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Anastase ou les Mémoires d’un Grec, Anastase, devenu valet de place à Constantinople, montre à des Allemands une grande maison. « Voilà, leur dit-il, la demeure de l’internonce d’Autriche, l’homme qui connaît le mieux la politique des Turcs, car il est abonné à la gazette de Leyde. » Il y a malheureusement encore des internonces qui ne connaissent l’Asie que par ce qu’en rapporte quelque gazette de Leyde ou ce que leur racontent quelques parasites 1. p.075 Il importerait peu que la diplomatie se montrât faible en Europe, où le télégraphe tend de plus en plus à prendre sa place ; mais cela importe beaucoup dans ces contrées que l’œil des hommes d’État ne peut atteindre et que les hommes d’État connaissent peu. Aucun gouvernement n’est aussi libre que le nôtre dans le choix de ses agents : il n’est point tenu de favoriser une classe ou de ménager des individualités parlementaires. Il paraît donc être sans excuse quand il choisit mal ; car nul ne voudra voir le triomphe de la démocratie dans celui du tiers état du savoir et de la pensée 2. Le gouvernement a cependant une excuse, excuse qu’il ne saurait avoir longtemps le droit de présenter : les hommes spéciaux lui manquent. J’ai fait voir que je ne croyais pas que l’éducation publique dût être en régie. Je n’admets pas qu’un gouvernement, simple délégué de la nation, prétende former des citoyens, c’est-à-dire ses maîtres et ses juges ; le souverain non pas seulement légitime, mais dans lequel vit toute la loi. Mais ce gouvernement a le droit d’instruire ceux qu’il veut employer dans quelque tache limitée et spéciale : ses interprètes et ses diplomates, comme ses ingénieurs et ses officiers. C’est même son devoir de le faire, quand lui seul réclamant certaines connaissances, elles ne sont point offertes sur le marché commun de l’éducation, et ne sauraient être acquises, au degré et dans la forme qui conviennent à l’État, que dans des écoles dirigées par lui. Vers 1530, la réforme naissante rallumait l’ardeur d’études éteintes. L’Orient turc s’ouvrait pour notre nation : François Ier fonda le Collège de France, qui, à côté de cours d’hébreu et de syriaque, eut bientôt des cours d’arabe, peut-être même de turc. Le rôle de ce collège a beaucoup changé : les langues orientales s’enseignent ailleurs encore ; mais ces études, n’étant obligatoires pour personne, sont délaissées. Il y a des cours sans auditeur ou qui possèdent seulement l’élève artificiel qui cultive la succession du maître. Il y a d’autres cours sans expériences, plus amusants qu’utiles, qu’un livre remplacerait avec économie. Il y en a que le public rétribuerait mieux que l’État, qui devait les ouvrir jadis, mais n’a peut-être plus aujourd’hui le droit d’instruire la jeunesse aisée ou riche aux frais de trente-cinq millions d’hommes plus pauvres auxquels il n’apprend pas gratuitement à lire 1. p.076 Là ou ailleurs, je voudrais que l’État développât ou créât et rendît obligatoires, pour l’admission dans la diplomatie et les chancelleries lointaines, des cours de droit international et commercial, de statistique et d’économie politique, communs à tous les élèves, et les autres cours groupés en deux spécialités distinctes : 1° De chinois littéraire, de chinois usuel, de japonais, d’annamite, de mantchou, d’histoire de la Chine et du Japon ; de législation, de statistique, de géographie spéciales ; 2° D’arabe littéraire et d’arabe vulgaire, de turc, de persan, d’indoustani, d’histoire musulmane ; de législation, de statistique, de géographie musulmanes. De toutes ces langues, une langue littéraire et deux langues vulgaires seraient obligatoires. Je voudrais que pour l’enseignement des langues usuelles les professeurs européens fussent assistés de maîtres indigènes. On ajouterait à cet enseignement celui de l’anglais pour la branche chinoise, et de l’anglais, du grec, de l’italien ou du russe pour l’autre. La durée des cours serait de deux ou trois ans. Je voudrais qu’il y eût en Orient et dans l’extrême Orient, auprès des légations principales, auprès de celle de Pékin surtout, comme des écoles de perfectionnement ; mais je ne crois pas que les premiers principes dussent être cherchés là. D’abord, parce que c’est en Europe que se trouvent les savants maîtres et les bonnes méthodes ; ensuite, parce que l’Asie peut devenir pour des hommes trop jeunes l’école de l’intrigue et de la concussion. Nous pourrions remplacer peu à peu, à l’aide d’un personnel convenable, un personnel aujourd’hui défectueux sur beaucoup de points. Une carrière honorable, et qu’il faudrait rendre rémunératrice, serait ouverte à des jeunes gens laborieux : nous en pourrions placer annuellement un certain nombre, et ceux qui, ayant suivi les mêmes leçons, ne pourraient être employés par l’État, le seraient avec profit par le commerce, par de grandes entreprises et par les gouvernements asiatiques eux-mêmes. Il serait utile aussi d’avoir, auprès du ministère des affaires étrangères, un bureau de statistique et d’information générale auquel seraient attachés des interprètes, des p.077 géographes dessinateurs, et quelques jeunes gens qui compléteraient là leur éducation consulaire ou diplomatique. On ferait faire à ces jeunes gens des recherches, des rapports, des analyses, qui serviraient beaucoup à leur instruction et seraient conservés dans les cartons pour être consultés au besoin. Le bureau posséderait une collection des meilleures cartes françaises et étrangères, comprenant les cartes statistiques et spéciales des chemins de fer, télégraphes, etc. ; celles à très-grand point, les plans de villes, de ports et de places fortes ; Une collection suffisante d’ouvrages historiques, généalogiques et descriptifs ; Tous les travaux statistiques de quelque importance, tous les rapports que les divers agents du ministère seraient chargés de lui faire parvenir sur des sujets et à des époques déterminés ; Les annuaires et les publications officielles de tous les pays et les principaux journaux du monde. Tout document serait, au moment de sa réception, l’objet d’un rapide examen dont le résultat serait mentionné sur des catalogues spéciaux. Le bureau publierait un annuaire politique universel, des bulletins statistiques de diverse nature ; il répondrait, dans les vingt-quatre heures, par des rapports substantiels, des esquisses ou des cartes manuscrites, à toute demande de renseignements faite par le chef de l’État ou ses ministres. On dira peut-être que les choses dont je viens de parler existent déjà ; qu’il y a une école de ceci, un bureau de cela. Je le sais. Si je ne critique pas ces institutions, si je ne les nomme même pas, c’est qu’il m’a paru que le vice en était évident, que le perfectionnement en était oiseux, que des temps nouveaux voulaient des choses nouvelles. La liberté avec laquelle j’ai résumé mes plans aura, d’ailleurs, suffisamment fait entendre que mon objet n’est point cet idéal de mon siècle et de mon pays, une place, et surtout une sinécure. Si les fondations que je propose étaient réalisées un jour, il ne manquerait pas d’hommes plus propres que moi à en assurer le succès par leurs connaissances, leur zèle et leur activité. La politique naturelle de la France en Chine est une politique à la fois de progrès et de conservation. Nous devons désirer que la Chine se transforme afin de se relever ; nous devons veiller au maintien de son indépendance. Tandis que notre civilisation accélérait son cours suivant une loi semblable à celle de la chute des corps, la Chine, lente à remuer, nous paraissait immobile et laissait entre elle et nous un espace chaque jour plus grand. Elle en est encore où nous en étions nous-mêmes au quatorzième siècle ; ses études scolastiques étroites, ses moyens militaires imparfaits, son absolutisme impuissant, ses convulsions, ses épreuves, lui p.078 donnent cette date. Il faut aujourd’hui qu’elle enjambe cinq siècles à la fois ; elle a besoin de guides habiles et sûrs. Des missionnaires, presque tous de notre nation, l’initièrent jadis à nos sciences ; il nous appartient encore aujourd’hui d’inspirer ses études, de diriger ses réformes, d’organiser ses défenses ; non que nous devions être seuls à le faire ou même tâcher de l’être : nous ne devons pas porter dans l’accomplissement de cette tâche de mesquines rivalités, la compromettre par des intrigues ; nous ne pouvons ici lutter avec d’autres nations que d’empressement et de loyauté. Il ne faut point donner une couleur nationale à des services rendus à un peuple étranger, à des progrès dont toute l’Europe profite également. Il faut avant tout désarmer la méfiance du gouvernement et du peuple que nous voulons servir. Cela n’est pas difficile ; nous n’avons pas un seul intérêt qui soit en opposition avec les leurs. Dès que des écoles sérieuses s’ouvriront en Chine, nous y pourrons d’ailleurs faire entrer, avec notre langue et nos livres, la connaissance et le respect de notre nom. La nécessité des réformes, au moins dans ce qu’elles ont de plus essentiel et de plus général, est comprise par la Chine. L’esprit public a fait dans ce pays un grand pas vers un système plus libéral et plus sage. Le gouvernement actuel, succédant à deux règnes détestables, s’est annoncé par des actes réparateurs d’une haute portée. L’empereur Tɤñ шö (Toung che), âgé de dix ans à peine, a pour tuteur le prince Kong, qui a dû apprendre devant Pékin à nous connaître, a depuis donné des gages à l’Europe et manifesté des vues assez sages. Si ce prince avait pu visiter l’Europe, si nos relations avec la Chine nous permettaient d’ici à quelques années de la faire voir au jeune empereur, nous serions mieux compris encore, et la Chine serait régénérée. Quant aux ambassades ordinaires, elles sont sans grande portée : l’Europe a trop de grandeur pour que des ambassadeurs, livrés pendant leur absence aux cabales de leurs ennemis et représentés d’avance comme gagnés par nos présents, osent avouer tout ce qu’ils ont vu à un maître soupçonneux, en face d’une cour malveillante et d’un peuple incrédule. Je ne sais ce que sont devenus les envoyés, non de l’empereur du Japon, mais seulement de son lieutenant militaire ; je sais seulement que leur mission n’a point eu de résultats utiles 1. Quant à l’ambassade annamite, son chef, encore en route, était, d’après de récentes nouvelles, menacé du dernier supplice, et sa famille jetée dans les fers répondait de sa personne. Il a suffi que Pierre le Grand visitât l’Europe pour que la Russie devînt européenne. Les écoliers turcs, p.079 égyptiens et autres, envoyés à Paris ou à Londres, y ont appris peu de chose, et sont réduits à le cacher parmi les leurs, afin de ne pas être suspects. La Chine a surtout besoin en ce moment d’un revenu plus élevé et d’une force armée plus effective. Je conseillerais d’abord à son gouvernement de reconnaître et d’étendre les institutions communales jadis puissantes, aujourd’hui seulement tolérées, bien que les délégués municipaux possèdent seuls la confiance du peuple, qui les nomme librement par voie d’acclamation : qu’il crée des conseils provinciaux, et que, rendant plus juste d’ailleurs la perception des deniers publics, il demande à la nation des contributions plus en rapport avec l’accroissement fatal de ses charges, j’ai la conviction qu’il ne les demandera pas en vain. Il m’a paru que le peuple était prêt à tous les sacrifices dès qu’il y avait la moindre apparence que ces sacrifices pussent être féconds. Chang–haï, Niñ-po (Ning-po), d’autres villes, doubleraient leurs impôts si nous devions consentir, à ce prix, à les gouverner comme à les défendre. Les premières dépenses que l’État devrait faire pour assurer mieux sa police pourraient d’ailleurs être couvertes par la vente de certains privilèges, l’engagement temporaire des fermes du sel ou des revenus de la douane. Si, enfin, un emprunt était conclu par la Chine avec les grandes maisons européennes qui y sont établies, il aurait la garantie des revenus de la douane, perçus aujourd’hui par des Européens. Le taux très élevé auquel il devrait être émis est normal dans le pays, et ne saurait créer un grand embarras à l’État. La création d’une bonne armée est moins difficile qu’on ne le suppose. Les Chinois, comme tous les cultivateurs, peuvent être pliés à la discipline et fournir une bonne infanterie. Il faut, dans les choses militaires, distinguer ce qui est essentiel de ce qui n’est qu’accident, routine ou fantaisie. Ce qu’il faudrait à la Chine, c’est l’estime rendue aux armes, la discipline fondée, quelques manœuvres très simples, une bonne artillerie légère, une milice nombreuse et bien exercée. toujours prête à défendre ses foyers contre les pillards dont le succès fait des rebelles. Le gouvernement chinois dispose aujourd’hui de plusieurs officiers européens aussi capables qu’honorablement connus dans leur pays. Des Français, des Anglais, des Américains, ont formé de petites troupes chinoises qui se sont déjà signalées par leur valeur, en même temps que par leur discipline et leur dévouement à leurs chefs. En outre de l’Américain Ward, deux officiers français ont déjà péri en servant la Chine 1 : ce sont le capitaine d’artillerie Tardif de Moidrey et l’enseigne de vaisseau Lebrethon. Un lieutenant de vaisseau français, M. d’Aiguebelle, et un autre de nos officiers, M. Bonnefoy, commandent encore aujourd’hui une partie des contingents chinois. p.080 Le gouvernement de Pékin a malheureusement conçu des Européens l’idée la plus fausse : il ne comprend pas à quel point il est précieux pour lui d’être, sous la garantie des puissances européennes, servi par des hommes revêtus dans leur pays d’un caractère officiel : il tient mal ses engagements, et quelquefois recourt à des subterfuges honteux. A la suite de démêlés dans lesquels le gouvernement chinois avait eu les premiers torts, l’Américain Burgevine passa aux rebelles. Il paraît même avoir eu l’intention d’engager pour eux deux mille étrangers, payés par mois à raison de 2.000 francs pour les officiers et 400 francs pour les soldats. Burgevine a depuis abandonné les rebelles, et sera probablement banni à jamais de la Chine. Un officier anglais, le capitaine Conney, avait formé dans le nord un corps de trois mille Chinois qui, n’étant pas payé plus régulièrement que celui de Burgevine, s’est débandé tout récemment, et ravage le pays. Le major du génie Gordon, qui opère dans le Kyañ-nan, a sans cesse à se plaindre des autorités provinciales dont il dépend : lorsqu’il réclame la solde de ses troupes et parle de leur mécontentement, on lui répond que, si elles refusent de se battre, les officiers n’ont qu’à monter à l’assaut tout seuls : et quand il demande à engager quelques Européens, on lui offre de les engager pour un mois. Avec ses six régiments et l’aide des Franco–Chinois, non sans une perte de huit officiers, il a fait capituler Sɤ-tшeɤ. Les impériaux ont méconnu la capitulation, et leurs excès ont provoqué une protestation unanime du corps consulaire. Le capitaine de vaisseau Sherard Osborn, enfin, un des officiers les plus instruits et les plus distingués de la marine anglaise, avait, à la demande du gouvernement chinois, amené en Chine huit navires à vapeur montés par des marins choisis. D’après un contrat passé à Londres avec M. Lay, inspecteur général des douanes, et porteur des pleins pouvoirs du gouvernement impérial, le capitaine de vaisseau Osborn ne devait relever que de l’autorité centrale, dont les ordres lui eussent été transmis par M. Lay, chargé en même temps de lui payer pendant quatre ans et mensuellement, pour la flottille, 600.000 francs environ, prélevés sur le revenu des douanes. Sans discuter, sans examiner même le traité signé par M. Lay, révoqué depuis de ses fonctions, le gouvernement chinois affecta de regarder la flottille comme devant être placée sous les ordres des gouverneurs locaux, qui déjà avaient excité les marins à la désertion en leur offrant une solde supérieure. Il voulait donc résilier le contrat en gardant les navires. Cette combinaison, peu loyale, était encore plus imprudente ; elle eût entrainé l’emploi d’hommes sans aveu, qui eussent trahi l’empereur ou se fussent servis de ses navires pour exercer la piraterie et ruiner le commerce. Aussi, le capitaine de vaisseau Osborn ayant rejeté les propositions chinoises, fut-il décidé que les navires ne seraient point livrés, et seraient vendus en Europe ou dans l’Inde au compte du gouvernement chinois. On comprend que le gouvernement chinois ne voulût pas |
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