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p.081 laisser une trop grande part à l’initiative de deux étrangers ; mais l’intervention des gouverneurs était loin d’être une garantie, et le commandant de la flottille, non plus que les officiers placés sous ses ordres, ne pouvaient accepter une combinaison qui pouvait en faire les instruments d’une répression sauvage, et même d’actes plus sauvages encore et entièrement étrangers à la répression de la rébellion 1. Diverses défections, l’apparition en Chine de caractères douteux, l’occupation de la Cochinchine, ont pu causer au gouvernement chinois une certaine inquiétude, et rendre ses dispositions à notre égard plus défavorables qu’elles ne le semblaient d’abord. Il est permis de croire que le crédit du prince Kong n’est plus aussi grand ; on assure que le conseil suprême subit aujourd’hui l’ascendant du vice-roi du Kyañ-nan. Tseñ-kwo-fan, ennemi des Européens ; il est possible enfin, il me paraît même probable qu’une partie des hommes qui possèdent la confiance du gouvernement, sans être d’accord avec les rebelles, désirent la continuation de ce désordre, qui leur permet de taxer arbitrairement les uns et de piller les autres, sans même leur imposer l’obligation de payer leurs troupes. La misère publique est la source impure où se puise leur fortune ; il faudrait une main vigoureuse pour fermer le gouffre, une enquête sévère et quelques supplices pour faire entendre aux défenseurs de l’ordre qu’il ne leur appartient point de le troubler eux-mêmes. Pour accomplir les grandes réformes que nous attendons d’elle, la Chine a besoin d’être en paix ; depuis quelques années, cependant, ses plus belles provinces sont la proie de quelques brigands. En Europe, et même dans quelques ports chinois ouverts à l’Europe, les désordres de la Chine ont un moment passé pour une révolution politique, pour le soulèvement d’un peuple conquis, pour les luttes et le triomphe d’un dogme nouveau. Nos révolutions politiques, cependant, ont un programme connu : sous quelques chefs qu’ils combattent, leur soldats sont des citoyens qui s’agitent pour ce qu’ils croient être le bien de la cité et pour grandes que soient leurs illusions, la conscience publique les excuse en raison de leur sincérité. La nation chinoise ne connaît guère que la discussion des intérêts locaux. Pliée depuis des siècles à un joug qui n’est pas très lourd, elle supporte les Mantchous comme des hôtes peu gênants et d’ailleurs peu nombreux ; deux cents ans ont passé sur les souvenirs de la dernière dynastie, qui n’est plus représentée, même par un imposteur. p.082 Les aspirations militaires manquent à la Chine, et le sentiment religieux n’y a pas non plus l’intensité redoutable qui enfante les martyrs ou même les persécuteurs. La Chine n’eût pas suivi le prophète des Arabes. Ses sectateurs y sont comme dépaysés ; leur fanatisme y reste sans écho. On ne s’étonnera donc point si j’avance que le peuple chinois, c’est-à-dire tout ce qui en Chine possède ou travaille, est étranger aux mouvements actuels. Cultivant avec une patiente ardeur un sol fertile extrêmement divisé, les populations de la campagne paraissent heureuses ; leurs mœurs sont patriarcales ; leurs habitudes polies. Leurs demeures sont propres ; on y trouve quelques livres et souvent de petites collections de vases ou de peintures d’une faible valeur, mais qui suffisent à des hommes modestes et font voir que leur simplicité n’exclut pas une certaine culture. Les populations rurales du Tшi–li (Tchi–li), du Шnan–tɤn (Chantoung), du Kyañ–nan (Kyang–nan), m’ont paru, au point de vue de l’aisance, être au moins égales, et au point de vue de l’instruction être assez supérieures à celles de l’Italie ou du Portugal au milieu desquelles j’ai pu vivre. Dans quelques parties de la Chine méridionale, cependant, la vie n’est pas aussi facile. Sur un sol maigre et rocheux végète un peuple stupide et rude que sa misère rend turbulent et vagabond. Enfin, les villes si grandes, si corrompues de l’empire le plus peuplé de la terre, nourrissent une multitude d’êtres déclassés et vicieux, sans famille, sans asile, presque sans nom, mendiants ou bateleurs, coupeurs de bourses ou pirates ; liés entre eux par la communauté de l’infamie et la solidarité du crime ; groupés en sociétés secrètes, sortes d’assurances mutuelles du vol, du meurtre et du faux témoignage. Ces sociétés, quelle que soit leur devise ou leur bannière, ne sauraient s’élever à un caractère politique. Les magistrats, qui en tiennent toujours sous les verrous quelques représentants, les ont plus d’une fois soulevées contre nous. Tout prétexte leur est bon, même le nom des dynasties éteintes ou celui du christianisme que leur contact doit faire reculer avec horreur. Proclamée il y a une quinzaine d’années par un intrigant du nom de Xɤñ tsö-syuen (Houng tseu-syuen), qui avait exploité quelque temps des missionnaires crédules, la rébellion recruta d’abord dans le Kwañ-si quelques montagnards à demi sauvages ; grossie dans la province de Canton par quelques milliers de pirates et de bandits, cette bande devint presque une armée. Son chef se transforma en empereur céleste ; et quelques brigands subalternes furent proclamés par lui rois des quatre points cardinaux ou de quelques autres royaumes du même genre 1. p.083 C’était peu d’être empereur, surtout de cette façon. Xɤñ tsö-syuen le comprit, et se fit à peu près dieu. Espérant entraîner des missionnaires aussi ardents que peu éclairés, ou des agents européens sans rapports avec la Chine officielle, il inaugura une sorte de christianisme grossier et sacrilège, que ses complices, avides de débauche et d’opium, eurent la sagesse de ne pas prendre au sérieux. Partout cependant les nouveaux sectaires renversaient et brisaient les idoles. Une foi ardente ne les entraînait pas, comme les premiers chrétiens, à cette intervention plus brutale que pieuse, dont l’Évangile a le droit de se passer ; ils suivaient seulement le dicton des voleurs chinois, qui disent en leur grossier langage que les dieux ont le ventre gras parce que souvent on y a renfermé de l’or, de l’argent, des objets de prix : parce que les bonzes eux-mêmes y cachent quelquefois leur petit pécule. Les églises chrétiennes eurent leur tour. Un grand nombre de missionnaires catholiques et protestants furent massacrés. Il n’y eut pas trace d’une préférence. Du premier jour, les missionnaires catholiques avaient jugé les rebelles. Les protestants, un instant trompés, avaient reconnu bientôt leur erreur, et, mus par un sentiment élevé de leur honneur et de leur devoir, étaient revenus avec éclat sur un jugement précipité. Que pouvait, d’ailleurs, gagner la religion du Christ à cette parodie honteuse de ses dogmes ? Que pouvait gagner l’Europe politique ou marchande au triomphe d’une secte nouvelle essentiellement militante, pour peu qu’elle eût été sincère ; au soulèvement religieux d’une race jusqu’ici paisible, tolérante, facile à dominer ? La rébellion chinoise est aujourd’hui bien connue, pleinement démasquée. Partout elle s’est montrée la même. La marine anglaise, désireuse de faire respecter le nouveau traité, a visité il y a deux ans Nankin, capitale des rebelles. Cette ville, si puissante jadis, si riche, si peuplée, longtemps capitale de l’empire, n’était plus, au dire des officiers qui avaient suivi l’amiral Hope, qu’un amas de ruines abandonnées. Vingt mille brigands y campaient, adonnés à tous les vices, servis par des femmes enlevées, des enfants volés qu’ils exerçaient au métier des armes, et quelques paysans réduits en esclavage. Leur chef, enrichi par le pillage, y trônait dans un palais délabré, entouré d’une centaine de femmes armées, ses concubines et sa garde. Ses ministres savaient à peine lire ; tout, dans cette ville devenue un repaire, était hideux et repoussant. Bien d’autres villes célèbres, bien des districts populeux et fertiles, ont tour à tour été foulés par ces barbares. L’incendie et le massacre marchent à leur côté ; les populations disparaissent à leur approche. Lors du sac et de l’incendie p.084 de Sɤ-tшeɤ, la Venise chinoise, j’ai vu moi–même arriver à Chang–haï plus de soixante mille infortunés, les uns offrant de boutique en boutique quelque lambeau misérable de leur fortune passée ; les autres privés de tout, sans pain comme sans gîte : plusieurs frappés dans leurs affections les plus chères ; quelques–uns acharnés à la recherche de leurs enfants disparus dans le désordre d’une fuite précipitée, perdus dans cette foule, ou noyés dans quelque canal, ou ravis par des malfaiteurs. Tous, mornes et désespérés, avaient en un seul jour franchi la dernière limite des misères humaines ; entassés dans les cours des temples, remplissant toutes les rues, ils appelaient la mort, car aucune charité ne pouvait combler l’abime de leur misère, et les magistrats effrayés de leur affluence se hâtaient de les éloigner de la ville pour les rejeter sur des campagnes ravagées et désertes. Récemment encore Chang-haï, entouré par les rebelles, a va camper dans ses rues, sous ses murs, dans les plaines qui l’environnent, près de deux millions d’hommes dépouillés de tout. La faim en faisait périr plus de mille chaque jour : les jésuites, cependant, en avaient recueilli près de dix mille, et la charité chinoise elle–même luttait d’efforts et de sacrifices avec la charité chrétienne. Comme les flammes d’un incendie abandonnent les cendres qu’elles ont faites pour se précipiter sur une proie nouvelle, la rébellion chinoise dévore tour à tour les villages et les villes, ne laissant derrière elle que des ruines et du sang ; elle se déplace sans s’étendre, mais tout ce qu’elle touche est pour longtemps frappé de mort. Les champs restent abandonnés ; les villes ne se relèvent pas : quelques heures d’orgie ont vu périr toutes leurs richesses, et ceux de leurs infortunés habitants qui par la fuite se sont dérobés au massacre, au déshonneur, à l’esclavage, errant par les chemins, mendiant leur vie et repoussés à cause de leur nombre, affamés, exaspérés, devenus incrédules à la justice de Dieu comme à celle des hommes, viennent grossir à leur tour les hordes qui les ont dépouillés. Ainsi le désordre engendre le désordre. On se demandera sans doute comment un fait pareil a pu se produire, comment il peut se perpétuer. Une seule chose l’explique : la faiblesse du gouvernement, la désorganisation militaire dans laquelle il a laissé le pays. Des conquérants ont cru dominer mieux un peuple désarmé. Le jour de la lutte est venu, les défenseurs n’étaient plus là. On a dû combattre des bandes désordonnées par d’autres bandes sans discipline. On s’est soutenu péniblement ; on a perdu de riches provinces et recouvré des districts déserts. On a pu ne point périr, on n’a pas pu vaincre. L’Europe moderne ne nous offre assurément aucun spectacle comparable à celui-là, mais nous en trouverions quelque image en remontant le cours de notre histoire. La Chine en est encore aux jours des Pastoureaux. Presque tous les États de l’Europe, la Turquie même, ont souffert de pareilles p.085 atteintes. La Chine ne les souffre pas pour la première fois, et l’on ne saurait y voir un signe de décrépitude, puisque les États les plus jeunes en ont souvent offert le spectacle, mais seulement un des traits par lesquels se distingue souvent, bien qu’à des degrés divers, une des périodes de la vie des peuples, une des phases de leur développement, période que tous les peuples, il est vrai, n’arrivent pas à franchir, et dans laquelle les Chinois ont trop longtemps demeuré. En Europe et ailleurs, ces désordres autorisés par la faiblesse de l’État n’ont cependant jamais triomphé d’une société dont l’instinct et la nature les repoussait. Il en sera de même en Chine. Ce pays n’est point tombé assez bas pour accepter le joug d’aventuriers pareils. Une nation lettrée repoussera toujours des maîtres ignares et grossiers ; les gens du midi ne vaincront pas ceux du nord ; jamais, enfin, une révolution n’a triomphé que dans la capitale de l’empire : et cette capitale, environnée de vastes plaines, que garderont au besoin les cavaliers de la moitié de l’Asie, paraît inaccessible aux rebelles. Ceux qui défendaient en Europe les rebelles représentaient leur triomphe comme prochain et voyaient déjà Xɤñ tsö-syuen maître de toute la Chine pacifiée, libre, heureuse. Ce ne pouvait être là qu’un rêve. Les dynasties ne se fondent point ainsi : leur changement n’a lieu qu’après de longues guerres. La dynastie actuelle a dû lutter longtemps contre la résistance acharnée de plusieurs de ses provinces, et lors de la chute des Tañ (Tang), on vit cinq dynasties plus anciennes reparaître tour à tour sur la scène, pendant un demi-siècle, avant que la dynastie des Sɤñ (Soung) parvint à s’établir d’une façon durable sur une portion limitée de l’empire. La rébellion vient de perdre Sɤ-tшeɤ (Sou-tcheou) ; bientôt, sans doute, elle perdra Xañ tшeɤ (Hang-tcheou) et Nankin. En même temps qu’elle on verra finir des soulèvements dont l’origine est moins vile et toute différente : je veux parler des insurrections musulmanes, mal comprimées, sans cesse renaissantes, que des mesures maladroites ont provoquées, qui même n’étaient que trop justifiées dans la province de Yun-nan par les criminelles menées d’un gouverneur général qui rêvait le massacre des musulmans, et que les musulmans n’ont fait que devancer. Sans doute il est impossible qu’il n’y ait pas de temps à autre quelques émeutes dans un empire aussi vaste que la Chine. Mais ces émeutes, toutes locales et dirigées presque toujours contre quelque agent secondaire, ne menacent point le souverain, dont la prudence peut les prévenir, dont la parole suffit à les calmer, et auquel la modération sera d’autant plus naturelle et plus facile qu’étant plus fort il sera moins incertain de la victoire. Le gouvernement chinois ne m’ayant pas comblé de bienfaits, et les rebelles ne m’ayant fait aucun mal, j’espère que mon appréciation passera pour impartiale. Je p.086 pense que nous devons écarter les rebelles des ports où se fait avec l’Europe un grand commerce. Je pense que nous pouvons offrir au gouvernement, parce que c’est un gouvernement, et que le maintien de l’ordre public nous est avantageux, nos conseils et nos instructions : il serait dangereux d’aller plus loin. Mais ce qui serait plus dangereux encore, plus inexcusable, ce serait de prêter aux rebelles un appui quelconque ou même d’entrer avec eux en quelque relation que ce soit. Le missionnaire américain Roberts, et plus fard Burgevine, en ont fait le portrait le plus séduisant : tous deux se sont soustraits par la fuite aux tendresses de ces singuliers amis. On assure qu’ils sont pleins d’admiration pour Napoléon III, désireux de se faire catholiques, d’ouvrir les ports, d’encourager le commerce : n’ajoutons foi ni à ce qu’ils disent, ni à ce qu’on leur fait dire : leurs intérêts ne sont pas les nôtres, et leur admiration est indigne de nous. Nous ne saurions désirer, d’ailleurs, quels que fussent leurs succès, un partage de l’empire. L’empire, tel qu’il est, n’est ni trop riche ni trop fort ; il est l’œuvre des siècles et en a traversé plusieurs ; il a trouvé ses vraies limites : toutes les fois qu’il s’est divisé, la guerre est sortie de cette division et n’a cessé que par la reconstitution de l’empire unique qui constitue l’état normal et stable de cette partie du monde. Rien ne paraît plus facile à l’esprit qu’un tel partage : il serait facile de former sur le littoral seul deux ou trois grands États dont chacun aurait de 120 à 200 millions de revenu et qui pourraient prendre les noms, consacrés par l’histoire, de Wey, de Wɤ et de Yué ; mais à quoi cela nous servirait-il ? Craint-on que la Chine, parce qu’elle aura reçu de nous quelques leçons fécondes d’administration et de guerre, ne devienne assez forte pour nous repousser, sans devenir assez sage pour comprendre qu’elle y perdrait elle-même plus que nous ? Qu’on se rassure à cet égard : la Turquie, plus militaire d’habitudes et d’instinct, reçoit depuis cent ans nos leçons, et l’on sait à quel point elle est peu redoutable à ses voisins. Le Japon, en raison de sa constitution féodale, source constante de luttes, est en proie à une émulation militaire qui doit faire prévoir des progrès plus rapides ; mais il y a ce fait remarquable, manifeste dans le passé, obscur pendant longtemps, entrevu de nouveau aujourd’hui, que les princes japonais veulent tous notre commerce ; que quelques-uns en rêvent le monopole, et que c’est parce que le Siogoun en profitait seul, ou à peu près seul, qu’ils se liguent contre lui et nous combattent pour le perdre. L’Europe a déjà ses pénates en Chine et dans toute l’Asie. Quand divers peuples se rencontrèrent sur les débris de l’empire romain, chacun d’eux garda ses lois. Avec plus de raison, nous gardons en Asie les nôtres ; nous ne saurions subir le gouvernement des Barbares, ni nous soumettre à ce qu’ils nomment la justice : nous avons donc exigé le privilège d’avoir mes magistrats et de n’en point connaître d’autres ; p.087 et bien que ce privilège puisse paraître, à ceux qui ne connaissent point l’Asie, contraire à l’égalité ou attentatoire à des souverainetés étrangères, il n’existe rien de plus juste, ni rien de moins dangereux pour l’indépendance des États asiatiques, qui ne perdent ainsi que l’occasion de fautes journalières à la responsabilité desquelles ils succomberaient. Il est d’ailleurs facile de voir que ce privilège est tout ce qu’il nous faut. Du moment qu’à travers l’immensité de l’empire chinois nous retrouvons notre cité, qu’avons-nous besoin de saisir des îles ou de nous faire concéder des plages que le reste de l’Europe viendra nous disputer demain ? Il est regrettable que des établissements de cette nature existent déjà ; il n’en faut pas augmenter le nombre, et rien ne serait plus à désirer qu’une décision des grandes puissances plaçant l’intégrité des territoires chinois et japonais sous leur commune protection. L’occupation de la Chine par une puissance européenne serait le signal d’un grand désordre dans le monde. Comme cette puissance ne serait pas nous, nous ne saurions y rien gagner. Cette puissance y gagnerait-elle quelque chose ? Je ne le crois pas ; mais l’ambition est parfois aveugle, et il n’est pas de folie que les peuples, comme les hommes, ne puissent entreprendre quand elle amuse leur vanité. Deux puissances sont à craindre : la Russie, l’Angleterre. La Russie a récemment encore étendu ses frontières du côté de la Chine ; elle colonise les rives de l’Amour, elle peuple peu à peu la Sibérie. Je crois, toutefois, que d’ici à longtemps elle ne doit pas désirer l’acquisition de nouveaux territoires. Maîtresse de peuplades asiatiques presque sans nombre, à peine soumises, et dont l’agitation serait redoutable, elle est en quelque chose solidaire de la Chine : la paix et la prospérité de cet empire sont nécessaires au progrès comme à la paix de ses possessions orientales. Ébranler cet équilibre serait une aventure mongole dans laquelle la Russie ne doit pas se jeter. Le peuple anglais est rassasié de conquêtes ; il sait ce qu’elles coûtent et ce qu’elles rapportent : il sait que Chang-haï, qui lui coûte seulement l’entretien d’un consul, fait avec l’Europe, et surtout avec lui, un commerce quatre fois, cinq fois peut-être plus considérable que celui que fait la France avec l’Algérie, qui lui coûte si cher. Il sait que la Chine ne lui refuse ni le thé, ni la soie, ni le coton ; qu’elle ne repousse ni les cotonnades, ni l’opium ; que s’il prenait possession du pays, ni le thé, ni la soie ne seraient moins chers ; ni les cotonnades, ni l’opium ne se vendraient mieux. Il sait qu’il dépenserait un demi-milliard de francs, un milliard peut-être, à des guerres dont l’objet principal serait la fortune militaire de quelques officiers ; à des conquêtes, à des annexions dont le seul résultat serait de fournir des places à quelques cadets dont la pauvreté compromettante pèse sur l’aristocratie. p.088 Il n’est donc pas à croire que le peuple anglais, conduit d’ailleurs par des hommes sages, se laisse entraîner à la conquête de la Chine. Ce qui doit encore nous inspirer une certaine confiance dans l’avenir, c’est, d’une part, l’attitude loyale et digne de la Russie pendant la dernière guerre : de l’autre, la conduite de l’Angleterre, qui, ayant devancé et servi en Chine toute l’Europe, n’a jamais affiché la prétention d’y rester seule. Nous n’avons point de conjurations à redouter d’un État libre : l’opinion publique s’y manifestée avec trop de bruit pour qu’on ne sache d’avance tout ce qu’il prépare. Ce ne sont pas les États libres, mais les États despotiques qui contraignent l’Europe à rester en armes et la frappent ainsi d’une amende annuelle de plusieurs centaines de millions. On peut ajouter que la Russie et l’Angleterre doivent comprendre que celle d’entre elles qui entrerait en Chine avec l’intention d’y rester ne tarderait pas à voir paraître l’autre, à nous voir paraître nous–mêmes, à voir accourir la grande république américaine jetant dans la balance une puissance militaire et maritime récente, mais redoutable : et pour riches que soient la Russie et l’Angleterre, elles ne le sont pas assez pour jouer à la grande guerre si loin de leurs capitales : elles ne seraient pas assez folles non plus, en face de tant d’adversaires, pour confier la garde de la Chine à des auxiliaires asiatiques. Le monde, d’ailleurs, a des lois que l’ignorance et la présomption ne peuvent changer. La race humaine s’étend sur toute la terre : chacune de ses fractions a cependant des frontières tracées par la nature même ; chacune de ses familles vit et se perpétue au sein d’un climat particulier pour lequel elle est faite. Ces climats sont la résultante d’éléments nombreux, encore mal définis ; l’inégale quantité de chaleur reçue dans une année est, de tous leurs traits, le plus facile à saisir. Je ne chercherai point à marquer leurs contours, à nettement accuser ce qui, pour être vrai, veut encore rester vague ; je dirai seulement qu’on pourrait reconnaître cinq climats entre les pôles glacés et le voisinage ardent de l’équateur. Quand une famille humaine fonde, à ses antipodes thermaux, de nouvelles demeures, bien qu’elle ait franchi de vastes espaces, elle n’a que peu changé les conditions de sa patrie : elle vit et se perpétue à peu près comme avant. Quand elle passe de son climat natif à l’un des climats qui le bordent, elle s’affaiblit, souffre, et plus ou moins se modifie. Quand enfin elle tente de s’établir, au delà de ce climat limitrophe. dans une région plus chaude encore ou plus froide, elle végète, décroit et bientôt disparaît. Les nations ne se perpétuent donc pas sur tous les champs où leurs migrations les conduisent. Les individus mêmes que la conquête entraîne au delà de leurs climats subissent l’implacable loi de la nature, et si quelques-uns, dans le nombre, y dérobent p.089 l’éphémère durée de leur vie, presque tous, éprouvés dès la première heure et de jour en jour plus menacés, sont, par une pente précipitée, entraînés vers la mort. Ainsi l’Amérique du Nord, la Tasmanie, une partie de l’Australie, de la Plata, du Chili, sont devenues de nouvelles Europes ; mais, au sud, comme au nord de l’équateur, on a vu l’homme de notre race arrêter ses progrès, refuser son labeur et perdre sa puissance en franchissant cette courbe capricieuse au delà de laquelle la neige de nos hivers ne vient plus blanchir le sol. Ainsi de la Louisiane et du Texas, du Pérou, malgré ses montagnes ; ainsi surtout en est-il du Brésil, où l’Européen mélangé dégénère et s’efface, et du Mexique, qu’une race abâtardie ne défendra pas longtemps contre des dominateurs venus des bords de l’Ohio. On a trouvé que là où l’Européen, incapable de grands efforts, ne maintient qu’avec peine sa vie, le péril croissait pour lui chaque jour, de telle sorte que, dans l’Inde, la proportion des décès est d’autant moindre que les garnisons sont plus courtes : il y a bénéfice pour l’Angleterre à n’y laisser ses régiments que trois ans au lieu de huit. De ce que je viens de dire ressortent quelques règles que je n’exposerais pas à Londres ou à New-York, mais que je dois exposer à Paris, car on paraît ne pas y savoir encore que l’Algérie n’a ni le climat sous lequel nous travaillons, ni celui qui produit les épices ; car nous appelons des bras français à la Nouvelle-Calédonie, en Cochinchine même peut-être, et nous envoyons à la Guyane nos condamnés, sans nous douter que ce pays ne permet point à ceux que son climat laisse vivre de se réformer par le travail. Considérées au point de vue de leur conquête ou de leur domination par le peuple européen, les diverses contrées du monde appartiendront à deux classes distinctes : La première comprendra les pays de même climat que l’Europe ; et pour peu que ces pays soient vides d’habitants ou peuplés seulement de sauvages et de chasseurs, ils appartiennent à nos charrues. Dans la seconde, je rangerai toutes les contrées dont le climat exclut notre race. Nous ne nous y pouvons montrer que comme individus, comme maîtres, comme soldats ou comme marchands. Nous y conservons notre place, non par la succession de familles implantées, mais par le perpétuel renouvellement de ceux qui nous servent et nous représentent, que ce soient des magistrats gouvernant en notre nom, des planteurs servis par des bras mercenaires, ou des marchands formés en république. Les colonies, c’est-à-dire les pays où l’Européen peut avec profit porter ses bras, doivent être ou rapidement devenir indépendantes ; puisque les citoyens qui les peuplent, égaux à ceux de l’Europe, ne sauraient devenir leurs sujets ; et que la distance p.090 à laquelle ils vivent s’oppose à ce que leurs intérêts et leurs vues soient pareils. Comme, de plus, ces citoyens sont des ouvriers, des cultivateurs, qu’ils n’ont point d’esclaves ou de sujets, leur république est une démocratie. Cette démocratie repousse d’ailleurs la compétition d’une race subalterne. Ainsi le nègre est traité presque en ennemi par les Irlandais de New-York ; les assemblées australiennes rejettent l’immigration chinoise ; et si, en ce moment, elles paraissent fléchir, je ne crois pas que ce soit pour longtemps. Les contrées déjà peuplées par une race inférieure et nombreuse, non plus que celles où l’Européen incapable de travail manuel doit introduire des esclaves ou des mercenaires, ne sauraient se gouverner par les mêmes principes : c’est le despotisme qui les régit, quand, soumises aux puissances d’Europe, elles en reçoivent leurs magistrats 1. La république y peut fleurir quand il n’y a point de maître lointain ; mais, de toute façon et toujours, la constitution de l’État est aristocratique, puisque deux classes d’hommes sont en regard : les uns blancs et civilisés, conquérants et citoyens ; les autres bronzés et barbares, conquis et sujets, engagés quelquefois ou esclaves. Ces républiques aristocratiques ont des formes diverses : il y a la forme marchande de la république carthaginoise, la forme industrielle des États aujourd’hui confédérés, la forme religieuse de la république ou de la théocratie du Paraguay, la forme militaire, enfin, plus étendue et plus puissante que la forme marchande, et dont le p.091 monde a vu les deux types principaux dans l’ordre de Malte et dans les mameluks auxquels ressemblaient un peu les janissaires d’Alger. L’ordre de Malte, célibataire, se recrutait constamment dans toute l’Europe : il était international ; il était une nation. Moins exclusivement catholique, il eût offert une solution facile du problème turc, du problème égyptien, de quelques autres problèmes encore. Les mameluks d’Égypte, mariés dans un pays où notre race dégénère rapidement, laissaient non à leurs fils, mais à d’autres enfants, sortis comme eux du Caucase, un héritage gagné par le sabre, et que le sabre devait défendre. Cette constitution paraît bizarre : elle était fondée sur la nature des choses et nécessaire, puisqu’elle a duré, puisque dans le même pays elle s’est reproduite, puisqu’elle s’est montrée sur d’autres points du globe. Le jour peut tenir où, le recrutement européen cessant, le pouvoir passe aux mains d’enfants élevés avec peine dans la mollesse de l’Asie, ou d’enfants d’un sang moins pur, dont le front porte le double stigmate de l’oppresseur étranger et de l’esclave indigène : ce jour-là, le régime aristocratique n’a plus de raison d’être, bientôt il n’a plus d’existence ; et comme il était le lien de tout l’édifice, la société se dissout. S’il s’agissait de remplacer par un ou plusieurs gouvernements d’origine européenne le gouvernement de la Chine, on devrait considérer deux points : Le premier, que si la Chine était partagée entre deux puissances ou deux souverainetés, par exemple, dont l’une occuperait le nord et l’autre le midi, ces deux p.092 établissements seraient, en raison de leurs différentes conditions de climat, destinés à devenir, en moins d’un siècle, aussi inégaux que les Etats-Unis et le Mexique. L’existence de l’un d’eux, au moins, ne pouvant être soutenue que par des moyens artificiels, serait constamment en péril, et dans toute lutte l’avantage resterait au nord. Le second, qu’en présence d’un peuple déjà nombreux, et que nous ne saurions conduire qu’à la condition de rester une caste seulement juxtaposée, deux formes de gouvernement seulement sont possibles : 1° Le despotisme, ayant en Europe ses racines, essentiellement stérile, naturellement militaire et ruineux ; 2° La république marchande, reconnue par l’Europe en échange de certaines concessions, neutre, aristocratique, éclairée, plus sage que le despotisme, exposée toutefois à quelques entraînements : car on ne saurait oublier que c’est une république de cette espèce qui, dans le passé, conquit l’Espagne et menaça Rome ; que c’est un gouvernement à peu près du même genre qui, presque de nos jours, a, village par village et royaume par royaume, annexé toute l’Inde. De grands établissements furent jadis fondés par de grandes compagnies : Calcutta, la ville des palais ; Batavia, digne de porter le nom d’un grand peuple, en feront foi dans l’histoire. Ces colonies ont été plus prospères que si des rois se fussent donné la peine de les gouverner de loin : peut-être, cependant, eussent-elles été plus prospères encore si leur politique se fût montrée moins exclusive. Les progrès de la compagnie anglaise furent extrêmement lents dans l’Inde et furent lents partout. On assure que dix seulement des maisons établies en Chine font ensemble vingt-deux fois plus d’affaires que cette compagnie n’en faisait dans le même pays après soixante-dix ans de relations établies. Sur un autre point du globe meurt une autre société, celle de la baie d’Hudson, que les fourrures de l’Amérique du Nord endormirent longtemps dans une opulente mollesse. Ses immenses territoires étaient fermés au genre humain comme un autre Japon. A peine la compagnie achève-t-elle d’en sortir, et des regards plus jeunes commencent-ils à s’y promener, que des métaux précieux s’y découvrent : l’avare compagnie les avait jusque-là gardés sans les voir. Le monopole eut sans doute, dans le passé, sa raison d’être : il ne l’aurait plus aujourd’hui, et la fondation d’une grande compagnie ne résoudrait pas mieux le problème chinois que l’annexion de la Chine aux possessions anglaises ou russes. Si les lois européennes doivent fleurir quelque jour en Chine, ce ne sera, je l’espère, que dans des cités républicaines abritées sous des pavillons nouveaux, indifférentes à nos querelles, également ouvertes à nos navires. Ces villes si rapidement élevées, si rapidement peuplées, si rapidement enrichies, dont j’ai parlé plus haut, p.093 seront ces républiques ou les capitales de ces républiques essentiellement marchandes. En dehors du revenu de leurs douanes, qui appartiennent à l’empire, portent sur son commerce. et dont elles ne sauraient, en se détachant de la Chine, se réserver qu’une faible partie, elles ont déjà des revenus municipaux d’une certaine importance. Celui de Hong-kong, par exemple, est de trois millions. Ces revenus augmentent sans cesse et pourraient facilement être portés au chiffre jugé nécessaire à l’entretien d’un gouvernement et à celui d’une force publique suffisante. On voit que pour faire de Hong-kong, de Chang–haï et d’autres villes encore autant de républiques, il suffirait de déclarer que leur conseil municipal est un gouvernement. De si petits États, protégés par la reconnaissance de toutes les nations les plus fortes, le seraient encore longtemps par leur faiblesse ; ils n’auraient point ces folles convoitises qu’un agent ambitieux instille par lettres à un ministre ignorant. Ménagers de leurs propres deniers, leurs magistrats ne rêveraient point de conquêtes et ne se flatteraient point d’apprendre la guerre auprès d’ennemis qui ne la savent pas. De longtemps au moins ils ne gêneraient pas plus la Chine que ses villes libres ne gênaient l’Allemagne. Ainsi, par un trait de plume, Tyr, Carthage, Marseille, Venise, renaîtraient plus grandes à l’autre extrémité de notre vieux monde. Cela se ferait probablement sans guerre, sans qu’aucun peuple européen en souffrît le moindre préjudice. Je ne crois point toutefois, si ces transformations doivent s’accomplir, qu’il soit sage d’en hâter le moment. Tant que conduits, au besoin, par nos conseils, éclairés d’un reflet de nos lumières, les Asiatiques sauront se gouverner eux-mêmes, il sera plus juste et plus prudent de rester leurs hôtes que de devenir leurs maîtres. Les grandes cités européennes de la Chine sont déjà libres et neutres ; ni nous ni elles-mêmes ne saurions gagner beaucoup à ce que Hong-kong cessât d’être anglais et Chang-haï d’être chinois. Soyons, au contraire, ardents conservateurs. Contenons cette invasion trop soudaine et trop précipitée de l’Europe ; tâchons de la retenir assez pour que la Chine ait le temps de se relever un peu, ne soit pas débordée, ne devienne pas le théâtre d’une lutte européenne, ou la proie de flibustiers ravageant le pays et ruinant notre commerce sous le fallacieux prétexte de se combattre. On a dit et répété que la protection des missions catholiques était en Chine notre principal objet : sur ce point il est bon de s’expliquer. Nous devons, en Chine comme partout, un éclatant hommage à la majesté du Christ, à la sainteté du culte de nos pères ; mais le Christ a refusé l’épée même de saint Pierre ; ni lui ni ses disciples n’eurent besoin du secours des potentats de ce monde qui n’était pas le leur. Livrés à eux-mêmes, Matthieu Ricci et quelques autres jésuites donnèrent à Jésus–Christ des milliers de Chinois : les persécutions n’en ont pas réduit le nombre : nos p.094 démonstrations ne l’ont pas augmenté : les missions sont ce qu’elles étaient il y a cent ans. Le nouvel apôtre, François-Xavier, patriarche des Indes, avait été débarqué au Japon avec une pompe bien au-dessous de la grandeur de son âme ; une nuit il disparut du palais où on l’avait mis : on le retrouva dans un carrefour, prêchant les pauvres et vêtu de leur livrée. Plus tard le même pays, couvert de chrétientés, vit d’autres missionnaires poursuivre une autre gloire et s’appuyer de l’étranger : la croix fut brisée, les chrétientés disparurent, l’Europe fut bannie du Japon. Ce grand exemple s’est renouvelé souvent, et la réaction de l’Europe n’a servi qu’à lui infliger des guerres sanglantes, des dépenses stériles, et l’occupation de quelque cimetière 1. Sans doute, il paraît glorieux de couvrir la croix d’un drapeau ; sans doute, il paraît habile de se donner en même temps, dans la milice de cette croix, des agents sans salaire, faciles à désavouer 2. Catholicisme, cependant, veut dire universel. Ceux qui portent au loin la croix ont pour nation l’Église, c’est-à-dire la communion de ceux qui croient et qui prient. S’ils ont une patrie en ce monde, cette patrie est la terre que leurs sueurs et leur sang conquièrent à Jésus-Christ. Quand les jésuites, modèle des autres missionnaires, abordent à ces rivages lointains, ce n’est point avec la pensée du retour : sans doute, ils n’ont point oublié ; sans doute, ils aiment encore les champs de leur enfance, les parents qui les ont élevés, la mère qui les a nourris ; mais ils ont quitté tout cela, p.095 comme les apôtres. pour instruire et sauver des peuples lointains ; et quelque inhospitaliers, quelque ingrats que soient ces peuples, les missionnaires se souviennent qu’ils ne sont point venus pour les espionner ou les vendre. Sans doute, nous devons protéger les missionnaires comme citoyens français, ou comme sujets d’un État ami ou allié du nôtre, quand, en cette qualité, ils se réclament de nous ; sans doute nous devons intervenir quand d’odieux attentats soulèvent notre juste indignation ; nous devons intervenir surtout quand les missionnaires ne souffrent que parce que nous les avons, par quelque démonstration intempestive et bruyante, rendus suspects et odieux ; mais il ne faut pas nous engager trop avant dans une voie pleine de périls pour la religion et pour nous-mêmes. Il faut aborder avec une extrême prudence la solution de questions délicates, telles que la revendication par les divers ordres actuellement établis en Chine des édifices et terrains confisqués jadis à l’un d’entre eux. L’obscurité des droits, l’inquiétude des intérêts menacés, nous ont fait reculer devant une tache analogue au Mexique, et nous ont contraints, en France, à recourir à des transactions. Nous devons donc, en Chine, montrer une sage modération, et ne rien exiger qui ne soit sûrement dû. A côté de cette cause passagère de désaccord, il en est une plus ancienne et plus durable. A mesure que le lien politique s’affaiblissait, le peuple chinois en venait à se grouper de lui-même, suivant certaines affinités de profession ou de provenance, en petites communautés régies et représentées auprès des magistrats par un de leurs membres. Il était naturel que les chrétiens, séparés par certaines répugnances du reste de la nation, s’unissent les uns aux autres, reçussent la direction, invoquassent l’appui de leurs pasteurs ; il était naturel encore que ces pasteurs cherchassent à les protéger contre des magistrats cupides et cruels. Mais ici de grandes difficultés surgissent, qui ne peuvent être résolues qu’à force de tact, et par des hommes animés d’un grand esprit de justice et de conciliation. Les sociétés dont j’ai parlé, en effet, ne sont que tolérées. Le christianisme a été longtemps, par ignorance plutôt qu’à dessein, confondu avec les sociétés secrètes, celle du Nénufar, par exemple, sous les Miñ d’abord, et ensuite sous les Tsiñ, car le Nénufar, suspect aux Miñ, passait, après leur chute, pour l’instrument de leur parti. Enfin, les missionnaires sont étrangers, moins humbles, moins dociles que les Chinois ; les chrétiens leur parlent à genoux, comme à leurs magistrats ; Européens, ils ne peuvent traiter avec ces magistrats que sur le pied d’une certaine égalité que les autres repoussent. De là de fréquents conflits, de fréquentes réclamations et de fréquents abus de pouvoir. Si nous devons protéger les missions, il serait donc nécessaire de veiller d’abord à ce qu’elles ne fussent confiées qu’à des hommes prudents. Le livre de M. Huc sur p.096 la Chine n’est que trop instructif. Tandis que M. Huc était banni, d’autres étaient tolérés. Ceux de Tшɤñ-kiñ (Tchoung-king). dans le Ssö-tшuen, visités par le capitaine Blakiston, ne se plaignaient point et déclaraient que, bien qu’il y eût quelques gouverneurs malveillants, on pouvait affirmer qu’en général les mandarins étaient indifférents aux idées religieuses que le peuple pouvait avoir. On ne les persécutait nullement ; mais l’apparition de la petite expédition anglaise ameuta la population et faillit amener le sac de leur maison, dans laquelle les Anglais avaient accepté à dîner. Le capitaine Blakiston, qui probablement est protestant, n’a pu s’empêcher d’être ému par l’abnégation de ces prêtres respectables, et demande à ses lecteurs « si des hommes pareils ne doivent pas être appelés vraiment des missionnaires. » Ce sont de vrais missionnaires aussi, que ces jésuites du Kyañ-nan que notre armée put juger de près. Plusieurs sortaient de familles distinguées et riches ; leur rude apostolat en a moissonné neuf au moins, sur une trentaine, dans le cours de l’année qui vient de finir. Trois frères italiens d’une grande naissance ont, à quelques mois l’un de l’autre, trouvé là leurs tombeaux, et nous qui visitions la Chine il y a si peu de temps ne connaissons plus parmi ces prêtres que des morts. Ce n’est point à de tels hommes que nous pouvons demander soit de surveiller, soit d’agiter le pays ; ils ne pourraient même rien pour nous : suspects autant que nous, dès qu’ils nous approchent, et faciles à reconnaître, ils ne tiennent à la Chine que par leurs chrétientés, composées de gens pauvres, disséminés et sans crédit. Si nous voulions ajouter au désordre de la Chine pour en préparer l’invasion, ce n’est pas aux chrétiens, mais aux musulmans, bien plus nombreux, bien plus guerriers et bien plus influents, qu’il faudrait nous adresser. Il suffirait, pour les soulever, de dix coquins ramassés à la Mecque et de quelques soldats musulmans formés au service des Européens. Ce ne serait là qu’un crime, et qu’un crime inutile ; mais par les musulmans il pourrait être commis : par d’autres moyens il serait seulement tenté, et les conséquences en seraient graves. J’ajouterai qu’un agent capable, ayant comme garde d’honneur douze spahis bien choisis, pourrait, si la population de Pékin se soulevait, appeler tout ce qui est musulman à la défense de la légation de France. Pour être au courant de tout ce qui se dit et de tout ce qui se fait en Chine, nous n’avons pas non plus besoin des missionnaires ; il suffit que nos agents sachent quelque chose du pays dans lequel ils vivent et en entendent un peu la langue, ou soient servis par des interprètes doués au moins d’une intelligence moyenne. Un ministre, à Pékin, devrait avoir des secrétaires ou employés, un maître des cérémonies, des huissiers et des serviteurs tous chinois, S’il y avait près de lui une école de perfectionnement, cette école aurait des maîtres chinois. Tous ces Chinois de classes diverses, p.097 indépendants du gouvernement, entreraient naturellement en rapport, chacun avec ses pareils, avec des gens de sa province, avec des marchands qui arrivent, qui partent, qui écrivent ; tous ces gens se promèneraient, fréquenteraient les restaurants ou les cabarets, le parloir aux bourgeois, les marchés, les portiques des temples ; liraient l’annuaire et les journaux de Pékin et des provinces. Il n’y a qu’un journal pour chaque lieu de quelque importance, et l’on n’y trouve que cette vérité officielle à travers laquelle un œil exercé arrive quelquefois à la vérité dite vraie ; mais il y a les brochures, les affiches politiques et les chansons. Enfin, un agent diplomatique ou ses subordonnés ne sauraient toujours jouer au whist ou parler du bois de Boulogne avec leurs collègues de Rotten-row ou du Prater ; ils doivent recevoir et rendre quelques visites. Les Chinois sont liants, babillards, frondeurs, curieux et indiscrets ; on peut leur dire tout ce qui doit se répéter, et l’on n’a besoin de leur faire aucune question pour en apprendre tout ce qu’ils peuvent savoir. La Chine est, de tous les pays de l’Asie, celui où la police diplomatique est le plus facile ; elle n’est difficile qu’au Japon : partout ailleurs elle peut se faire dans la mesure utile, sans aucun effort et sans aucune dépense. Je crois qu’il n’y aurait besoin d’argent que pour savoir ce qui se dit dans les conseils du gouvernement : peut-être même n’en faudrait-il pas beaucoup ; mais comme cette police d’espion est celle dans laquelle on risque le plus d’être trompé, je ne crois pas qu’il fût utile de s’y abaisser. Autant il est nécessaire de savoir ce qui se passe et ce que pense le public, autant il est oiseux d’écouter des rapports qui n’ont pour garantie que la bonne foi d’un traître. On sera surpris que je fasse si faciles des choses jugées impossibles par ceux qui ne les ont point essayées. Sans doute, quand nos agents habitaient Macao, ils devaient se contenter de ce que leur rapportaient les missionnaires, seuls visiteurs de la Chine ; mais aujourd’hui ils vivent à Pékin, au cœur de l’empire ; ils sont servis par de nombreux consulats, placés jusqu’au centre de la Chine : il n’y a point de motif pour qu’ils nous servent moins bien que les agents russes ne servent leur pays. On prétend que les missions protestantes sont très politiques : le fussent-elles, que pour juger le système il faudrait attendre qu’elles eussent fait en Chine autant de prosélytes que Ricci et les siens. Mais par qui sont-elles inspirées ? Est-ce par la Suisse, par les États-Unis, par l’Angleterre ? De 1807 à 1852, sur cent cinquante missionnaires protestants qui ont visité l’extrême Orient, quarante-sept étaient Anglais, quatre-vingt-huit Américains ; quinze appartenaient à l’Europe continentale. L’Angleterre peut-elle, d’ailleurs, couvrir d’une même protection plusieurs sectes rivales ? N’est-elle pas au tiers catholique ? Et ne sait-on pas que, sauf les États-Unis, il n’est pas de lieu sur la terre où les établissements catholiques soient plus florissants que dans les colonies de la Grande-Bretagne, à Pinang, à Singapour, par exemple ? Les p.098 missions catholiques de l’Inde, de la Birmanie, du Thibet, ont-elles à se plaindre de l’Angleterre ? Je crois que le gouvernement anglais contribue pour la moitié aux frais des missions de l’Église anglicane, moins sans doute parce quelles sont des missions que parce quelles se rattachent à l’Eglise de l’État. Il contribue du moins, dans cette proportion, à la construction des édifices religieux, de l’église qui vient d’être construite au Japon, par exemple. Je ne vois rien là d’excessif : et puisque le gouvernement de la France salarie le clergé, il n’y a point de motif actuel pour qu’il n’assiste point les missions, comme chaque particulier peut les assister. La foi justifie ces offrandes ; aucune arrière-pensée n’en doit abaisser le caractère. L’Angleterre intervient quand notre exemple l’y oblige. Elle n’est druse dans le Liban que parce que nous y sommes maronites ; il vaudrait mieux que nous y fussions simplement justes les uns et les autres. Le gouvernement anglais ne pratique ni la tutelle, ni le sevrage ; il ne patronne pas plus les missionnaires que les colons ou les commerçants ; il assiste impartial à leurs querelles : s’il s’occupe d’eux dans l’Inde, c’est pour les contenir ; loin d’être les serviteurs de sa politique, ils en sont souvent les adversaires acharnés. C’est bien mal connaître l’Angleterre ou les États-Unis que de voir dans leurs triomphes un résultat de la discipline et de l’union de leurs enfants. Partout où ces nations ont mis le pied en Asie. trois partis se trouvent en présence au sein de chacune d’elles : celui des missionnaires et celui des marchands, différents par la fortune, l’éducation et le but, rarement d’accord sur la politique ; celui du gouvernement, plus sage, plus intelligent et plus soucieux de l’avenir, mais souvent calomnié, quelquefois entraîné, quelquefois impuissant. Tandis que nous n’avons peut-être en Chine aucune politique, l’Angleterre se trouve en avoir plusieurs. Ces divisions, les violences de la presse, n’ont, d’ailleurs, pas le danger que des esprits timides pourraient y voir : l’agitation du forum n’est qu’une manifestation de la vie publique, et le tumulte qui se fait sur le chemin n’empêche pas de le parcourir. La tolérance, pourtant, ne doit pas être une dangereuse faiblesse. A côté de commerçants très honorables et de missionnaires de la plus haute vertu, il se rencontre, dans l’extrême Orient, beaucoup d’aventuriers, écume de l’Europe et de l’Amérique. Les agents anglais et américains ne sont pas toujours suffisamment armés par la loi contre les entreprises criminelles et compromettantes de ces parias de la civilisation. J’ai vu dernièrement avec plaisir que le gouvernement anglais avait accordé des pouvoirs plus étendus à son ministre au Japon, sir Rutherford Alcock. Ces pouvoirs ne manquent pas à nos agents, et il est désirable qu’ils en fassent quelquefois usage pour débarrasser la Chine de caractères douteux et dégager notre responsabilité. p.099 Leur attention doit tout particulièrement se porter sur les opérations relatives à l’engagement ou au transport de Chinois dans les colonies. L’émigration chinoise est, en effet, d’une immense importance, d’une part, pour les colonies, auxquelles elle fournit des bras, et dans lesquelles elle tend à introduire la petite culture ; de l’autre, pour la Chine, agitée par les convulsions d’une population surabondante. Elle pourra servir à combler un jour le vide que la tyrannie turque a fait dans l’ouest de l’Asie, elle y ramènera le travail, et son vigoureux développement ne laissera plus de place au fanatisme. Il faut en surveiller le présent, afin d’en ménager l’avenir. Le premier essai tenté par des Français, vers 1820, sous le ministère de mon aïeul maternel le baron Portal, échoua par le mauvais choix des émigrants, qu’on ne choisit pas toujours beaucoup mieux aujourd’hui. Il n’y a rien que d’honorable à engager et transporter des travailleurs ; mais des hommes sans conscience peuvent trouver dans cette entreprise l’occasion de crimes profitables. On a dit souvent, et, malheureusement, la population chinoise croit que des hommes ont été enlevés de vive force. On a pu exagérer le mal ; on a pu forger des calomnies dans le but de soulever l’esprit public ; mais il y a des faits qui ne sont que trop certains : l’enlèvement, par exemple, de Chinois et de Polynésiens pour l’exploitation des guanos qui appartiennent au Pérou. Un sujet anglais, mort depuis, m’a cyniquement déclaré avoir trempé dans des crimes pareils. Je regrettai beaucoup, comme je le lui dis alors, que la nature de mes attributions ne me donnât pas le droit de le faire pendre. Il est évident que l’émigration doit être encouragée ; mais, en même temps, elle doit être surveillée de près, et les écarts constatés doivent être l’objet d’une répression sévère, immédiate, dont l’éclat puisse rassurer les populations, en leur montrant que nous voulons le bien et que nous savons être justes. Enfin, je dirai que s’il est difficile d’obtenir, et s’il n’est pas nécessaire que les commerçants, les missionnaires et la diplomatie soient toujours du même avis et poursuivent toujours un même but, il est absolument indispensable que la politique de notre gouvernement soit toujours une, qu’elle soit représentée par une seule personne, le ministre de France. Il serait étrange que des actes de répression armée pussent s’accomplir, hors le cas de nécessité absolue, ou que des négociations politiques pussent être engagées autrement que sur l’ordre ou par les soins du représentant politique accrédité de la France. J’ai terminé ce que j’avais à dire sur la question chinoise. Je reviendrai peut-être, ailleurs, sur quelques-uns des points que j’ai touchés. Pour me résumer ici en quelques mots, je dirai : Que nous devons, dans l’extrême Orient, développer notre commerce et maintenir notre rang ; p.100 Que l’indépendance et la neutralité des États de l’extrême Orient nous intéressent particulièrement ; Que le développement de la civilisation et celui de la puissance publique, dans ces États, étant des garanties de paix et de conservation, nous devons concourir autant que nous le pouvons à ces légitimes progrès ; Que nous devons chercher à conclure des traités, et veiller à ce qu’ils soient fidèlement exécutés ; et que si nous sommes, dans ce but, contraints à recourir à quelque manifestation militaire, aucune occupation permanente ne saurait en résulter, l’imposition d’une indemnité de guerre pouvant suffire à couvrir nos frais, comme à châtier l’ennemi ; Que nous ne devons compromettre les missions ni par une protection bruyante, ni en réclamant d’elles des services faciles à obtenir d’autre part ; et que nous devons, autant que possible, repousser toute ingérence dans les affaires religieuses ou politiques des États de l’extrême Orient ; Que cette politique modérée et loyale est clairement celle des États-Unis ; que l’Angleterre et la Russie sont assez éclairées et assez sages pour la suivre aussi longtemps que le fâcheux exemple d’une politique opposée ne provoquera point chez elles l’explosion de convoitises qui, dans l’extrême Orient, auraient à leur service des moyens d’action plus puissants que les nôtres. |
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