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Sept jours en danger me dérange un peu dans mes convictions concernant le public des émissions de télé-réalité. Mais après tout, elle a pu jeter un œil parce qu’on lui avait dit que ça se passait à Montauban… Et puis, elle a reconnu maman… Et puis moi… - Oui, c’est vrai que j’ai changé… Plus à l’extérieur qu’à l’intérieur, remarquez… - Pour ça… Tu étais un vrai petit cœur… Toujours gentille, toujours prévenante… Tu me portais des fleurs tous les lundis matin… - Vous vous souvenez de tout cela ? Après tout ce temps ?… - Dame, ma chérie ! A mon âge, on n’a plus que ça à faire… Se souvenir… - Et j’étais comment ?… Je veux dire… On pouvait deviner ce que j’allais devenir ?… De ce passé-là, je n’ai gardé qu’une seule trace : les longs monologues de maman sur ma nature renfermée, sur mon manque de communication avec les autres enfants. Tout cela était-il réel ? J’avais là l’occasion – jusqu’alors improbable - de me faire confirmer mon a-sociabilité chronique… ou bien de l’entendre nier. Ce qui m’aurait surpris. - Tu étais une petite fille particulièrement intelligente et tu aimais bien les histoires. Tu voulais tout le temps savoir la fin… Et puis tu aimais en raconter aussi… Cela, ça pouvait être une reconstitution a posteriori. Ce genre de témoignage était toujours suspect à mes yeux. Allez savoir pourquoi, quand on évoque leur jeunesse, les futurs marins aiment déjà l’eau à 2 ans, les futurs architectes tracent des rectangles et des triangles dès qu’ils savent tenir un crayon… Ce n’est souvent qu’un arrangement des mémoires avec le présent. - Et j’avais des amies ? - Bien sûr… Tu ne t’en souviens pas ? - Pas vraiment… Maman disait… J’aperçois du coin de l’œil la responsable qui s’approche. Il n’y a plus que nous dans la salle. Elle va nous demander de sortir. Comme les choses sont bizarres ! Il y a cinq minutes, je priai presque ce Dieu auquel je ne crois pas, pour qu’elle me débarrasse de cette petite vieille et maintenant je serai prête à lui donner une fortune pour qu’elle ne nous dérange pas. - Nous y allons ! Nous y allons ! dis-je pour éviter une remarque que je ne suis pas certaine d’accepter sans sur-réagir. Venez, madame Delmas, donnez-moi le bras. Nous continuerons à parler dans la cour du château ou sur l’esplanade… Nous discutons ainsi une bon demi-heure, assises sur le banc que j’avais occupé un bon moment avant l’arrivée de Jean-Marc Néjard et des débatteurs. J’en viens maintenant à regretter tout ce temps passé à tourner en rond tout à l’heure. Alors que madame Delmas était là, tout près de moi, que nous aurions pu engager cette conversation plus tôt et forcément l’approfondir davantage. Car tout ce que j’entends depuis tout à l’heure a pour moi une grande importance. Certes, ce sont les souvenirs d’une vieille femme, et à ce titre on ne peut pas fonder sur eux une totale confiance, mais ils sont en totale contradiction avec ce que maman m’a répété pendant des années. Non, je n’étais pas sauvage à quatre ans. Non, je ne passais pas les récréations assise sous un arbre en refusant de participer aux jeux des autres. Et non, maman n’était pas périodiquement obligée de venir me récupérer après des crêpages de chignon avec mes petites camarades. Ce que j’ai été pendant des années - solitaire, désabusée, méfiante envers le monde entier – n’est pas le reflet de ma nature profonde. Ce que j’ai gardé en mémoire de mon enfance, c’est ce qu’un efficace bourrage de crâne maternel a imposé en moi. Ce n’était pas la vérité. Et ce n’était pas moi. - Tout ce que vous me dites, madame Delmas, vaut, je vous le jure, cent séances chez le psychanalyste. - Oh tu sais, je ne fais que me souvenir… Ce n’est pas un gros effort… - Mais ce petit effort pour vous est pour moi de si grandes conséquences… Approchez-vous, il faut que je vous embrasse. Elle se laisse faire en riant. Cela met un peu de rose sur la pâleur de son visage et des paillettes de joie dans ses yeux. - Vraiment, tu es une brave petite… Et je le savais que tu serais brave… Tu étais si gentille. Gentille ?… Je l’aurais été mille fois plus si, au lieu de rouspéter dans mon coin et de remettre à plus tard, j’étais allée réclamer tout à l’heure qu’on apportât un siège pour la vieille dame qui attendait debout à l’entrée du château. Comme tous les adultes égoïstes, j’avais oublié cette générosité de l’enfance en la frottant inlassablement à la pierre grise des jours. C’était une leçon que me donnait là madame Delmas. Une de plus ! Quelles que soient mes idées, quelles que soient leur valeur, leur intérêt, leur importance, elles ne vaudraient jamais qu’on oublie d’abord de respecter les autres, de protéger les faibles, de pardonner à ceux qui se trompaient. J’aurais dû méditer cela avant de décider de « me payer » Maximilien Lagault. - Je ne suis plus aussi gentille, madame… Vous l’avez bien vu… J’ai été odieuse avec Maximilien Lagault. - Odieuse ?… Comme tu y vas ! Tu lui as rivé son clou et tu as bien fait ! Crois-moi, je ne lirai plus un de ces romans… Et je vais même lui faire une mauvaise publicité à la bibliothèque… Tu avais raison de lui rabattre son caquet… Tu sais quand même de quoi tu parles… Oui, évidemment, on pouvait voir les choses ainsi. Je savais de quoi je parlais… Mais si on avait interrogé madame Delmas - il y a seulement trois heures - sur les raisons qui lui faisaient aimer les romans de Maximilien Lagault, elle aurait sans doute répondu qu’il savait de quoi il parlait et que ça se voyait. L’opinion humaine a ceci de déconcertant que, même quand elle change, elle reste souvent fondée sur les mêmes logiques, les mêmes stéréotypes, les mêmes croyances. Elles sont juste prises dans un autre sens. Mes titres universitaires valident mes propos comme la blouse blanche donne un poids supplémentaire aux affirmations d’un cardiologue dans un reportage télévisé. Et les Parisiens qui acclamaient De Gaulle an août 1944 étaient globalement les mêmes qui avaient applaudi Pétain quelques mois plus tôt. Logique de l’uniforme sans doute. Un clocher, peut-être celui de Saint-Vincent, sonne la demie. - Mon Dieu ! s’exclame madame Delmas. Il est déjà cinq heures ! - C’est même cinq heures et demie, dis-je après avoir vérifié à ma montre. - Mais il faut que je rentre !… - Votre mari vous attend ? - Mon mari ?… Hélas, ma petite ! Hélas ! Il m’a quitté depuis bien longtemps… - Alors, qui vous attend ? Vous n’êtes pas si pressée… - Le car, ma Fiona… Le car m’attend… Il va partir sans moi et avec tout ce monde en ville, il n’y aura même pas une chambre à l’hôtel pour attendre demain… - Ce ne serait pas un problème, fais-je pour la rassurer. Vous savez, j’ai les moyens de vous inviter… J’ai fait un gros héritage et je ne manque pas d’argent… - Mais moi aussi j’ai hérité de mon mari… Deux gros chiens, une chatte grise et un perroquet… Et toute cette ménagerie m’attend pour manger. - D’où part-il ce car ? Qu’au moins je vous raccompagne… - C’est la ligne n°2… Vers Thoury… Il part à la gare routière de Blois… - Je vous y amène… - Non, non, proteste mon ancienne maîtresse… Tu dois avoir beaucoup de choses à faire et tu ne vas pas t’encombrer d’une vieille dame comme moi. Si tu le veux bien, conduis-moi jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche… Il me suffit de prendre le 1 et je serai à la gare en un rien de temps… Comment lui résister sans paraître impolie ? Je l’aide à se lever. Je lui propose d’enfiler son gilet car le jour commence à tomber et, sans soleil, il commence à faire frais. Je lui donne le bras. Ce ne sont que de petites choses qui ne me coûtent rien alors que j’aurais voulu lui donner plus. Elle accepte tout cela avec une grâce infinie et des petites mines de contentement. Au bas de la rampe du château, face à la haute tour de l’église Saint-Vincent, je l’abandonne non sans lui avoir demandé son adresse et lui avoir donné en échange mon numéro de téléphone. - Appelez-moi, madame… Quel que soit le problème, quelle que soit la raison… Je serai toujours là pour vous, promets-je. Je l’embrasse et puis je me sauve avant qu’elle voit rouler de grosses larmes sur mon visage. JEUDI SOIR Peu à peu la lumière du jour s’amenuise. C’était une belle journée d’octobre, claire et lumineuse, et ce sera à ne pas douter une nuit douce. A la jointure entre les deux, il y a cette fin d’après-midi sereine à passer dans une ville que je n’ai pas encore eu véritablement le temps de découvrir et dont je sens la force de l’appel. J’ai connu trop d’émotions dans cette journée pour y résister. De tout ce que j’ai vécu, je suis encore abasourdie, retournée, chamboulée. Ma tête me fait mal, bourdonne de tous ces mots que je me suis pris pleine face, de tous ces doutes qui m’ont labouré l’esprit. Je n’y peux rien ; avec moi, cela finit toujours ainsi. Je ne peux jamais agir sans qu’aussitôt mon intellect me dise que j’ai mal fait, sans que mon intelligence aligne méthodiquement les arguments qui auraient pu soutenir un raisonnement inverse. C’est usant à force. Et destructeur à la longue. Marcher me fera du bien. Je décide de descendre vers la Loire en empruntant la principale rue du centre, celle dans laquelle les voitures s’engouffrent comme si c’était le seul échappatoire à leur boulimie de kilomètres. Sans avoir besoin de regarder un plan, je devine que tout en bas de cette rue Denis Papin qui descend entre deux rangées d’immeubles blancs, il y aura le principal pont sur la Loire. Je n’ai plus qu’à me laisser guider, pour atteindre mon but, au milieu de cette succession d’enseignes multicolores. En apparence, rien d’original par rapport aux grandes villes que je connais. Que ce soit à Amiens ou à Toulouse, à Montauban ou à Tours, ce sont les mêmes marques, les mêmes magasins. Les rues piétonnisées – en totalité ou en partie - qui divergent de cet axe principal complètent cette offre mercantile en permettant à ceux qui n’ont pas trouvé place dans cette grande rue de se caser quand même. Rien d’original, et pourtant je ressens ici quelque chose de plus calme, de plus serein. A cette heure si souvent compliquée dans les centres-villes de nos métropoles, la circulation automobile reste fluide et s’écoule tranquillement. Des bandes de lycéens finissent de discuter sans que leur attroupement semble en rien inquiéter les passants. Pas de tags sur les murs, pas de papiers sur le sol. On pourrait croire que la douceur de vivre en val de Loire, c’est cela aussi. Une quiétude manifeste et assumée. Toujours ramenée par mon cerveau sur la berge du concret lorsque mon esprit s’embarque vers des océans d’imaginaire, j’en conclue plus sûrement que cette ville est à taille humaine, qu’il y existe – du moins pour ce que je vois – un équilibre entre l’espace et la population. Il y a sans doute bien des origines à cela que je ne peux que supposer : le contexte des Rendez-Vous de l’Histoire qui a amené la ville à faire toilette dans les jours qui ont précédé, un stress moindre des habitants ce qui les rend plus attentifs à la portée de leurs gestes, la conscience de vivre dans une ville-vitrine qui profite du tourisme et dont il ne faut pas altérer la grâce et la beauté. Ces réflexions me mènent jusqu’à un point du plan de la ville qui malmène un peu ma confiance dans mes précédentes analyses. Contrairement à mon premier sentiment, la rue Denis Papin ne descend pas toute droite jusqu’à la Loire. Elle finit par se heurter à la colline qui domine le fleuve et bifurque pratiquement à angle droit sur la droite. En face de moi, une minuscule ruelle, fort justement baptisée rue Haute, grimpe hardiment à l’assaut de la pente. Sur ma gauche, un escalier monumental conduit après une série de paliers successifs à une statue que j’imagine dédiée au découvreur du principe de la machine à vapeur. Cet endroit a une singularité étrange. Outre la rupture déroutante qu’il introduit dans la circulation, il y règne une ombre un peu lourde, menaçante. Comme si la ville concentrait ici toute la noirceur rejetée ailleurs par une éclatante lumière. Au-delà du coude, la morphologie commerçante change un peu. On entre dans le domaine des lieux de restauration. Voilà qui me rappelle que mon estomac n’a profité depuis ce matin que de la jouissance d’un seul malheureux sandwich. S’il est trop torturé encore par les émotions pour accepter toute nouvelle nourriture, je ne doute pas que d’ici un moment, lorsque l’air léger de la ville et les joies de l’effort physique l’auront libéré, il réclamera pitance. Pourquoi ne pas profiter de cette balade pour me dégoter un endroit où je pourrais manger tôt – je suis debout depuis trop longtemps pour ne pas aller au lit avec les poules – et sans ces chichis gastronomiques que je suis prête à endurer en société mais sûrement pas quand, comme ce soir, je suis seule. Un balayage minutieux des petites rues du centre-ville me plonge dans une certaine perplexité. Hormis deux sandwicheries, à l’enseigne bien connue et de toute manières dévalisées à cette heure de la journée, on ne trouve pas de cafeterias ou de fast-food. Mon choix se limite donc à ingurgiter un nouveau sandwich (et sans grand choix) ou à attendre une heure pour manger dans un de ces restaurants où on vous regarde d’un sale œil si vous demandez un plat sans la sauce, des pommes de terre cuites à l’eau en garniture ou de remplacer le menu par les quatre desserts proposés. Eh bien tant pis ! Faute d’endroits à mon goût, je dinerai léger. J’achète un paquet de gâteaux et une bouteille d’eau minérale, de quoi tromper la faim quand elle viendra et étancher la soif (elle, déjà bien présente), et je reprends le chemin de l’Holiday Inn. Je travaille un peu sur mes notes pour la conférence du lendemain en grignotant mes gaufrettes à la fraise. Mauvais pour la ligne mais excellent pour les nerfs. Peu à peu, je sens mes muscles s’assouplir, mon regard s’évader dans le vague, mes paupières qui s’alourdissent. Morphée, qui me laisse souvent tranquille jusqu’à loin au cœur de la nuit, a décidé de venir me cueillir alors que le soleil pointe ses derniers rayons par la fenêtre. Je ne maudis même pas la traîtresse et l’accompagne sans hésiter et sans résister. A peine déshabillée, je me glisse entre les draps et sombre dans des rêves qui, comme d’habitude, ne laisseront aucune marque dans ma mémoire au réveil. J’entends ce cri qui enfle au milieu de mon sommeil. Monocorde et strident, me vrillant les oreilles. Un enfer sonore qui me déchire la tête. Mais non, ce n’est pas un cri ! C’est le réveil ! Je me dresse dans le lit. Le réveil ? Je ne me souviens pas l’avoir programmé la veille. Et puis ce bip bip lancinant, ce n’est pas la sonnerie du réveil (beaucoup plus mélodieuse) mais un message qu’on vient de laisser sur mon téléphone portable. Je tends la main vers la petite table qui me fait office de bureau. Qui a le culot de m’appeler en pleine nuit ? Pleine nuit ?… Même pas ! Ma montre m’affirme qu’il est à peine 21h30 ! La sensation est terrible. J’ai l’impression d’avoir effacé toute ma fatigue mais d’un autre côté j’ai la bouche pâteuse et le cerveau en révolution. Du coup, je coordonne mal mes gestes et lâche le portable qui, fort heureusement, retombe sur l’oreiller. Mes doigts peinent à appuyer sur les bonnes touches, préférant généralement la voisine qui n’en demandait pas tant. Cette maladresse m’énerve comme m’énerve ce message intempestif, comme m’énerve le fait d’avoir oublié d’éteindre mon portable pour la nuit. A quoi bon se réveiller si c’est pour être dans une forme aussi minable ! Enfin, j’arrive à l’info que j’attendais… Un sms de Ludmilla. Je tâtonne encore pour afficher le message. Voilà ! Ca y est ! Tu l’as bien chamboulé, Lagault. Il t’a mis plus bas que terre au jt ce soir. Il était pitoyable ! Au nom de l’Histoire et des historiens, merci. Pour le coup, je reviens aisément sur ma première réaction. J’aurais préféré encore un appel au cœur de ma nuit plutôt que ce sms qui reste un peu nébuleux. Ludmilla, cloîtrée dix heures par jour au milieu des archives des Rinchard, perd parfois un peu le sens du temps qui passe : elle devait m’imaginer au restau et a préféré le texte à la voix. En se disant que je la rappellerais quand je pourrais. Effectivement, je la rappellerai… Mais plus tard. Quand j’aurais vu de mes propres yeux – et évidemment entendu – de quoi il retourne. Comme dans les chaînes de restauration rapide où on peut manger ce qu’on veut à toute heure, même la plus incongrue, le journal télévisé est devenu par la grâce du web et du streaming un produit qu’on consomme à la demande. Il suffit pour cela d’une connexion internet et d’un ordinateur. J’ai l’ordinateur – il ne me quitte guère - mais pas la connexion… même s’il est écrit à l’entrée et sur le site de l’hôtel que le wifi est gratuit. Un coup d’œil sur le panonceau placé contre la porte de la chambre ne m’en apprend pas plus. Si je l’avais ignoré, il y a des consignes de sécurité spécifiques à ma chambre et toute consommation effectuée dans le minibar sera facturée à la fin du séjour. Encore heureux ! « |
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