’était un imposteur —, ce qui est un contresens : c’est un personnage bien plus proche des prophètes de l’Ancien Testament). Au XVIIIe siècle cependant, de premiers historiens et autres hommes de science se mirent à s’intéresser à autre chose que la Bible et mirent l’accent sur la complexité de l’histoire de la zone, mais surtout pour souligner le rôle de « passeur » culturel de l’islam entre l’Antiquité classique (toujours elle) et notre civilisation : l’Orient n’intéressait pas pour lui-même mais par relation avec « les Occidents » successifs, dans une fonction en quelque sorte ancillaire. La connaissance de l’Orient passait encore d’abord par celle des textes classiques, puis (fin XVIIIe siècle) par la lecture des premiers textes savants orientalistes : une connaissance livresque qui suppléait à une connaissance directe de la zone. Ainsi, avant même de partir en Orient, un Bonaparte était imprégné du discours des orientalistes de son temps : « il ne voyait l’Orient que tel qu’il avait été codé, d’abord par les textes classiques, puis par [l]es experts orientalistes » (Saïd, p. 99). Il « répliqua » d’ailleurs cette attitude en embarquant avec lui une brochette de savants et en publiant la Description de l’Égypte, monument de l’orientalisme savant français à la génération suivante. La préface de l’ouvrage, citée plus haut, présentait un Orient qui « existait comme un ensemble de valeurs attachées non à ses réalités actuelles mais à l’ensemble de contacts qu’il avait eus avec un lointain passé européen » (Saïd) : notamment les voyages qu’avaient fait divers sages grecs en Égypte, les guerres civiles romaines dont le sort s’était décidé sur son sol. Le projet de Bonaparte pour l’Égypte était du même ordre : l’arracher à sa barbarie, c’est-à-dire la rattacher à l’Europe, la mettre à son école. Saïd, qui écrit dans son introduction que « lorsqu’un savant orientaliste voyageait dans le pays de sa spécialité, c’était toujours bardé d’inébranlables maximes abstraites concernant la “civilisation” », fait remarquer que dans le projet scientifique des Français en Égypte, les grands absents sont les Égyptiens : pour lui, ce projet consistait à « transmuer la réalité vivante en textes, posséder (ou penser que l’on possède) la réalité, essentiellement parce que rien, dans l’Orient, ne semble résister à votre pouvoir » (p. 105, c’est moi qui souligne). Un peu plus bas, il écrit que l’attitude de l’orientaliste revenait à « transformer l’Orient en un théâtre pour ses représentations de l’Orient » — en particulier, quand il n’était pas carrément réduit à un théâtre d’exploits occidentaux (guerriers, scientifiques, sexuels) l’Orient était souvent utilisé comme un réservoir d’exemples (de mœurs, d’usages, d’institutions, de grands faits historiques, etc.) en contraste avec les réalités occidentales, les termes de la comparaison étant presque toujours favorables à ces dernières : l’Oriental était soit fourbe et sanguinaire, soit alangui, voluptueux, efféminé. Le domaine de l’orientalisme scientifique explosa au XIXe : on y voyageait de mieux en mieux, de plus en plus d’universitaires en maîtrisaient les langues168, les chantiers de fouilles archéologiques fleurissaient partout ; on en distinguait de mieux en mieux la diversité (ainsi, pour la région qui nous concerne, on cessa de confondre Turcs, Arabes et Persans). Cela ne fit nullement reculer les stéréotypes : la manie classificatoire des Européens tendait à réduire la réalité en types, et ces types à des caricatures. Pour Saïd, « un Orient de serre chaude appar[ut] ; le mot “Orient” était un vocable d’érudit qui désignait ce que l’Europe moderne venait de faire d’un Est encore original ». Saïd insiste beaucoup sur le caractère « textuel » de la connaissance de l’Orient par les Occidentaux du XIXe siècle : de nombreux spécialistes unversitaires de l’Orient n’y mirent jamais les pieds, ou alors tardivement dans leur biographie, à titre en quelque sorte confirmatoire (cf. la note sur Silvestre de Sacy). L’autorité des livres orientalistes finit par constituer un « discours » (au sens de Foucault), une tradition de regard, un ensemble d’idées reçues dont il était difficile de se défaire, par rapport auquel, en tout cas, on était obligé de se situer. Surtout, dans tout cela l’Orient était muet, « autre », « objet » d’étude passif, « à disposition ». Il était pensé comme opposé à l’Occident, et surtout comme immuable (je reviendrai plus bas sur cette idée à propos de Renan). Cet orientalisme universitaire se norma progressivement, devint une carrière : vers 1850, toutes les grandes universités européennes avaient un cursus complet d’« études orientales », et il y avait aussi une foultitude d’associations, de bourses, etc. On observe une dérive vers l’érudition spécialisée, contestée par les écrivains et les artistes qui, comme Flaubert, voulaient encore que l’Orient parlât à leur imagination. Saïd revient (p. 310) sur l’idée que « quelqu’un qui entr[ait] consciemment (…) dans la profession d’orientaliste le fai[sait] après avoir pris une décision, à savoir que l’Orient [était] l’Orient, qu’il [était] différent, etc. Les élaborations, les raffinements dans ce domaine, les articulations qui en découlent ne [faisaient] que soutenir et prolonger la décision d’“enfermer” l’Orient ». Saïd illustre le résultat d’un siècle de discours orientaliste par des extraits des Mémoires de Lord Cromer, « proconsul » britannique en Égypte de 1882 à 1907. Cromer évoque d’abord de l’imprécision dans la pensée, donc de la fausseté : « l’esprit de l’Oriental, de même que ses vues pittoresques, manque au plus haut point de symétrie. Sa manière de raisonner est pleine de laisser-aller [et] il manque singulièrement de faculté logique ». Il n’est pas clair, il se contredit. Il est dénué d’énergie et d’initiative, flatteur, servile, rusé, méchant envers les animaux, menteur, léthargique. « L’Oriental agit, parle et pense en général exactement à l’opposé de l’Européen », c’est-à-dire que Cromer ne pense pas l’Oriental pour lui-même mais par opposition à un point focal de sa pensée qui est toujours l’Occident : l’Oriental est étudié, jugé, administré, mais on ne le laisse pas parler, on ne s’intéresse pas à ce qu’il dit ; il est le pôle faible, inactif, d’une polarité rigoureuse, compartimentante, appauvrissante. Le portrait que dresse Lord Cromer de l’Oriental évoque de près cette phrase de Michelet, bien plus tôt, qui illustre aussi le thème de la menace orientale : « l’Orient avance, invincible, fatal aux dieux de la lumière à cause du charme de ses rêves, de la magie de son clair-obscur »169. Il me paraît intéressant de m’arrêter un moment sur l’un des grands orientalistes du XIXe siècle, le Français Ernest Renan (1823-1892). C’est l'auteur d’une célèbre Vie de Jésus (1863), la première biographie agnostique du Christ (il l’y qualifiait d’« homme incomparable », ce qui valut à ses cours au Collège de France d’être suspendus en 1864170) ; du fait d’une célèbre conférence de 1882, Qu’est-ce qu’une nation ?, il est aujourd’hui célébré, notamment à Sciences-Po, comme le père de la conception française, « citoyenne » de la nation, censée être la plus ouverte au monde et la moins sujette aux dérives excluantes et racistes — bref, un progressiste, un homme de gauche171. C’était un linguiste de formation, spécialiste des langues sémitiques (sa chaire au collège de France était celle d’hébreu) ; son originalité est d’avoir fait le lien entre la linguistique (une science très dynamique à l’époque mais surtout concernant les langues indo-européennes) et l’orientalisme — ce qui, par ailleurs, représenta une étape décisive dans la laïcisation de celui-ci, puisque Renan abandonnait l’étude de la Bible et des traditions monothéistes pour entrer dans l’histoire et la comparaison des langues. Comme une bonne partie des Européens de son temps il voyait avant tout dans les Sémites les peuples inventeurs des trois grands monothéismes, donc des peuples au statut privilégié par rapport aux « sauvages » qui n’ont rien inventé du tout et vivent encore à l’état de nature ; mais il voyait aussi en eux des peuples incapables d'évoluer, figés dans une espèce d’atemporalité pré-historique, par opposition aux Indo-Européens qui, eux, ont évolué172. Le monothéisme, apport essentiel des Sémites à l’histoire de l'humanité, constituait un progrès par rapport à l’idolâtrie des sauvages et aux paganismes antiques (cette idée était directement reprise de Comte) ; mais le monisme consubstantiel au monothéisme, pensée « aride et grandiose », leur avait interdit d'évoluer davantage et les avait condamnés à stagner dans « une enfance éternelle » : à eux la sagesse, le mythe, la spritualité, la poésie, la prophétie173, mais leurs religions n’étaient que des fardeaux, des « chaînes ». Selon une expression de Maurice Olender, dont je résume ici un passage du très bel ouvrage Les langues du Paradis, « les Sémites [avaient] enfoui un sublime secret dans une terre stérile ». Les Juifs, « tronc desséché », ne s’étaient occupés que de conserver l'héritage monothéiste, « malheureuse fidélité » qui les avait empêchés de reconnaître le christianisme, « branche féconde », comme « la religion définitive » ; et s'il y eut une science musulmane, ce fut sous l'influence des chrétiens nestoriens d'Orient (le christianisme en terre sémite était donc plus ou moins considéré comme quelque chose de pas vraiment sémite…). Quant aux hommes de science musulmans du Moyen Âge, Renan niait que leur génie ait eu quelque chose à voir avec leur religion : pour Renan, « faire honneur à l’islam d’Avicenne, d’Avenzoar, d’Averroès, c’est comme si l’on faisait honneur au catholicisme de Galilée »174. En 1855, Renan publia une Histoire générale et système comparé des langues sémitiques qui s’inspirait des travaux sur les langues indo-européennes des linguistes allemands, notamment Franz Bopp. Il règne dans ce livre, assez banalement pour l’époque, une assimilation systématique de la langue et de la race : Renan distinguait une « race sémite » et une « race aryenne »175 et élaborait des théories sur leur opposition, alors que « sémite » et « indo-européen » désignent des familles de langues, parlées par des populations aux phénotypes très différents176. Pour Renan, fils de son temps, c'était bien dans la différence des races que résidait « le secret de tous les événements de l'Histoire de l'humanité », et rien ne pourrait jamais effacer la diversité raciale qui avait existé aux origines du genre humain, car « on est toujours hanté par ses origines ». Il faut dire que pour définir ses deux grandes races il s'appuyait sur des données historiques et linguistiques, et non anthropomorphiques ; pour lui « la langue, la religion, les lois, les mœurs firent la race plus que le sang »177 — ce qui faisait notamment que pour lui les juifs de France, qui pratiquent des parlers latins depuis 2000 ans, n'étaient plus, mentalement, des Sémites. En revanche, l'« esprit sémite » régnait dans une partie de l'Afrique noire (l’Éthiopie, en gros) où les « Sémites purs » n'étaient plus qu'une infime minorité, mais où ils avaient laissé leur langue en héritage. Ce n'était donc pas l'apparence physique, mais la langue qui permettait de définir des races et déterminait « les aptitudes intellectuelles et les instincts moraux » — même si les déterminations physiques réapparaissent sporadiquement dans les comparaisons que fait Renan entre les Sémites et les Aryens, avec un statut de legs de la situation raciale originelle178. Dans l’opposition des deux grandes races, la « race sémite » représentait évidemment « une combinaison inférieure de la nature humaine », laquelle « se recon[naisssait] presque entièrement à des caractères négatifs », quoique moins que ceux des races « sauvages » : le point de comparaison étant toujours les Occidentaux, ici appréhendés par le biais de leurs langues. « En tout chose, on le voit, la race sémitique nous apparaît comme une race incomplète par sa simplicité même. Elle est, si j’ose le dire, à la famille indo-européenne ce que la grisaille est à la peinture, ce que le plain-chant est à la musique moderne ; elle manque de cette variété, de cette largeur, de cette surabondance de vie qui est la condition de la perfectibilité ». C’était le plus grand spécialiste des Sémites de sa génération qui parlait…179 Le responsable de cette infériorité était la structure phonétique et grammaticale des langues sémitiques. En effet, selon Renan il s’agit de langues qui n'évoluent pas180 : toujours égales à elles-mêmes, dénuées de mobilité, incapables de renouvellement, ossifiées ou plutôt demeurées dans une enfance éternelle, comme ce monothéisme juif jailli un jour « sans aucun effort », « sans réflexion ni raisonnement » (cet ensemble d’idées et d’associations entre langue et religion venait notamment de l’Allemand Friedrich Schlegel) : bref, des idiomes « métalliques » et « épurés », comme les paysages du désert. Ici intervenaient des considérations sur la structure des mots sémitiques, où le sens est porté par le squelette consonantique (le « schème », composé de deux à quatre consonnes), et où, en très gros, les voyelles ne servent qu'à préciser les rapports grammaticaux. Pour Renan, c'était un signe de sécheresse de pensée, opposée (en très gros aussi) à la « sensualité » des voyelles indo-européennes porteuses de sens. Renan était persuadé que ces schèmes sémitiques, l’équivalent des racines dans les langues indo-européennes, sont d'une grande permanence, d'une langue sémitique à l'autre et à travers les millénaires181. Cette structure linguistique fait que le Sémite, « semblable à ces natures peu fécondes qui, après une gracieuse enfance, n’arrivent qu’à une médiocre virilité », a l'esprit sec, « dénué de toute flexibilité ». Les langues indo-européennes au contraire, du fait du polythéisme originel des Aryens, sont sous l'emprise de l'Histoire, donc du progrès, et ont su évoluer, se faire diverses (rien à voir entre les structures de l'anglais et celles du russe, et pas grand-chose entre celles du latin et celles du français qui pourtant en descend), ce qui favorise la nuance, l'appréhension de la complexité et le passage à l'abstraction : aux Aryens la dialectique, la philosophie, la philologie. La richesse de la grammaire aryenne permet une appréhension plus subtile du monde, la diversité des points de vue, ce qui prédispose à la liberté, à l'esprit d'examen. Voilà pourquoi l'Europe aryenne et chrétienne est la patrie de la démocratie et de la science, et le monde sémitique, celle du fanatisme. Renan aboutissait à deux « portraits de races » opposés, liés au double moule infrangible de deux types de langues que tout oppose, elles-mêmes liées à deux traditions religieuses, elles-mêmes liées à deux types de paysages naturels — car il lui était évident que le monothéisme n'avait pu naître que dans l'ascétisme du désert, dont l'obsession sourd notamment à chaque page de la Vie de Jésus : Renan avait été profondément marqué par un voyage en Palestine. La conjonction féconde entre la géniale intuition sémitique et l'esprit aryen, supérieurement complexe et subtil, était due au Christ, né en Galilée, région de climat plus clément que Jérusalem (notre voyageur y avait vu un « véritable Paradis terrestre ») et où s'exerçait déjà l'influence de l'esprit aryen : en somme, en la personne de Jésus l'esprit polythéiste avait fécondé le monothéisme et lui avait permis d'échapper au piège sémite. « Au fond, Jésus n'a rien de juif », écrivait Renan dans les carnets préparatoires de la Vie de Jésus : voilà qui n'aurait pas dû déplaire aux catholiques antijuifs de l'époque, pourtant si acharnés contre l'ouvrage…182 « Le judaïsme n'a été que le sauvageon sur lequel la race aryenne a produit sa fleur ». 183 Il ne restait plus qu'à rattacher l'esprit profond du christianisme au bouddhisme, religion aryenne (car née en Inde du nord, la patrie du sanscrit, l'une des langues indo-européennes les plus anciennement attestées184) : Renan n'alla pas jusque-là mais d'autres le firent à la même époque, en Grande-Bretagne notamment185. Passons à présent à ce que Saïd appelle « l’orientalisme de l’imaginaire ». Le regard sur la Méditerranée orientale qui se développa en Europe au XIXe siècle était, j’y ai déjà insisté à propos de l’Égypte et de l’indépendance grecque, fortement orienté par une culture bourgeoise toute imprégnée d’Antiquité classique : la Méditerranée, c’était d’abord la Grèce et Rome186. S’y ajoutaient, pour les Européens chrétiens ou ayant reçu une éducation chrétienne, c’est-à-dire l’immense majorité avant 1900, des représentations liées aux origines du christianisme (en Terre Sainte, mais aussi dans ce qui est aujourd’hui la Turquie : les voyages de saint Paul s’y sont largement déroulés, la Vierge y est morte187) et, plus tard, au souvenir émouvant et glorieux des croisades. Cet univers culturel commun se renforçait, chez les plus instruits et les moins paresseux, par la fréquentation des produits de l’orientalisme savant. Le plus grand des voyageurs chrétiens du XIXe siècle en Méditerranée est aussi l’un des premiers : en 1806-1807, Chateaubriand se rendit à Jérusalem en pèlerin, avec d’ailleurs une conscience aiguë d’être « peut-être le dernier » en un siècle de décadence religieuse ; son Itinéraire de Paris à Jérusalem parut en 1810-1811. Il s’intéressa essentiellement aux vestiges antiques (antiquité païenne comprise), et fort peu au présent qui n’était pour lui que décadence. Remarquablement, il la faisait remonter non aux Turcs, ni même à l’islam (qu’il traitait quand même de « culte ennemi de la civilisation, favorable par système à l’ignorance, au despotisme, à l’esclavage »), mais à Byzance, qu’il méprisait en bon catholique. Ses préjugés de Chateaubriand sur les Orientaux « réels » étaient ceux de son temps : la cruauté des Turcs, leur paresse ; et puis bien sûr l’oppression des chrétiens, notamment de ce qu’il restait de Grecs — mais ceux-ci faisaient aussi l’objet de son mépris, par comparaison aux Hellènes de l’Antiquité : leur langue avait dégénéré188, le pays était désolé, abruti par des siècles de misère et de soumission, sauf les îles et Smyrne ; Athènes n’était qu’un village. Ces stéréotypes entièrement négatifs étaient totalement « déconnectés » de l’exotisme bon enfant de la turquerie du Bourgeois gentihlomme ou du livret de l’opéra de Mozart L’enlèvement au sérail, tout récent à l’époque où Chateaubriand rédigea son voyage (il date de 1782) : c’est que ces œuvres ont pour cadre un Orient littéraire de convention dont les voyageurs du XIXe siècle n’essayaient même pas de retrouver des traces dans l’Orient réel de leurs périples. En 1810-1811, ce fut le tour de Lord Byron, qui n’avait que vint ans, de se rendre en Orient. Son itinéraire le mena du Portugal à Séville, puis à Malte, Athènes, Smyrne et Constantinople : on voit que la Terre Sainte brille par son absence, ce qui était une innovation (les premiers touristes britannique, soit se contentaient de la France et de l’Italie, soit allaient en Terre Sainte). À partir de 1816, Byron s’installa plus ou moins en Italie, où il fut proche des carbonari : contrairement à celle de Chateaubriand, sa Méditerranée était donc très actuelle, fort laïque, fort politisée aussi. En 1823, il retourna en Grèce pour soutenir les indépendantistes : il y mourut l’année suivante. Son œuvre est une fabrique d’images orientales, largement construites sur des parallèles avec l’Antiquité (entre autres la victorieuse résistance aux Perses des Grecs du Ve siècle av. J.C.), mais que l’Europe romantique, aux générations suivantes, dégagea progressivement de ces références trop classiques : c’est net chez l’un de ses principaux descendants littéraires, le jeune Victor Hugo, dont les Orientales parurent en 1829. En somme, pour l’Occident jusque-là enfermé dans son dialogue avec l’Antiquité classique, l’orientalisme fut une « porte de sortie »189. À la date de la parution des Orientales, Hugo n’avait pas voyagé en Méditerranée (mais il avait passé une partie de son enfance en Espagne) ; en revanche Lamartine fit un peu plus tard, en 1832-1833, un voyage classique (Grèce, Istanbul, Smyrne, Jérusalem). Plus tard, ce fut le tour de Nerval (en 1842-1843), de Flaubert et de son ami Maxime du Camp (1849), de Théophile Gautier (un voyageur passablement compulsif pour l’époque : en 1840 il parcourut l’Espagne, en 1845 l'Algérie, en 1850 l'Italie, en 1852 la Grèce et l’Anatolie, en 1858 la Russie, en 1862 l'Égypte, etc.). Tous ces voyageurs recherchaient à la fois du « déjà vu » (des choses qui « résonnaient » avec leur culture) et de l’exotique, du pittoresque, de l’inédit, de l’excessif. Pour ces écrivains et ces poètes, l’Orient présentait l’avantage d’être illimité et lointain, non tributaire des convenances : le caractère excessif de l’Oriental (lié à sa supposée inaccessibilité à la raison) s’accordait bien à la recherche romantique de l’excès, du sublime, de l’héroïque. « En Orient nous devons chercher le romantisme suprême », déclarait déjà l’Allemand Friedrich Schlegel en 1800… On pouvait fantasmer de manière délirante sur l’Orient, en matière sexuelle notamment on pouvait repousser les limites des convenances occidentales et surtout faire des expériences concrètes impossibles en Europe190. En effet, on n’allait pas admirer en Méditerranée que des ruines : Nerval, dont les fantasmes orientaux regorgent d’incestes, « prit femme » ; Flaubert (dont la correspondance présente de beaux exemples de fantasmes orientaux fort élaborés) eut en Orient des expériences inoubliables, esthétiques et érotiques, notamment avec la danseuse et courtisane Kuchuk Hanem (littéralement « la petite savante » — c’étaient des espèces de geishas, expertes entre autres en danse). Bref, c’est autour de la Méditerranée que se placent les débuts du tourisme sexuel191. L’Europe était alors fort peu libérée sur ce point, même si la prostitution y était institutionnalisée (mais des codes assez précis régissaient l’expression des fantasmes sexuels dans les bordels) ; les voyageurs européens, fantasmant un Orient « autre », donc où toutes les fantaisies étaient possibles, se glissèrent en quelque sorte dans les interstices de la morale sociale méditerranéenne, qui se caractérisait par une très grande hypocrisie (les hommes adultes pouvaient faire à peu près ce qu’ils voulaient pourvu que ça ne se sût pas), sans comprendre que (ou en s’arrangeant très bien du fait qu’)il ne s’agissait que d’interstices. Une conséquence étrange de cet état de fait, c’est que longtemps les femmes musulmanes eurent la réputation d’être « chaudes » : volontairement ou non, les Européens les confondaient avec les prostituées qu’ils fréquentaient192. De même, la peinture orientaliste étalait à l’occasion des fantasmes qu’il eût été inconvenant de représenter dans un décor européen193. En revanche, les voyageurs ne remettaient pratiquement jamais en cause, au contact réel de l’Orient, l’autorité du discours des orientalistes savants. Flaubert, pourtant ennemi mortel de tous les préjugés, rejoignait les orientalistes pour juger que l’Orient contemporain était décrépit et que c’était à l’Occident de le régénérer ; Lamartine appelait carrément à sa colonisation. Même parmi ceux des Européens qui ne voyageaient pas, l’Orient était en vogue, surtout entre 1820 et 1880. Il était alors à la mode de s’habiller à l’orientale — une façon de réagir contre « les teintes neutres de nos vêtements lugubres » (Théophile Gautier). Le mobilier répercutait cette influence de l’Orient. On collectionnait les armes, les étoffes orientales, on recevait dans un salon mauresque ; les hommes se mirent à croiser les jambes, usage oriental à l’origine ; on tâtait du narguilé, du haschich, on vantait un art de vivre fondé sur « la sensualité et la paresse orientale », en réaction, là aussi, contre les valeurs « victoriennes » dominantes (travail, épargne, raison, sagesse, famille). On dévorait les récits de voyage en Orient, qui devinrent un genre littéraire à part entière : ils théâtralisaient l’Orient en le découpant en une série de scènes inamovibles et de sites obligés, et avaient une importante dimension initiatique. On peut noter aussi que dès 1852, Maxime du Camp, le compagnon de voyage de Flaubert en Orient, publia un album de photographies sur l’Égypte (la photographie était une technique neuve : elle ne datait que de 1826). Ainsi la conquête de l'Algérie, première colonie d’une puissance occidentale au sud de la Méditerranée, marqua profondément la vie culturelle française. Dès la monarchie de Juillet, les peintres orientalistes couraient les scènes pittoresques, d'autant plus que le pays (au moins les environs d’Alger) avait cessé d'être dangereux, et popularisaient une Algérie de rêve : notamment Delacroix, déjà l’auteur d’un Mamelouk à cheval dans les années 1820, qui se précipita en Algérie dès 1832 et dont le tableau Femmes d'Alger dans leur appartement date de 1834194 ; Eugène Fromentin, qui s’y rendit en 1846 et 1852195 ; Horace Vernet (auteur de La prise de la smala d’Abd-el-Kader en 1845) ; Théodore Chassériau. Dans le domaine littéraire, l'Algérie inspira Balzac (Une passion dans le désert, l’un des textes les plus troubles érotiquement de la Comédie humaine), mais aussi tout une production de journaux de voyage, récits militaires, romans populaires à la psychologie sommaire196. Malgré cette fascination, tout le monde, même et surtout à gauche, n'envisageait à terme que l'assimilation culturelle des « indigènes » au « mode de vie civilisé », la disparition des us, coutumes et cultures « barbares » : on rêvait d'une fusion des deux "races" au terme d'un processus de conversion, de francisation et de métissage, et l’exotisme algérien était perçu comme un ensemble de survivances du passé, les ruines d’un monde en train de mourir sous les assauts du progrès, concept très positivement connoté au XIXe siècle (sauf éventuellement chez certains romantiques proches du courant légitimiste, mais ceux-là, de toute façon, n’aimaient guère l’islam). Sous le second Empire, l'Algérie (comme l’Orient en général) continua à faire rêver: Flaubert recevait ses amis habillé à l'algérienne, en gandoura et en chéchia ; Fromentin multipliait les œuvres d'inspiration orientale ; même le très classique Ingres, qui ne quitta jamais la France, sacrifia à la mode orientaliste avec Le bain turc (1862). En musique, il y a une danse d’exclaves nubiennes dans Les troyens de Berlioz (1858) ; l’opéra de Bizet Les pêcheurs de perles (1863) se passe en Inde, avec un très bel air (« Je crois entendre encore ») inspiré des harmonies de certaines musiques arabes. En littérature, à la fin de la période impériale un jeune écrivain d'avenir, Alphonse Daudet, se spécialisa dans les récits de chasse au lion et à la panthère ; de ses livres, le plus lu a longtemps été Tartarin de Tarascon (1872), dont une bonne partie a l'Algérie pour théâtre. Parmi les écrivains orientalistes d'occasion, il faut citer aussi Maupassant et Mérimée, et, un peu en marge, Flaubert (Salammbô, roman antique mais plein de descriptions qui doivent beaucoup à l’orientalisme, date de 1862); parmi les peintres de cette génération, Horace Vernet toujours, et Guillaumet. Mais l'Algérie était aussi le thème de nombreux prêches et le sujet de toute une imagerie religieuse, centrée sur la figure des missionnaires. On s'horrifiait des orphelins qui mouraient sans baptême, on exaltait l'œuvre de Mgr Lavigerie (voyez plus bas)197. Cependant la mode orientaliste se mit à décliner progressivement après 1850, victime à la fois sans doute de sa vulgarisation (voire de sa vulgarité : il y eut notamment une décadence progressive de la peinture orientaliste, de plus en plus académique198), de l’exotisme décroissant d’une zone de mieux en mieux connue, en partie contrôlée par les Européens : Alger notamment, nous le verrons, ressemblait de plus en plus à une ville française. C’est la déception qui devint le topos du voyage en Orient, comme dans la fameuse scène où Tartarin découvre Alger : « d’avance il s’était figuré une ville orientale, féérique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar (…). Il tombait en plein Tarascon »199. Tout aussi peu que cette occidentalisation destructive d’exotisme, les Occidentaux détestaient le raidissement d’une bonne partie des Orientaux, leur refus de se mettre à l’école de l’Occident… Il restait cependant des sanctuaires inviolés qui pouvaient encore faire rêver : le Maroc, l’Arabie, le Sahara (où Pierre Benoît, en 1919, plaçait carrément L’Atlantide et sa reine Antinéa200). Et puis cette époque, à partir en gros du second Empire, marqua aussi le début de l’ère du tourisme en Orient méditerranéen, avec par exemple la parution en 1861 du premier guide « Orient » dans la collection des guides Joanne (les ancêtres des Guides Bleus), et, en 1868, la première caravane touristique « lancée » sur Assouan par l’agence de voyages britannique Cook. Vers la même époque, certains photos montrent de véritables foules de touristes montant à l’assaut des pyramides…201 |
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