Jean Biès, poète et métaphysicien








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titreJean Biès, poète et métaphysicien
date de publication21.03.2018
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Jean Biès, poète et métaphysicien


L’œuvre d’un grand poète est toujours un combat contre la destruction de l’âme. Quand bien même elle songe au Livre qui achèverait le monde, la poésie se refuse à l’achèvement : en témoignent les proses et les prosodies suspendues de Mallarmé, et ce vertige des abysses qu’elles désignent dans l’art de la miniature : « l’infini à travers une lucarne » disait Baudelaire, ou selon la formule bouddhiste, « l’infini dans la paume de la main ». Quand bien même elle chante le déclin, l’embrasement crépusculaire, la poésie ne se hâte point vers la nuit. Ce faste du jour qui tombe lui divulgue le secret de l’aube qui point :

« Et je vis le Temps enroulé dans le jaune des origines,

flottant entre ce qui n’est pas encore et ce qui d’avance n’est plus ;

le temps qui se retourne et voit qu’il n’a point encor laissé d’ombre,

ne se saisit que pulpe d’âge et ne se saisit qu’à demi. »

On serait tenté de dire que, pour Jean Biès, la poésie est éternel recommencement s’il n’y avait dans la formule « éternel recommencement » quelque chose d’un peu fermé supposant une litanie monotone. Mieux vaut alors, comme la Théologie orthodoxe parler de « commencements en commencements sans fin ». Le geste du poète est inaugural. Il se tient à cette orée où, ne s’appartenant pas encore, n’ayant pas encore pris possession ni du temps, ni du lieu, il peut inventer un accord avec la possibilité universelle : cet espace et ce temps, « rendus sensibles par l’amour », selon la formule Marcel Proust, ou, plus exactement, ce temps qui est espace où le poème se déploie, et à partir de lui un monde habitable, un « cosmos », un ordre :

«  La multitude circulaire et mobile des devenirs,

l’éternelle ambulation des pouvoirs et des existences,

toutes les créatures qui hument les calices du vent,

les choses qui se meuvent et s’infléchissent métamorphoses… »

Le poète, en effet, est ami de l’ordre quand bien même cet « ordre », évitons la méprise, n’est en aucune façon l’ordre social, l’ordre de la pesanteur, du règne de la Quantité, l’ordre du « Gros Animal », dont, en une formule platonicienne, parle Simone Weil, pour nous prémunir contre lui, dans La Pesanteur et la Grâce.

Rebelle au grégarisme, à la société de contrôle ( qui succède chronologiquement aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires pour en accroître les vices), « subversif » autant que l’on voudra à l’égard des planificateurs et des fausses hiérarchies, le Poète, rendons lui sa majuscule, de par son geste initial, de par l’initiative en lui du Logos, se tient au point où l’Ordre rayonne  et s’insurge contre ses parodies, comme surent le faire les grands soufis, sages et rebelles, ceux que l’on nommait les « Esseulés » et les « Amis de Dieu » :

« Levains de scandale,

Délinquants du Divin.

Ecumeurs de bonnes consciences (…)

Sans patrie -, hors le Jardin de l’Essence

dans l’Un seigneurial… »

A rebours des « poètes » ( taisons leurs noms par charité) dont la seule ambition est de saccager le sens et le rythme, de « déconstruire » la rhétorique et la grammaire et de revendiquer pompeusement pour leurs œuvres la laideur et la confusion ( alors qu’elles sont déjà laides et confuses), Jean Biès débute par l’assentiment et la révérence. Précisément car il se tient au cœur, à ce point antérieur à toute formulation, ce que l’ordre du Logos, miroir de « l’Un seigneurial », lui offre, il y consent ! L’auteur du Miroir de poésie ne poursuit pas de sa vindicte ni la rime, ni le chant : il laisse advenir, en architecte-musicien, ces mesures, ces rapports et ces proportions dont on oublie trop ce qu’elles doivent au monde lui-même, de même que nous oublions ce que le monde doit à Dieu. Le monde, nous disent les Théologiens médiévaux, est la grammaire de Dieu. Toute chose ici bas s’ordonne selon le Verbe. Le Sepher Yetzirah ( comme en Asie, le Yi-King) illustre admirablement ce qu’il faut bien considérer comme davantage qu’une hypothèse. Tout ce qui est se trouve constitué comme un langage, par une combinatoire d’éléments simples, de lettres, où le hasard ni l’arbitraire n’ont aucune place :

« La Parole s’avance vers son essaimage.

En elle sont assis les destins et les nombres,

le souffle affranchi de sommeil,

qu’habitent rimes et ramages »

On peut haïr le monde et vouloir sa destruction, mais cette haine même suscite l’amour à laquelle elle s’oppose. On peut, et c’est le choix des nihilistes, préférer ce qui n’est pas à ce qui est, et même, par la destruction et la barbarie, faire triompher cette préférence ; il n’en demeure pas moins que ce qui n’est pas demeure ce qui n’est pas et que ce qui est demeure ce qui est. D’où la persistance, fût-ce dans les ténèbres amoncelées de l’horreur moderne, de la plus infime lueur. Un seul iota de lumière incréée tient en lui l’ultime victoire, l’ultime resplendissement qui est aussi le recommencement de ce qui est, sa fine pointe, ardente, juvénile et chevaleresque dont le Poète, à tout moment, peut toucher le monde, le transfigurer : vita nova !

« Choses éclosent à leur verbe,

vivants surgissent de leur signe :

et tous étonnés d’une rive à l’autre,

de jeter des arches d’appels,

s’écoutent devenir dans leur gorge une voix. »

Infinis sont les commencements pour qui sait voir l’infini dans les plus infimes manifestations du monde crée. La vita nova débute par la conversion du regard. L’irisation de l’aile de libellule, de l’arc-en-ciel enclos dans la goutte de rosée, l’iris pailleté de l’amante, l’ombre bleue sous les amandiers sont, dans le regard, toujours pour la première fois. Ce que ces preuves de l’existence de Dieu (qui valent bien les démonstrations de Descartes) attendent de nous est à peine moins immense que ce que nous recevons d’elles. Un échange vient de s’établir qui relève de la plus haute responsabilité. Le Poète est bien le « fidèle gardien » des « choses muettes ». Il les recueille en lui dans les régions impondérables de sa mémoire et de son amour et s’en instaure le défenseur et le chantre dans la réalité extérieure :

« J’aime l’amante aux balustrades de ses songes

écoutant murmurer l’amour ;

j’aime l’heure où l’automne

de silence a scellé la bouche des abeilles,

et la simple rumeur

des légendes qui sourdent à flanc de mémoire »

A cette beauté que les scintillantes preuves creusent en nous comme une soif que seule comble une soif nouvelle, comme un vide émerveillé par le soleil qui s’y répercute, le chant du poète répond à point nommé. Ce vide en lui creusé par la beauté du monde est comblé par le chant qui est d’abord gratitude. Jean Biès appartient, sans conteste, à cette lignée de poètes, tels Saint-John Perse, Claudel ou Pierre Oster pour qui le sentiment de gratitude domine les tentations de la plainte. Certes, il arrive, et c’est fort rare, qu’un chant immense, embrassant les terres et les cieux, les oiseaux et les Anges puisse en quelques occurrences s’élever de la plainte, du chant dérélictoire porté à son apogée, mais cette plainte alors, comme dans les poèmes de Milosz, n’est plus dite par le « moi », mais par le monde lui-même, abandonné de notre amour. La plainte elle-même, alors, n’est plus que l’envers de la gratitude, la feuille retournée par le vent de la célébration, la tonalité inquiète, assourdie, lunaire, argentée de la fuite des heures : ce que l’on nomme la nostalgie. La nostalgie célèbre la patrie perdue, la temporalité glorieuse devenue hors d’atteinte, ; elle ne les nie point. Ainsi, l’âme synesthésique et endolorie de Milosz, les « serres chaudes » de Maeterlinck, les éclats de nuit de Trakl témoignent encore en la faveur du monde.

Avec la poésie de Jean Biès, où la mélancolie est jugulée, où la nostalgie est livrée aux rubescences solaires de l’Athanor et aux pressentiments heureux des retrouvailles, ressurgit ce que nous pourrions nommer, à titre provisoire, une gnose virgilienne. L’appellation surprendra ceux pour qui il n’est de gnose qu’alexandrine ou manichéenne ; mais à ressaisir le mot de « gnose » dans son acception première et à considérer, d’autre part, que l’œuvre de Virgile loin d’exceller seulement en euphonies enchanteresses ( pour ceux qui la parcourent en latin) et en récits pittoresques, est un instrument de connaissance de l’homme et du monde, la formule trouve son sens à la fois légitime et propice à éclairer cette lignée d’œuvres occidentales qui surent conjuguer les vertus souvent jugées contradictoires du chant et de l’objectivité métaphysique.

L’âme humaine ne chante jamais si juste, et avec une telle plénitude, que lorsqu’elle s’accorde à l’âme du monde, lorsqu’elle consent à l’advenue en elle de cette magnificence silencieuse dont il nous appartient cependant de dire le sens. La métaphysique, certes, se situe par-delà l’objectivité et la subjectivité ; elle est cette réalité qui est à la fois intérieure et extérieure, mais au premier signe de sa présence, nous la reconnaissons comme venue vers nous, apparue :

«  Les formes sont les robes de l’Esprit.

Le vent s’y ramifie et leur accorde l’être.

Il se lève : les choses sont. »

L’objectivité métaphysique, que Jean Biès désignera sous le terme de sophia perennis, loin d’être un épiphénomène du moi, une efflorescence de la subjectivité, se présente à nous comme un paysage avec ses lois, autrement dit, pour reprendre la formule de Henry Corbin, comme « un supra-sensible concret ». De celui-ci, certes, nous ne sommes pas exclus, loin s’en faut, nous l’embrassons autant qu’il nous environne, mais il n’en est pas moins aussi peu à notre disposition que ne le sont, les arbres, la lumière et le vent. Le grand lyrisme trouve ainsi sa source épique et sensible, réaliste et analogique, dont témoignent précisément au vingtième siècle les grandes Odes de Claudel, les strophes cosmogoniques de Saint-John Perse, les lumineuses méditations forestières de Pierre Oster et Le Miroir de Poésie de Jean Biès.

Il est juste de juger un poète à l’usage qu’il fait des mots, mais son intention n’en est pas pour autant nulle et non avenue. Les Modernes qui s’évertuent à réduire la poésie à un « travail du texte » citent la phrase de Mallarmé  «  la poésie ne se fait pas avec des idées mais avec des mots » en oubliant que le même Mallarmé avouait le dessein d’une « explication orphique de la Terre ». Ce sont les mots, comment le nier, qui font le poème, mais ces mots prennent place dans un dessein, dans une « explication orphique », dans un espace incandescent, météorique, qui les brûle et les sculpte à sa guise, qui en change le signe et la substance de même que la poudre de projection de l’Alchimiste change le signe et la substance du plomb où il se dissout :

« Il n’est autre ici que la Pierre dont les noms

vont par milliers dans les ruelles :

diadème de la demeure lapidaire,

béryl de l’incommensurable incandescent,

sagesse empérière, empire guérisseur

et transparence dont s’habille le Secret ;

Celle que sent en son ventre frémir le vent,

l’Unique en l’exaltation des teintures tyriennes. »

On ne saurait dissocier, dans l’œuvre de Jean Biès, la part didactique de la part lyrique, quand bien même il y a, d’une part, les essais, et de l’autre, les poèmes. Les uns aux autres se répondent avec cette évidence heureuse qui fut l’apanage des époques moins enclines à la spécialisation et à la séparation des genres que la nôtre. Demandait-on à Empédocle, à Pythagore, aux auteurs plus ou moins anonymes des Epopées indiennes ou scandinaves , s’ils étaient poètes, mathématiciens, physiciens, métaphysiciens ou théurges ? Dans quelle « classe » professionnelle les Modernes classeraient-ils Avicenne ou Ibn’Arabi ? Si la poésie ne se conforme pas au Tout, il est bien probable qu’elle ne soit qu’écorce morte, vocables réduits à leur pure matérialité, phonèmes insolites dans l’absurdité d’un sens saccagé, outragé et profané. Aussi bien, Poëte, avec le tréma mallarméen, Jean Biès veut pour son poème, le « tout » du monde et de l’âme. Cette esthétique inclusive n’exclut pas la discrimination mais celle-ci s’exerce non selon une restriction morale mais selon une exigence esthétique. Pour le poète platonicien le Vrai se prouve par le Beau. De même, le philosophe de la « sophia perennis », loin des fidélités étriquées et purement formelles, sans cesse menacées de tomber dans le fondamentalisme, s’ordonne à une fidélité plus exigeante et plus haute : celle de l’unité transcendante des religions, de la Tradition. Telle semble bien être la grande infirmité du Moderne : ne pouvoir être soi-même qu’en s’opposant à d’autres, ne trouver son identité que par le discord avec d’autres « identités » dans une sorte de grégarisme vindicatif, alors que le seul combat qui vaille est celui de l’âme. Le Moderne, disions-nous, semble avoir généralement substitué au chauvinisme qui s’inscrit dans l’espace une sorte de chauvinisme temporel : son temps lui semble digne de tous les éloges, car il s’y trouve, lorsque d’autres temps lui semblent abominables car il ne s’y trouve pas, quand bien même il en hérite ce qu’il y de moins ignoble dans on propre temps. 

« Dans l’odeur roide du sang,

un peuple dont on a retranché la langue

peut substituer des gestes à la harangue.

Un peuple émasculé d’un tranchoir indécent

peut encore servir aux portes du sérail.

Un peuple privé de paupières

peut du moins regarder en face le soleil.

Mais un peuple dont l’agresseur

a tué l’âme à coup de crachat et de pierre

n’est mûr que pour l’équarrisseur. »

La littérature issue d’une telle destruction de l’âme ne saurait avoir d’autre ambition que du passé faire table rase en « déconstruisant » et « démystifiant » à tout va, en pratiquant la « dérision », divinité sacro–sainte, et la « transgression » ( avec subsides de l’Etat), et lorsque cela ne suffit pas, en brisant les doigts des calligraphes (comme cela se pratiquait lors de la « révolution culturelle » chinoise, si chère aux intellectuels français des années soixante) ou en affamant les poètes, comme cela se pratique chez nous, hic et nunc.

Loin d’être secondaire, de relever d’une croyance ou d’un système de valeurs pour ainsi dire extérieures à la création poétique elle-même, la sophia perennis est bien le principe, la clef de voûte à laquelle l’œuvre de Jean Biès s’ordonne, dont elle reçoit la clarté et la mesure, se proposant ainsi à nous, non comme un idiome refermé sur lui-même dans une vaine singularité mais comme mise en demeure faite au lecteur de devenir lui-même poète, de reconquérir son âme et l’âme du monde :

« Si, non contents d’avoir rejoint les cavernes des hauts déserts,

les hommes épuisés de tant de haine humaine,

yeux fermés, pénétraient au centre de soi-même,

en la caverne de leur cœur,

un royaume à leurs yeux plus grand que tout royaume

surgirait, et ces purs conquérants éblouis

et stupéfaits d’atteindre au seuil des terres immémoriales,

tremblants de contempler en eux tant d’âme par-delà tant d’ombre,

n’oseraient encore reconnaître, admettre et fouler l’Amour même. »

C’est à cette belle générosité que se laisse reconnaître l’authentique vocation, la vérité de l’appel reçu. Aux portiques fallacieux de la fascination, le poète préfère l’humilité conquérante de la communion. Aux ombres qui gesticulent sur les murs de la Caverne, la clarté matutinale du Réel qui est vraie et de la vérité qui est réelle. La Tradition à laquelle se réfère Jean Biès nous dit d’abord ceci : nos prédécesseurs ne sont pas nos ennemis. Quand bien même leurs œuvres sont plus éclatantes que la nôtre et leurs vies, plus magnifiques, nous n’avons aucune raison de les haïr et de les jalouser, et moins encore de les considérer comme nos « précurseurs ». Dans un monde qui les refuse, la poésie est la « grande guerre sainte ». Cette guerre n’a rien d’abstrait. Elle est à la fois un combat contre soi-même et contre les occurrences du monde qui inlassablement travaillent à la destruction du Logos. Ce serait une erreur tragique de croire que ce monde est seulement indifférent à la poésie : il lui est farouchement hostile et chaque instant de notre vie est en butte à cette hostilité fondamentale. Le choix du Moderne est clair : le « logo » publicitaire contre le Logos prophétique, la publicité contre le chant, la représentation contre la présence réelle, le négociable et l’interchangeable contre l’unificence de l’être. A ce titre, la poésie est résistance et rébellion, mots galvaudés dont on hésite à faire usage, sauf à les restituer à leur sens premier et à parler du rebelle, par exemple, en termes jüngériens.

«  Toutes les polices du monde

pourront traquenarder l’innocence qui fuit,

les bougres embrasser l’ongle de qui les bafouait,

lécher l’urine de leurs dieux d’une langue gourmande :

nous resterons de glace aux sourires du fouet,

loin des regards qui comptent les coups et surveillent,

hors de leurs arsenaux et de leurs charniers -,

fidèles à nos vérités, sanctifiant d’huile nos veilles,

serions-nous les derniers à prier pour personne. »

Ce dont ce monde ne veut plus est le feu de la fidélité poétique, le buisson ardent de l’herméneutique permanente du Livre et du Monde, qui est au cœur de la pensée kabbalistique et soufie. L’œuvre de Jean Biès, mieux que d’autres, rétablit cette concordance nécessaire entre l’herméneutique du Livre et celle du monde. L’attention herméneutique que l’auteur porte à la Bible, à l’Odyssée, aux œuvres des poètes et des voyants n’est point d’une nature différente de celle qui l’attache à l’interprétation des signes et des intersignes de la nature et du cosmos. Le principe de synchronicité joue ici, dans l’espace de la pensée, de sa plus belle envergure. Ce que nous divulguent les signes écrits et ce dont témoignent les écritures du monde qu’évoquent Jacob Böhme ou Novalis, est une seule et même réalité, elle-même empreinte d’un sceau invisible. Il n’y a pas, comme le suppose la pensée dualiste, d’une part le monde, et de l’autre, la pensée. La pensée est le monde, et le témoignage d’un au-delà du monde qui est le cœur du monde, de même que l’Ether des alchimistes est de chaque élément la fine pointe, la plus ardente, la plus subtile, son au-delà et sa quintessence. L’au-delà est un « ici-même » dont il se distingue : formule para-doxale (en marge de la doxa, de la croyance commune) certes, mais telle est la nature même du Réel de ne pouvoir être entr’aperçu que par le paradoxe. Tel est aussi le paradoxe suprême de la liturgie orthodoxe : « Dieu s’est fait homme afin que l’homme se fasse Dieu ». L’impératif divin suppose ainsi une métaphysique de l’être, non plus au substantif, l’étant, ni même à l’infinitif, l’être, selon l’ontologie occidentale, qui va de Parménide à Heidegger, mais à l’impératif prophétique : Esto !

« Perçant l’épaisseur du présent à l’aigu des plus hautes tours,

ceux qui déchiffrent au lointain un jour par-dessus tous les jours… »

Chaque chose qui est, de la plus infime à la plus grandiose, de la plus humble, c’est-à-dire de la plus proche de la terre, jusqu’à la plus grandiose et la plus immatérielle, est cet «  acte d’être » qui procède de l’impératif divin, si bien que l’attention portée aux plus infimes poudroiements du Réel, à la danse des poussières dans le rai de la lumière qui tombe entre les volets et l’attention portée à l’exégèse des plus hautes œuvres théologiques et métaphysiques participent de la même « attention suprême » qui est à la fois fidélité à l’origine la plus lointaine présente dans l’immédiateté de l’être et attente eschatologique.

Non seulement l’étude patiente des signes écrits ne s’oppose pas à la contemplation du monde, mais il semblerait que, de plus en plus, elle en devînt la condition impérieuse. Le contre-poison à l’abstraction forcenée à laquelle le monde moderne nous contraint ne saurait être le « retour à la nature », ce culte de l’origine, typiquement moderne, et qui se trouve être à l’épicentre de toutes les idéologies révolutionnaires, de toutes les rages destructrices. Ce que le monde nous offre dans sa diversité , encore faut-il savoir le recevoir, se faire l’hôte de cette inépuisable puissance, la recevoir en nous : ce qui nous est impossible si nous n’apprenons pas à porter au monde cette attention aiguisée par l’art herméneutique. La proposition inverse demeure également vraie. Ces mots, ces grammaires, ces rhétoriques que la page écrite avec bonheur ou avec génie proposent à notre attention, exigent que nous les parcourions avec cet enchantement que nous supposons au naturaliste romantique du tableau de Caspar David Friedrich.

Ce mot qui surgit dans son acception recouvrée, dans son scintillement neuf, dans une rareté devenue familière, pourquoi le considérer avec un moindre émerveillement qu’une salamandre soudain découverte sous une pierre dans la forêt ; cette grammaire qui ordonne et qui, en même temps, se met en mouvement, cette structure mobile qui change littéralement la densité de l’air, cette éolienne de la pensée, pourquoi ne la croire que soucieuse d’elle-même, pourquoi ne pas y voir le signe, avec toute sa force numineuse, d’une réalité supérieure et sacrée, le signe par lequel débute une aventure prodigieuse ? Cette rhétorique, enfin, si calomniée et si haïe, pour des raisons moins claires qu’il n’y paraît, pourquoi ne pas nous laisser emporter par elle comme par un navire, un peu lourd parfois, parfois grinçant sous l’assaut du mauvais-temps, mais sans lequel nous ne saurions gagner le Grand-Large, ni entreprendre des traversées de quelque ampleur ?

Les affinités et les concordances entre le langage et le monde sont la gnose du poète. A ce titre, toute grande poésie est gnostique. Elle est à la fois l’instrument de la connaissance et la connaissance elle-même, discipline libératrice, joug sans lequel la liberté n’est qu’un mot. C’est bien ce retour de la rime ou de l’assonance, cette mesure, plus ou moins évidente ou secrète, du langage qui, en nous entraînant dans l’ivresse et le rêve, dans les dionysies de l’âme et les hautes structures apolliniennes de l’Intellect, nous délivre du provisoire et du fortuit.

Le poète-métaphysicien voyage vers le Logos, mais son voyage « vers » est aussi un voyage « dans » le Logos. En disant le monde, comme surent le faire, les Epopées antiques, les Chansons de Geste médiévales, il laisse le Logos se dire à travers les manifestations versicolores, polyphoniques et coruscantes du monde. Si le Réel suppose l’alternance, au sens que donne à ce mot Henry de Montherlant, il est bien rare qu’il se présente sous forme d’alternative. Entre l’immanence, dont la diversité comme l’écrivait D’annunzio, est « la sirène du monde », et l’Unificence de l’être à l’impératif, qui se divulgue dans les hautes œuvres de la métaphysique de Sohravardî, d’Ibn’Arabi ou de Maître Eckhart, il ne nous appartient pas de choisir. Et non seulement ce choix ne nous appartient pas, mais il nous est explicitement refusé : selon la formule évangélique, le « reste », ce qui échappe à notre entendement, à notre quête, à notre ferveur, nous sera donné (ou ôté) « de surcroît », selon l’attention que nous aurons portée en même temps au monde et à l’être, à l’immanence et à la transcendance. La poésie de Jean Biès est là pour dire cette coalescence, ce monde intermédiaire, imaginal, entre le sensible et l’intelligible, où les figures lumineuses portent en elles la nuit qui les contient :

« L’Esprit se dévêt de sa nudité :

surgit le monde !

Le Verbe vibre et se réveille et se révèle

abreuvant le vent de vie,

enseignant son frémir à l’herbe »

Au demeurant, l’historiographie nous donne à penser que la métaphysique, en tant que domaine réservé, de forme didactique, n’est qu’une subdivision de la poésie. L’Odyssée, la Bible, les Védas sont poésie et ce n’est qu’ensuite, dans le moment réflexif de la pensée humaine, qu’ils s’ordonnent en didactique, celle-ci n’ayant d’autre dessein, selon la formule de René Char, que « le retour amont » , la remontée des signes vers leur source lumineuse, l’assomption des lettres d’encre en lettres de lumière d’où toute réalité procède. L’herméneutique créatrice par laquelle nous « intériorisons » la création déploie autour de nous le monde dans sa magnificence : « miroir de poésie ». Le sens intérieur, ésotérique, des êtres et des choses, n’est pas extérieur aux sens, ni étranger à la faveur esthétique et synesthésique, mais cet « au-delà » de leur horizon qui vient à nous, comme une grâce, à mesure que nous cheminons vers lui.

Luc-Olivier d’Algange

Jean Biès, Miroir de poésie ( Groupe de recherches polypoétiques)



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