MÉmoires sur la chine








titreMÉmoires sur la chine
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date de publication20.10.2016
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Médée de Sénèque, dans les siècles tardifs. où l’Océan brisera toutes les barrières ; la vaste terre s’épanouira devant nous ; Typhis trouvera de nouveaux continents, et Thulé ne sera plus l’extrémité du monde.

Colomb fut ce Typhis ; les Espagnols, les Portugais, furent les nouveaux Argonautes ; la Hollande les suivit. Ces peuples s’arrachèrent toutes les îles et tous les continents pour en exclure le reste des hommes, et sans se demander un instant ce qu’ils en pourraient faire ou comment ils les pourraient garder.

La France entra plus tard dans la lice : elle se fit une part que les défaillances de la monarchie et les convulsions d’un ordre nouveau livrèrent à l’Angleterre ; et tandis que, sans affranchir et sans civiliser un seul peuple, elle versait plus de sang qu’Alexandre et que César, elle perdait jusqu’au dernier vestige de sa fortune passée. Sans horizons dès lors, sans épanouissement, dépouillée même de la liberté payée si cher, atteinte dans cette gloire à laquelle elle avait jeté la liberté en pâture, la France, mécontente du présent, vécut dans ses souvenirs ; ignorante du dehors, elle s’enivra d’elle-même ou s’endormit dans de futiles plaisirs. Le monde, cependant, adorait d’autres dieux : le génie cherchait d’autres auberges, et la liberté des citadelles plus sûres.

Près de cet arbre séculaire dépouillé par les orages, l’Angleterre avait grandi, projetant au loin l’ombre de ses rameaux ; l’Océan était devenu son domaine : elle avait pour frontières tous les rivages. Un humble ouvrier sorti d’un pays sans histoire, Fulton, avait dompté la vapeur ; l’Europe était agrandie, le monde renouvelé : l’empire allait-il renaître avec plus d’étendue, de splendeur et de génie ? Allait-il renaître au profit de l’Angleterre seule ? Le rôle de la France était-il à jamais fini ?

A ces questions, les plus graves peut-être que les politiques se soient jamais posées, les faits ont déjà répondu.

La mer est libre, et les flots n’ont point de maître : la terre se fermerait devant qui voudrait fermer la mer. Il n’y aura point d’empire, ou plutôt il y a déjà plusieurs empires, qu’aucune main ne réunira. Les rameaux de l’Angleterre ont produit de grands arbres : les colonies sont devenues des États rivaux de l’ancienne métropole ou prêts à s’en détacher : les centres se déplacent, un équilibre nouveau s’annonce ; d’autres Europes naissent en Australie, autour de la Californie, sur les rives de l’Amour, où s’ébauche, comme sur la Neva aux jours de Pierre Ier, une Russie pleine d’avenir.

p.065 En grandissant, l’expansion coloniale a changé de forme, et passé d’un certain système au système le plus opposé.

D’après le premier de ces systèmes, les colonies sont nationales et exclusives ; en vain dit-on que le commerce national en a besoin. Le Portugal a d’immenses colonies et point de commerce ; les États-Unis et la ville de Hambourg n’ont point de colonies : leur commerce couvre toutes les mers. On justifie ces colonies par la prévision de guerres maritimes, qu’elles servent surtout à amener. Elles sont classées sous des pavillons rivaux ou ennemis, fondées, réglées, protégées par les gouvernements.

Elles sont l’asile d’un petit nombre d’agents militaires ou civils, une charge pesante pour la métropole, une confiscation subie par tous les peuples au profit imaginaire ou réel d’un seul, et trop souvent des gouffres où s’engloutissent les forces et la vie de l’Europe.

Une douane s’élève, le commerce s’enfuit ; des règlements sont faits, l’émigration cesse ; des administrateurs paraissent, et l’herbe cesse de croitre ; enfin on fait la guerre pour faire quelque chose, et une exhibition de petite gloire continue cette comédie, que la pacification générale toujours promise ne termine jamais.

L’autre système, beaucoup plus récent, a pour seul élément la libre initiative des hommes. Un pavillon qui flotte sur une forteresse ne sert point à les grouper ; ils vont où le sol est libre et fertile, et dans ce grand mélange des races humaines l’activité de chacune d’elles est la seule force et la seule loi qui marque sa place et limite sa part.

Comme tant de peuples en marche, comme les juifs portant avec eux l’arche sainte, ces pionniers du monde nouveau portent avec eux leur propre cité ; ils ne deviennent point les sujets, ils restent les égaux de leurs frères ; et partout où leur pied se pose un État se fonde, qui, gouverné par lui-même et par lui seul, se développe, grandit et frappe d’étonnement notre vieux monde, trop habitué à d’autres spectacles.

Laboureurs ou marchands, ces hommes bientôt riches tirent de l’Europe ce qu’ils consomment ou ce qu’ils revendent, et par une loi de la nature humaine plus puissante qu’aucune restriction douanière, comme en changeant de cité ils n’ont point changé d’habitudes, c’est de son ancienne patrie que chacun deux tire ce qu’il achète.

L’Europe ne perd donc à ce système que le dangereux honneur d’avoir des ilotes lointains. Loin de perdre quelque chose par l’émancipation américaine, l’Angleterre y a tout gagné. La Louisiane, entre nos mains, valait 60 millions ; Napoléon l’a vendue ce prix : affranchie, elle a vu son commerce dépasser 700 millions.

Chose remarquable, c’est la plus grande puissance maritime qui la première a compris que les établissements lointains devaient être libres. Hésitante et menacée, elle a partout encore des forteresses ; liée par les souvenirs et les fautes de son passé, p.066 elle se débat sous le poids de l’Inde 1 ; mais elle ne confond déjà plus cette occupation prudente des points stratégiques de la mer, cette domination superficielle et précaire de l’Inde, avec l’exploitation même du monde par le travail et par l’échange.

Elle fait peu à peu de toutes ses colonies autant de cités, auxquelles elle n’impose ni ses lois ni ses idées, qui repoussent quelquefois jusqu’à ses conseils les plus sages ; qu’elle est décidée à ne point retenir par la force quand elles se croiront assez peuplées et assez riches pour se défendre seules.

L’Australie, qui déjà est une république et même une démocratie turbulente, ne coûte, grâce à ce système, que deux millions et demi par an à l’Angleterre ; elle ajoute quatre cents millions au mouvement de son commerce, et il y a tout lieu de croire que ce commerce sera plus grand encore quand l’Australie, devenue plus riche, voudra faire elle-même les frais de son gouvernement et repoussera les deux millions et demi de l’Angleterre.

Ainsi, bien qu’il y ait sur les mers une puissance prépondérante, il n’y a point d’empire. Le monde reste ouvert ; l’Europe reste libre ; et chacun de ses peuples, sous peine d’abdiquer, est tenu de se montrer, de travailler et de grandir en même temps.

Notre Europe, en effet, n’est vraiment qu’une base ; elle est petite et pauvre ; son peuple la déborde : ces richesses accumulées qui font notre puissance nous viennent du dehors ; c’est à son travail sans relâche, à son audacieux génie, que la race de Japet les doit. Elle végétait péniblement sur son maigre héritage ; industrieuse et commerçante, elle en a franchi les bornes, et le reste de la terre a salué l’avènement de son règne.

Mais il faut que ce règne soit la paix du monde : la paix européenne, comme le règne des Romains fut une paix romaine. Il faut mettre partout cet équilibre aussi stable que les choses humaines peuvent l’être, que l’Europe a fondé chez elle, et qui ne serait plus un équilibre s’il ne s’appuyait aujourd’hui que sur l’Europe.

Les grandes puissances sont les magistrats nés de la république humaine ; leur variété fait le progrès, leur dissidence la liberté, leur accord la justice. Le monde compte aujourd’hui trois seulement de ces puissances : l’Angleterre, protectrice de l’islam, maîtresse de l’Inde ; la Russie asiatique autant qu’européenne, séparée seulement de la Chine par des prairies qui se peuplent et qui seront bientôt un chemin, la France, enfin, déshéritée mais redoutable, impuissante peut-être pour le mal, toute-puissante pour le bien, modératrice des forts, protectrice des faibles.

Un jour viendra sans doute où ce tribunal accueillera de nouveaux juges, p.067 l’Amérique du Nord, l’Allemagne confédérée, ou quelque autre État dont l’histoire n’a pas encore enregistré le nom. Plus il y aura de juges, et plus la paix sera sûre. Puissions-nous à ce prix descendre du triumvirat ! Le bonheur de voir maintenir la paix vaut mieux que la gloire de la troubler.

L’Europe a employé les trois derniers siècles à la conquête de l’Amérique, sur laquelle elle a déversé le trop-plein de ses populations, et à celle de l’Inde, dont elle a tiré d’incalculables richesses. C’est sur ce double terrain, dont elle se disputait les lambeaux, que s’est joué le drame principal de son histoire moderne.

Le siècle vers le terme duquel nous avançons a vu notre histoire entrer sur un nouveau théâtre ; il a vu de nouveaux États naître sur les deux rives, se développer aux deux extrémités du Pacifique, peuplés d’Européens qui ont retrouvé si loin de leur berceau les latitudes et le climat de leur patrie. Ces États ne ressemblent qu’à cette colossale république dont les annales s’étendent à quatre-vingts ans, remplis comme autant de siècles par la création d’un immense empire, le développement d’une prospérité sans égale, l’improvisation d’une guerre gigantesque, la gloire de Fulton, de Morse et de Maury. Quand donc ce siècle se fermera, ses derniers jours éclaireront de grands États, de nobles cités, là où nos yeux n’apercevaient hier que l’espace inculte et que la hutte ignoble du sauvage.

Sur un des points de ce nouvel horizon resplendissent, depuis des âges reculés, deux empires trop civilisés pour être anéantis, trop barbares pour n’être pas transformés : la Chine, aussi vaste que l’Europe, aussi belle que l’Italie, aussi fertile que l’Egypte ; le Japon, découpé comme la Grèce, insulaire comme l’Archipel, isolé comme l’Angleterre, portant ainsi sur sa figure même les signes d’une destinée à laquelle des lois provoquées par notre folie l’ont fait mentir jusqu’à ce jour.

L’Europe ne colonisera pas ces régions trop peuplées : loin de là, la race laborieuse que leur fertilité ne peut soustraire à la famine, cette race plus féconde encore que le sol, se répandra sur toutes les îles et tous les continents du Pacifique, comblant le désert, portant avec elle le travail et la vie, offrant aux enfants de l’Europe, en échange d’une juste hospitalité, l’utile concours d’une multitude subalterne et soumise.

Aucun État n’a le droit de rêver la conquête de la Chine ou du Japon ; celui qui les classerait au nombre de ses provinces aurait presque subjugué le monde. Depuis que les Turcs ont porté l’Asie à Constantinople, l’Europe, qu’ils avaient menacée tout entière, n’a cessé de réagir contre eux. Cependant, malgré ses triomphes, malgré même son dégoût pour les tyrans barbares des Grecs qui furent nos maîtres, l’Europe a respecté leur monstrueux pouvoir, tant elle craint d’ébranler son équilibre.

Qu’est-ce pourtant que l’empire ottoman ? Une route vers l’Asie, en Égypte et sur p.068 l’Euphrate ; des plaines stériles, des montagnes inexpugnables en Syrie ; des ruines ailleurs.

Qu’est-ce que Constantinople ? Un des ports de cette Méditerranée où se fait un cinquième seulement du commerce de l’Europe, la clef d’un lac russe et d’un des marchés où l’Occident se fournit de blé, comme il le fait en Égypte, en Amérique, ailleurs même.

L’extrême Orient est bien autre chose que cet Orient voisin de nous. Ce n’est pas un chemin, c’est un but. Il paraît petit, parce qu’il est éloigné : on le voit mal encore, parce qu’il y a peu de temps qu’on le regarde. Le commerce de la Chine est récent ; celui du Japon, plus récent encore : le premier dépasse un milliard ; le second dépasse soixante millions. Dans dix ans, ces chiffres seront triplés si le progrès observé depuis trente ans continue, et tout fait croire qu’il s’accélérera. Un écrivain très-compétent, M. Townsend, assure que si la Chine était pacifiée, son mouvement commercial s’élèverait à près de quatre milliards et demi (175 millions de liv. st.).

Le seul port de Xan-kao (Han kao, bouches du Xan), situé au centre de la Chine, à la rencontre du Xan et du Yañ-tsö 1, ouvert depuis deux ans, a fait la première année 100 millions d’affaires, et plus de 150 la seconde 2. L’Inde paye l’Angleterre avec les profits de l’opium ; le thé verse aux douanes anglaises 100 millions de francs par an. Les bénéfices opérés par la ville de Lyon sur la mise en œuvre des soies chinoises et japonaises doivent être considérables.

L’Europe demande surtout à la Chine du thé et de la soie : 100 à 150 millions de l’un ; 200 à 300 millions de l’autre. Elle peut lui demander de plus, en outre de quelques articles peu importants, non seulement de la laine, mais encore du colon ; la valeur en serait, pour l’Inde et la Chine, de plus d’un milliard par an. L’Europe a déjà reçu beaucoup de ce coton ; en échange de ces achats, elle livre surtout de l’argent. De ce fait et de la crise américaine résulte un embarras momentané. On aurait tort, toutefois, de s’en préoccuper trop : les exportations de l’Angleterre pour la Chine ont presque sextuplé en six ans ; elles s’élèvent à 135 millions environ. Elles avaient, en 1861, dépassé toute prudence ; on a dû les réduire en 1862 : elles reprennent aujourd’hui leur marche progressive. Le plus vaste marché qui soit au monde achève à peine de s’ouvrir : il y a trop d’imprévu dans les choses commerciales pour qu’on puisse dès aujourd’hui déclarer que nous n’y pourrons rien vendre. L’opium de l’Inde a envahi la Chine, comme le thé l’Angleterre, et le sucre toute l’Europe. Il n’est pas un peuple dont les habitudes ne se modifient, dont les consommations ne p.069 s’accroissent en même temps que les profits, et je suis, quant à moi, convaincu que les importations et les exportations, non seulement de l’Angleterre, mais encore des autres peuples, arriveront à se balancer bientôt dans l’extrême Orient.

Les capitaux, en Chine, sont rares ou se cachent : une prime est offerte aux nôtres, qui déjà s’y portent. Le loyer de l’argent tend donc à s’élever, en même temps qu’à se niveler de plus en plus à travers le monde. Déjà les Chinois confient leur épargne à nos marchands ; des banques de premier ordre fonctionnent en Chine 1 ; le cabotage du pays, la navigation de ses fleuves qui emploie déjà des navires à vapeur de près de 2.000 tonneaux, construits en Chine, sont aux mains de l’Europe 2. Le charbon abonde en Chine, à Manille, au Japon. Une compagnie anglaise exploite les mines de Labuan, et, dès que des couches superficielles on aura passé à des couches plus profondes, ces charbons seront probablement égaux aux nôtres. Il est question de tramroads entre l’Inde transgangétique et les provinces occidentales et méridionales de la Chine 3 ; et les bénéfices promis aux chemins de fer, dans les riches plaines d’un empire si peuplé, permettent de prévoir, dans un avenir peu éloigné, l’exécution de ces voies précieuses. Quatre compagnies veulent étendre jusqu’à la Chine les réseaux télégraphiques de la Russie et de l’Inde : une d’elles fonctionnera prochainement. La télégraphie à domicile, interdite à la France par ses lois, existe déjà à Chang-haï comme à Londres 4. Des villes splendides se sont élevées : le gaz les éclaire ; des cercles, des p.070 théâtres, des courses 5, les divertissent ; des imprimeries nombreuses, des journaux libres, des revues savantes, les instruisent : tel est en réalité ce grand pays dans lequel l’ignorance et la futilité n’aperçoivent encore que des paravents ou des magots. Digne de notre civilisation qui rapidement s’en empare, il la reçoit au point le plus haut où nous l’ayons portée. Il sera dans quelques années plus avancé, sous le rapport du commerce, des établissements de crédit, de l’industrie des transports, que nous ne l’étions nous–mêmes il y a trente ans ; peut–être même devancera-t-il plus d’un État européen ; et nous surpassera-t-il en bien des choses.

Notre part dans le commerce de ce pays est encore bien faible ; elle est seulement un germe et une promesse. Contre un navire français qui se montre en Chine, il s’en montre trois allemands, quatre américains, dix anglais. Nous achèterons pourtant, à Londres, pour près de 200 millions de soie chinoise cette année. Si notre commerce p.071 est sans vues élevées, si notre nation n’est pas représentée dans ces cites nouvelles qui s’élèvent au loin, ce n’est pas à l’Angleterre qu’il faut nous en prendre, c’est à nous-mêmes. La Chine est neutre comme le commerce ; ils sont également accessibles à tous les enfants de l’Europe. L’audace et le travail de quelques-uns ne sont point un attentat contre la paresse et la timidité des autres.

D’où vient cette infériorité du peuple français, si grand jadis par les idées, si grand toujours par la guerre, si grand même à une certaine époque comme colonisateur ? Ce peuple a-t-il reçu du ciel moins d’initiative, moins d’habileté qu’un autre ?

Cette infériorité vient de nos lois et de notre éducation ; elle est le fruit plein de cendres de ce savant système et de toutes ces belles choses dont on ne parle jamais sans ajouter que l’Europe nous les envie.

Deux peuples presque pareils, le peuple anglais et le peuple français, occupent l’occident de l’Europe. Formés du mélange des Celtes et des Germains, ils furent instruits par les mêmes Romains et gouvernés longtemps par les deux moitiés d’une même noblesse. Ils avaient le même génie, le même amour de la liberté : la différence de leurs frontières fit la différence de leur histoire. Les Anglais avaient pour fossé l’Océan ; leurs rois furent désarmés, le peuple fut son maître. Les Français, sans remparts du côté de l’est et du nord, pressés entre de puissants voisins, se firent une muraille de soldats et se plièrent à la dictature. L’Angleterre connut l’état de paix, la France subit l’état de siège 1.

Tout le continent européen se gouverna comme la France ; chaque pays devint une armée, chaque prince un dictateur. Pendant des siècles, un système détestable eut p.072 pour correctif la faiblesse d’une organisation barbare. La tyrannie fut tempérée par l’impuissance et la pauvreté des rois, la désunion des nobles, l’insubordination des satellites, l’absence des chemins.

Soudain venue de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Amérique, une loi nouvelle fut acclamée par la France altérée de justice, avide de liberté, plus grande en ce seul jour que par toute son histoire.

Les principes nouveaux ont, pour notre pays, une date, 89 : d’autres pays les ont connus plus tôt, d’autres les connaîtront plus tard ; leurs ennemis eux-mêmes les déclarent immortels ; seulement ils sommeillent, et longtemps on put croire qu’ils avaient succombé sous les violences de la révolution. Ceux, en effet, que nous avions pris pour des sages, parce qu’ils condamnaient quelque ancienne folie, voulurent nous imposer les rêveries de l’école, nous courber sous des lois que Sparte à demi sauvage n’avait pu supporter. La France s’émut, l’Europe se souleva, les imprudents périrent ; une tempête emporta leurs systèmes, mais leur despotisme resta survivant à tous les changements de personne ou de dynastie, traversant sans encombre toutes les barricades, toujours vivant, toujours vainqueur, chaque jour plus fort.

L’antique royauté avait lutté contre ses feudataires, puis été tenue en échec par des nobles, des parlements, des prêtres. Jamais elle n’avait été vraiment maîtresse. La révolution avait tout écrasé, tout terrifié, tout nivelé : puis, avec plus d’orgueil encore que Louis XIV, elle avait assis l’État sur toutes ces ruines ; elle en avait fait le seul seigneur de tout un peuple devenu serf.

L’échafaud avait fait l’unité politique de la France, comme les bûchers avaient fait en Espagne l’unité de la foi. Les jacobins du passé et les jacobins modernes avaient résumé en quelques supplices tous les crimes que les guerres religieuses et civiles firent commettre en d’autres pays. Au lieu de luttes sanglantes, peut-être, mais héroïques et fécondes, ils léguèrent à l’avenir ce qu’ils croyaient être la paix, la soumission muette d’un peuple fatigué.

Ainsi la France, après avoir entrevu la liberté, la voyait disparaître. Le citoyen, la commune, le département, abdiquant à l’envi leur indépendance, venaient demander à l’État des leçons, des ordres ou des aumônes.

En devenant administratif, le despotisme envahissait tous les détails de la vie ; l’État avait l’ubiquité en même temps que l’omnipotence.

Pontife, il avait décrété l’Être suprême ; il avait octroyé aux Français l’immortalité de l’âme. Plus tard, il protégea, entretint, reconnut, discuta les cultes et les philosophies : ces problèmes, que l’esprit humain a si longtemps agités, furent tranchés par l’administration à l’aide des lumières qui lui sont propres.

L’État dirigea le commerce, l’industrie, l’agriculture : il inspira les lettres et les p.073 arts ; il encouragea les sciences ; il prétendit faire naître des inventions et des chefs-d’œuvre sur une couche de circulaires et de primes.

L’État se fit maître d’école ; Lycurgue l’avait été. Un système étant donné, il paraissait utile de former une génération qui pût le goûter. Une persévérance supérieure à tous les échecs continue cette tentative.

Si avant la révolution, en effet, les prêtres, maîtres de l’enseignement, avaient élevé Voltaire et formé des républicains, ils trouvèrent dans ceux qui les remplacèrent des émules de leur succès. La république enseigna les droits de l’homme et la résistance à l’oppression à cette génération qui vécut sous l’empire. L’empire apprit l’exercice à des enfants qui, devenus hommes, suivirent les processions ou louèrent la liberté. La restauration prêcha l’amour du trône et le respect de l’autel ; ses élèves renversèrent l’un et désertèrent l’autre : la banqueroute fut complète. Mais l’État, semblable à ces négociants qui spéculent avec l’argent d’autrui, ne se découragea pas.

Un zèle indiscret va jusqu’à s’abriter de l’exemple de ces fautes que nul n’a pu encore commettre sans se perdre. Il faut qu’on ait enfin le courage de le dire. L’Université de France, qui a vu marcher à sa tête les plus grands esprits de ce siècle, succombe à la fausseté de sa situation. Elle ne peut enseigner l’histoire de ce temps sans que le sentiment public s’en offense ; car l’État n’est pas impersonnel : l’histoire est le procès des rois ; leurs ministres n’y sont point juges. S’ils y pouvaient nommer des juges, il faudrait au moins qu’ils fussent inamovibles. L’Université décline, et le niveau de tous les enseignements décline du même coup, car nul n’est aujourd’hui contraint de faire mieux. L’industrie a pour juger et récompenser le mérite le critérium du bénéfice. L’État n’échappe au népotisme qu’en primant l’ancienneté : ainsi la médiocrité triomphe, et le mérite méconnu se retire. Combien d’hommes ont quitté les rangs de l’Université de France qui, s’ils fussent nés Anglais ou Allemands, seraient aujourd’hui la gloire des universités de leur pays !

Il faut la liberté des maîtres ; il faut aussi celle des élèves. La jeunesse anglaise, libre dans ses écoles et responsable d’elle–même, apprend à se jouer de toutes les difficultés de la vie, tandis que la nôtre, cloîtrée, menée en lisières, coulée dans le même moule, bourrée de nomenclatures, ignorante du monde, s’effraye de ce qui est difficile, s’étonne de ce qui est lointain, et quand elle fait un rêve, rêve l’esclavage du phalanstère.

Ce n’est pas dans leurs écoles, ce n’est pas dans leurs communes, gouvernées par–dessus leurs têtes, que les Français peuvent apprendre comment on fonde des Amériques. Dans la république, dans les formes diverses de la monarchie, ce qu’ils aperçoivent toujours, c’est l’omnipotence de l’État dominé par quelque parti. Les révolutions les plus sanglantes n’ont encore changé que de vaines formules. Y en p.074 aura-t-il une nouvelle moins bruyante et plus vraie ? Pourquoi pas ? L’Empereur est fort ; le passé n’est point son œuvre. Sa main a secoué déjà plus d’une barrière vermoulue ; elle a semé nos promenades de fleurs qu’on n’a point arrachées, comme le prédisaient des gens timides. Notre peuple est plein de respect ; mais difficile à passionner pour d’augustes infortunes : la république n’a pour elle que le culte platonique de quelques sacres et les transports indiscrets de quelques fous. Confiante en celui qu’elle a choisi, la France lui demande une confiance égale ; elle voudrait, appelée à se gouverner davantage elle-même, voir sa nouvelle dynastie défier l’avenir du haut d’un trône vraiment irresponsable, à jamais populaire.

Mais en attendant que la liberté fasse naître les pionniers de la France, et tandis que le pays hésite, le devoir de ceux qui le gouvernent est d’agir, d’intervenir dans les grands débats qui divisent le monde et de réserver à la France une place dans les champs nouvellement ouverts.

C’est parce qu’il comprenait ce devoir que le gouvernement du roi Louis-Philippe envoya en Chine l’ambassade Lagrené, qui renoua dans ce pays la chaîne d’une tradition rompue.

C’est parce qu’il comprenait ce devoir que l’empereur Napoléon III envoya en Chine, pour combattre et vaincre aux côtés de l’armée anglaise et bien près des frontières russes, cette armée dont je m’honore d’avoir suivi le drapeau. Mais pour que la tâche entreprise par le gouvernement de la France puisse être menée à bonne fin, il faut que ce gouvernement soit bien servi.

Tandis, cependant, que la Russie qui a des écoliers à Pékin, tandis que l’Angleterre, emploient des hommes familiers aux choses asiatiques, on voit nos agents, sans études préliminaires sur le pays et le peuple à côté duquel ils vivent, s’en tenir écartés le plus qu’ils peuvent, et l’on est tenté de se demander avec eux dans quel but la France leur impose cet inutile et cruel exil.

Dans l’excellent roman de Hope,
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