Les murs de Pékin
D’après la photographie.
p.056 Ce palais que je n’ai point visité, mais dont j’ai vu les plans et les dessins, était moins un palais qu’un assemblage d’habitations de toute espèce répandues sur un vaste espace, semé de jardins, de collines, d’arbres et d’étangs. Les Français, les Anglais venus un peu plus tard, s’emparèrent de ce que contenaient quelques salles 2. Le temps et les voitures manquèrent pour enlever toutes ces collections qui eussent fait nos musées si riches. Le butin fut, en réalité, peu de chose ; les illusions le grossirent, et la malveillance s’empara des naïves vanteries de la première heure pour attribuer des trésors à des soldats qui avaient ramassé de vieilles montres ornées de fausses perles, ou à des officiers chargés de vieux pots ou d’albums dépareillés. Nos armées partirent, et le palais fut envahi par les pillards
chinois qui les suivaient. Les troupes de l’empereur arrivèrent, sabrèrent ces nouveaux pillards et pillèrent elles-mêmes ; les Anglais revinrent, et lord Elgin, âme grande mais indomptable, fit mettre le feu. Bien des objets rares et précieux, bien des livres uniques disparurent. C’est, disait un savant missionnaire anglais, l’histoire de la moitié de l’Asie que ces flammes ont dévorée. Il y a quelque exagération dans ces paroles ; la plupart des objets enlevés qui avaient quelque valeur historique ont p.057 été rachetés à Tyen-tsin : il y avait parmi les livres une immense quantité d’exemplaires d’ouvrages communs, tels que les Kiñ, réservés, sans doute, pour quelque chose comme nos distributions de prix, et le savant M. Wade, interprète de lord Elgin, a pu sauver trois charretées d’ouvrages, choisis, il est vrai, bien à la hâte. Qui ne sait, enfin, que la destruction est inséparable de la guerre ? La guerre, mère de toutes les calamités, école de tous les crimes, inhérente à l’humanité comme la maladie et la souffrance, est cependant la rénovatrice du monde ; elle n’éteint de mourantes lumières que pour en faire briller de plus vives.
Sur quarante-deux Anglais, Français ou Sikhs, tombés aux mains de l’ennemi, huit seulement étaient revenus ; deux autres rentrèrent plus tard. Le gouvernement chinois ne nous rendit plus que des cercueils. On put juger alors des tortures que nos compagnons d’infortune avaient subies : leurs bras déchirés, leurs mains déformées et brisées, montraient qu’ils avaient été liés comme moi ; la seule différence entre nous était qu’on m’avait enlevé ces liens après vingt heures, et que la vigueur de ma constitution avait triomphé de la gangrène naissante, me laissant estropié pour cinq mois, tandis que nos malheureux compagnons, amenés et oubliés dans une cour du palais, avaient porté jusqu’à la mort ces effroyables liens, et glacés par la gangrène, rongés par les vers, fous de douleur et de soif, n’avaient succombé qu’après une indescriptible agonie. Deux cadavres manquèrent cependant, celui de Duluc, un missionnaire jeune encore, dont la vie pure et le martyre ont fait un saint dans le ciel : celui de Brabazon, jeune officier plein de verve, d’audace, d’avenir. Tous deux prisonniers d’un chef tartare, en avaient été bien traités d’abord ; mais à Pa-li-kyao, le Tartare, nommé Шeñ-pao, fut blessé, et, ne voulant pas descendre sans compagnons et sans crime chez les morts, il fit décapiter ceux que la trahison seule avait faits ses prisonniers et ses hôtes. Il ne succomba pas cependant ; le ciel irrité lui réservait de viles funérailles 1.
Cette terre chinoise, si dure à nos compagnons, reçut devant une armée morne p.058 et menaçante le dépôt de leurs tristes restes. Ce fut la dernière scène de la guerre : la Chine vaincue accepta la paix. Nous entrâmes dans Pékin ; enseignes déployées et musique en tête : pour tous ceux qui avaient combattu, pour tous ceux qui avaient souffert, ce fut un beau jour. Je faisais piteuse figure dans le cortège ; mais j’avais l’âme aussi joyeuse que le corps pouvait être fatigué, et, pendant qu’on signait le traité, je me laissais aller à causer amicalement, à échanger même des plaisanteries avec les mandarins dont j’avais été le prisonnier et quelque peu la victime.
Mais ce n’était pas tout d’entrer à Pékin, il fallait s’en aller : l’hiver nous pressait, et sur la route les nuits étaient déjà dures à passer. J’étais venu à cheval, je m’en allai tristement en voiture ; quelques amis venaient de temps à autre chevaucher à ma portière ; sur quelques points de la route, je revis des figures chinoises amies ; j’en aurais revu davantage si les calamités que la guerre entraîne n’avaient fait évacuer la plupart des villages. A Yañ tsun, tandis que je déjeunais, pendant une halte, assis sur une pierre au bord du fleure, je vis venir une petite troupe d’hommes coiffés du bonnet bleu des musulmans qui, après m’en avoir fait demander la permission par mon lettré, s’approchèrent de moi. Celui d’entre eux qui paraissait le plus important prit alors la parole. Il me dit que les musulmans du Yañ tsun se rappelaient la visite dont je les avais honorés à mon premier passage ; qu’ils avaient appris ma capture par les infidèles et avaient éprouvé une joie très vive à la nouvelle de ma délivrance, due à la protection du Dieu unique que nous adorions les uns et les autres : qu’ils ne se présentaient en si petit nombre que parce que la guerre avait disséminé la plupart de leurs frères. Ils étaient déjà venus la veille au-devant de la première colonne, pensant que je faisais route avec elle. Je fus extrêmement touché de la marque de sympathie que me donnaient ces braves gens, dont la démarche ne pouvait être guidée par aucun intérêt matériel ; ma faible protection leur était même inutile, puisque nous quittions le pays. Je ne pouvais leur offrir qu’un peu de thé ; mais jamais plus maigre collation ne fut plus cordialement offerte ni plus cordialement reçue. Je passai peu de temps à Tyen-tsin, et je regagnai Chang-haï, où tant bien que mal je repris mes travaux. Je m’y sentais encouragé par une nouvelle preuve du bienveillant intérêt de l’Empereur, qui, sur la proposition de M. le comte Walewski, venait de me nommer commandeur de la Légion d’honneur, distinction précieuse qui me dédommageait amplement de quelques heures mal passées.
Avant ma capture, j’avais beaucoup travaillé et beaucoup appris : la Chine avait été pour moi l’objet d’une enquête perpétuellement ouverte. Partout où je passais, je faisais examiner par mon lettré tous les livres et tous les papiers qui me tombaient sous la main : je questionnais les gens de diverses classes ; je prenais ou faisais prendre p.059 auprès de ceux qui avaient quelque spécialité des renseignements plus étendus et de plus de valeur. Ces renseignements m’étaient souvent livrés par écrit ; je les faisais alors analyser, je les discutais, je les soumettais à un examen critique et j’en notais brièvement les principaux traits. N’ayant pas le temps de m’arrêter longtemps sur chaque sujet, je l’avais bientôt quelque peu perdu de vue : l’enlèvement de mes papiers fut en conséquence une grande perte pour moi. Je pus, lorsque je fus rendu à la liberté, malgré un grand affaiblissement physique et une certaine lassitude morale, reprendre mes travaux. J’avais pour plusieurs mois perdu l’usage de mes mains, mais le général de Montauban ayant bien voulu autoriser mon frère, capitaine au 102e de ligne, à résider avec moi à Tyen–tsin et à me suivre à Chang-haï, je pus écrire par sa main comme je lisais déjà par les yeux de mon lettré. Sans son dévouement, sans son zèle, sans son inaltérable complaisance pour un frère dont l’état maladif ne rendait pas la société très agréable et dont les dictées étaient plus longues que récréatives, cet ouvrage n’existerait pas ; mais le soin de ma santé ne me permit pas de résider longtemps encore en Chine. Je dus mettre quelque hâte dans mes recherches ; je fus obligé d’en abandonner une partie ; il y eut des points même que j’avais complètement élucidés avant d’être pris et sur lesquels je restai privé de toute lumière. Je citerai entre autres l’administration des salines, dont j’avais eu tous les comptes sous les yeux, de même que les papiers et les notes de plusieurs agents du gouvernement et de plusieurs des municipalités dont nous avions traversé le territoire. Quand nous repassâmes par les mêmes villes et les mêmes villages, plusieurs étaient abandonnés de leurs habitants ; mes informateurs ne se retrouvaient plus : les papiers et les livres étaient brûlés ; la guerre avait fait le vide autour de moi.
J’avais compté visiter plusieurs provinces et résider quelques mois à Pékin après la paix ; l’empire pouvait alors, sur une grande partie de son étendue, être parcouru sans danger. Je me proposais de m’attacher un certain nombre de lettrés intelligents, à chacun desquels j’aurais assigné un certain ordre de recherches : ainsi, sans chaque district que j’aurais traversé, j’aurais pu ouvrir une enquête administrative, industrielle, agricole, religieuse, militaire. J’ai la confiance que je n’eusse point rencontré d’obstacle sérieux et qu’on n’eût jamais essayé de me tromper, si ce n’est sur quelques rares questions, telles que celle de la population, questions que je n’eusse jamais décidées sur des témoignages officiels.
Je voulais, à Pékin, acquérir sur l’administration générale de l’empire et sur les hommes qui la dirigent des renseignements nets et complets. Je voulais aussi m’instruire là, comme plus tard dans les savantes provinces de Kyañ-sɤ et de Tшö-kyañ, de ce qui concerne l’histoire et les antiquités de la Chine ; rien n’était plus facile : p.060 les savants chinois sont plus empressés que nous-mêmes à chercher de nouveaux enseignements ; partout et toujours je les avais trouvés désireux de converser avec moi, et prêts à me faire part de leur savoir en échange des renseignements que je pouvais leur fournir sur le reste du monde et des explications que je leur donnais de quelques ouvrages spéciaux accompagnés de nombreuses planches ; de divers atlas et surtout de l’atlas physique de Johnston, dont la vue suffisait à leur faire comprendre que si notre éducation et notre science différaient des leurs, elles étaient loin de leur être inférieures.
Depuis une trentaine d’années il a été publié en Chine, par des Chinois d’un rang élevé, un grand nombre d’ouvrages conçus sur le plan même des nôtres, mis autant que possible au niveau de nos découvertes. C’est en grande partie à l’aide de ces travaux que j’ai fait le mien, et j’aurai plus d’une fois occasion d’en parler. Le goût de ces recherches nouvelles est devenu assez général dans la classe éclairée. Les efforts tentés par un gouvernement aveugle pour en dégoûter ses agents ont échoué, comme cela devait être, et tel de ces ouvrages, écrit par le gouverneur du Fo-kyen, a été revu en épreuves et accompagné de préfaces par le vice–roi de Fo–kyen et de Tшö-kyañ et par les deux premiers magistrats de la province de Fo–kyen. C’est à Pékin que se réunit l’académie des Xan lin. Cette académie d’antiquaires et de littérateurs est peu versée dans les choses d’Europe, mais renferme des hommes trop habitués à l’étude pour n’être pas désireux d’acquérir des connaissances nouvelles. Parmi les membres de cette académie, on compte les plus grands personnages de l’empire, mais on compte aussi des savants plus modestes et très pauvres. J’ai la conviction qu’il m’eût été facile d’obtenir leur collaboration, et que le gouvernement chinois n’eût mis aucun obstacle à des recherches poursuivies au grand jour, sans danger pour l’État, agréables même à l’orgueil des maîtres d’un empire si ancien et si vaste.
Ce qui éloigne de nous les Chinois, c’est notre ignorance de tout ce qui les concerne ; ils ne se rendent pas compte de ce que nous pouvons savoir du passé de notre petit monde ; ils constatent seulement que les hommes que nous leur présentons comme nos agents, et qui paraissent éminents parmi nous, ne savent rien de la Chine et n’en veulent rien apprendre. Pour que les deux races se comprennent, il faut que toutes deux travaillent à combler l’abîme d’ignorance qui les sépare ; il faut que la Chine apprenne l’Occident, et que l’Occident apprenne la Chine. C’est à cette œuvre que travaillèrent jadis ces missionnaires qui portèrent aux extrémités de l’Asie la double lumière de la morale du Christ et de la science moderne. Quelques-uns d’entre eux furent envoyés par Colbert, placés à la tête du bureau astronomique de la Chine, admis par l’Académie des sciences au nombre de ses correspondants. Pékin a retrouvé p.061 ses églises et des prêtres ; mais de ses grands instructeurs, il ne reste que l’ombre et l’impérissable souvenir. J’aurais voulu, aux lieux mêmes illustrés par eux, suivre en écolier le chemin de ces maîtres ; le destin ne l’a point voulu, peut-être le permettra-t-il un jour. En tout cas, je crois que c’est à la France qu’il appartient de renouer le fil rompu de la tradition de Colbert. Elle ne saurait montrer à la Chine ni la Sibérie colonisée, ni l’Inde conquise, ni des régiments échelonnés près des frontières tartares, thibétaines ou birmanes ; mais elle peut lui montrer encore des esprits cultivés, des âmes généreuses ; elle peut la conquérir à ses leçons, à ses sentiments, à ses idées ; et s’il est vrai que l’histoire de l’humanité ne soit que celle de l’esprit humain, cette part dans l’histoire est encore assez belle.

J’ai terminé le court exposé que je voulais faire de la campagne de 1860 ; mais avant de fermer ces pages, je veux y placer une réclamation dont on pourra tenir compte dans l’avenir. L’Angleterre et la France, nations semblables, engagèrent en Chine des hommes de même race et des navires de même espèce. Comme elles différaient par certains détails, il était précieux de connaître laquelle avait perdu le plus d’hommes, laquelle le plus de navires ; et, sans rien préjuger ici, s’il eût été montré que nous, Français, comptions un plus grand nombre de décès et de naufrages, nous en aurions dû rechercher les causes, et nous en aurions pu trouver le remède. L’administration possède peut-être les données dont je parle : cela ne suffit pas. Les réformes ne se font guère que sous la pression de l’opinion publique sollicitée par la presse. Cette opinion, incommode parfois à ceux qui administrent, est la plus sûre alliée de ceux qui gouvernent.

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 QUESTION CHINOISE
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Empire universel. — Migrations libres. — Paix européenne. — Grande question d’Orient. — Importance de la Chine. — Infériorité des Français. — Régime français. — Devoir du gouvernement. — Diplomatie lointaine. — École asiatique. — Bureau de statistique. — Attitude en Chine. — Ambassades asiatiques. — Réforme politique. — Réforme militaire. — Auxiliaires européens. — Rébellion actuelle. — Neutralité européenne. — Partage proposé. — Indépendance et unité. — Lois de la colonisation. — Établissement en Chine. — Républiques marchandes. — Statu quo. — Missions religieuses. — Conduite de l’Angleterre. — Émigration chinoise. — Unité de politique. — Résumé.
p.063 Rome conquit jadis toutes les terres, à peu près, dont elle connaissait le nom. Les Barbares vinrent peupler l’Europe à mesure que Rome la civilisait. L’Europe était trop découpée en péninsules, trop divisée par ses montagnes, pour, une fois civilisée et peuplée, rester soumise à un même maître. Elle se brisa en divers morceaux qui se subdivisèrent encore ou se soudèrent, jusqu’à ce qu’un équilibre à peu près stable eût été fondé.
Une république était ainsi née, dont les citoyens étaient des royaumes ; citoyens inégaux, d’ailleurs, et jaloux, sortis des dents de Cadmus, se préparant par leur lutte interne à la conquête de champs moins ingrats et de peuples amollis par la servitude et par la paix.
L’ambition, méconnaissant les lois dans lesquelles la nature enferme l’histoire, tenta plus d’une fois la reconstruction de l’empire à jamais évanoui. Plus, cependant, les divers État de l’Europe se développaient, et moins il devenait possible de les courber sous le même joug. Charlemagne atteignit presque le but ; Charles-Quint en approcha moins : Napoléon roula vainement le rocher de Sisyphe : le monde ne pouvait plus reculer.
Par degrés, donc, l’Europe en vint à comprendre que l’empire européen était un rêve. Plusieurs de ses rois se parèrent même à la fois du vain titre d’empereur, comme s’ils eussent voulu faire connaître au monde qu’ils avaient oublié tout ce que représentait ce mot.
p.064 Nos ambitions, contenues et neutralisées les unes par les autres, ne virent plus en Europe qu’une base, et poursuivirent un empire nouveau à travers de lointaines conquêtes, justifiant, comme les Romains, par le don de lois plus sages la sujétion des peuples barbares.
« Un jour viendra, chantait le chœur de la |