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Félix-Sébastien
FEUILLET DE CONCHES LES
PEINTRES EUROPÉENS
EN CHINE
et les peintres chinois
| à partir de :
LES PEINTRES EUROPÉENS EN CHINE
et les peintres chinois
par Félix-Sébastien FEUILLET DE CONCHES
(1798-1887)
Revue contemporaine, Paris, 1856, pages 216-260.
Édition en mode texte par
Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
février 2014
TABLE DES MATIÈRES
I. Les jésuites peintres et savants en Chine. Premières années du XVIIIe siècle.
II. Les peintres européens sous Khien-loung. 1736-1777.
III. Caractères de la peinture chinoise. Peintres anciens.
IV. Portraits chinois.
V. Peintres chinois modernes.
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p.216 Beaucoup de nos peintres ont transplanté à l'étranger les systèmes de peinture de notre école. Noël Jouvenet est devenu peintre du duc de Brunswick ; Jacques Callot habita Florence depuis 1608 jusqu'à la mort du grand-duc Côme II de Médicis, en 1621 ; Jacques Stella fut appelé par ce même prince ; Pierre Sparvier peignit son propre portrait pour le musée des Offices de la ville de Florence, où l'état florissant des arts l'avait fixé ; François Perrier, le splendide décorateur de l'hôtel de la Vrillière, aujourd'hui la Banque, peignit pour le cardinal d'Esté, à Tivoli, le magnifique palais, aujourd'hui si cruellement livré à l'abandon ; Poussin et Mignard vécurent à Rome ; Louis Dorigny, élève de Le Brun, alla, de compagnie avec un des trois Parrocel, enrichir de plafonds le palais du prince Eugène de Savoie, à Vienne ; Antoine Benoist, peintre ordinaire de Louis XIV et son premier sculpteur en cire, séjourna à Londres pour travailler d'après les personnes royales et tout ce qu'il y avait de considérable en ce temps-là ; Charles de La Fosse s'établit à Londres avec Rousseau et Monnoyer, pour peindre le palais de lord Montaigu ; Vouët et Largillière portèrent aussi leur talent en Angleterre ; Sébastien Bourdon mit le p.217 sien au service de la reine Christine de Suède : Thomas Raphaël Taraval s'attacha aux rois Charles XI et Charles XII ; Etienne de La Hyre, et plus tard Desportes, travaillèrent sous les yeux du roi de Pologne ; Jacques d'Agar, de l'Académie de Paris, se réfugia en Danemark et y peignit des portraits ; Louis Tocqué devint peintre de la cour de Russie (1757-1758) et y laissa un beau portrait de l'impératrice Elisabeth ; Louis Lagrenée, nommé premier peintre de la même princesse et directeur de son Académie, soutint avec distinction, à Saint-Pétersbourg, l'honneur de la peinture de portrait ; Doyen exerça également en Moscovie le professorat à l'Académie, sous la protection de Catherine II et de Paul Ier ; Antoine Pesne, Blaise Lesueur et Amédée Vanloo peignirent à Berlin ; Vivien et François de Troy, à Munich ; Louis Silvestre et Charles Hutin, à Dresde ; René-Antoine Houasse, Ranc et Louis-Michel Vanloo, à Madrid, et vingt autres encore que nous pourrions nommer. Leur palette, du moins, allait briller au milieu d'écoles dont le sentiment, en matière d'art, n'était pas totalement opposé au leur. Mais des peintres européens sont allés jusqu'en Chine et sont tombés au milieu des préjugés invétérés de ces peuples qui se croient infaillibles et immortels parce qu'ils sont immobiles, et qui, en peinture, n'admettent ni la perspective ni le modelé.
I. Les jésuites peintres et savants en Chine.
Premières années du XVIIIe siècle
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Dès l'époque de Louis XIV, sous le règne de Chui-tsou-gin ou Khang-Hi, quatrième empereur de la dynastie des Mandchoux, on trouve parmi ces héroïques missionnaires qui se servaient des sciences, des arts et des métiers pour propager l'Evangile, quelques hommes qui pratiquaient la peinture. Un manuscrit inédit, provenant du cabinet de l'avocat-général Joly de Fleury, et intitulé : « Journal du Voyage de la Chine, fait dans les années 1701, 1702 et 1703 1 », mentionne deux peintres aimés de l'empereur : le frère Belleville, Français qui faisait des dessins et des miniatures, et Jean Gherardini, peintre italien qui peignait à l'huile et à l'eau. Malheureusement, le manuscrit n'entre dans aucun détail sur le mérite de leurs ouvrages. Mais une lettre de ce même Gherardini, imprimée en p.218 1700 2 donne sur sa personne et ses talents quelques notions. C'était un Piémontais que le duc de Nevers, qui avait connu son habileté en Italie, avait fait venir en France à la fin du XVIIe siècle. Il avait d'abord été employé à décorer l'église des jésuites de Nevers, puis la bibliothèque de la maison professe de Paris. L'auteur de l'avertissement qui précède sa relation voit dans ces ouvrages de l'Italien
« des monuments éternels de son rare génie pour la peinture et surtout pour la perspective, en quoi il excellait particulièrement.
Dans le temps qu'il achevait de peindre à la bibliothèque de la maison de Paris, le R. P. Bouvet, que l'empereur Khang-Hi avait envoyé en Europe pour chercher de nouveaux missionnaires et des gens habiles dans tous les arts, goûta la beauté de son talent et le détermina à partir avec lui pour la Chine.
« Dieu me parla au cœur, dit Gherardini, et quand Dieu parle, il faut obéir.
Dès lors, il renonça sans peine à la renommée qu'il pouvait acquérir en Europe, pour aller dans l'Orient travailler à la gloire de Dieu. Avant de partir, il fut admis à l'honneur de saluer Louis XIV. Enfin, le 1er mars 1698, il s'embarqua sur l'Amphitrite, à la Rochelle, avec le père Bouvet et ses nouveaux compagnons, et arriva, le 2 novembre suivant, à Canton, après une rude navigation de huit mois. L'empereur, impatient de revoir le père Bouvet, envoya au devant de lui et de ses compagnons, jusques à Canton, les pères jésuites Visdelou et Suarès, avec un mandarin tartare.
Si le manuscrit de M. Joly de Fleury est muet sur les travaux d'art du frère Belleville et de Gherardini, en retour, il s'étend fort au long sur les rôles souvent humiliants, toujours pénibles, que les jésuites s'étaient distribués auprès de Khang-Hi, pour s'insinuer dans ses bonnes grâces, tandis que d'autres convertissaient dans les provinces. Transcrire ici tout ce curieux chapitre serait un hors d'œuvre p.219 trop considérable ; mais les faits sont nouveaux, et l'on me pardonnera peut-être une rapide analyse de ce long passage, avant de parler des Frères peintres sur lesquels on a de nombreuses informations.
Les jésuites avaient trois maisons ou églises à Péking. Les Pères français en occupaient une dans la ville tartare ; les Pères portugais, deux dans la ville chinoise. Français et Portugais ne communiquaient ensemble qu’autant que l'intérêt général de la compagnie pouvait le requérir, ou qu'ils étaient appelés par l'empereur pour travailler de concert à quelque ouvrage. Les Italiens étaient généralement réunis aux Portugais ; les Allemands, aux Français. Cependant l'Italien Gherardini, amené par le père Bouvet, demeurait dans la maison française avec le frère Belleville, et c'était le supérieur, le père Gerbillon, qui lui servait d'interprète auprès de Khang-Hi, quand il travaillait en présence de ce prince. Sans être aussi fou de musique que cet empereur du VIIIe siècle, Hiouan-Tsoung, de la dynastie des Thang, qui négligeait les affaires de l'Etat pour jouer sur une flûte de jade, Khang-Hi aimait fort la musique. Celle du Céleste-Empire, lente et plaintive, monotone et sans harmonie, quelquefois criarde et dure, ne reposait, comme elle le fait encore aujourd'hui, sur aucun principe scientifique, et, à vrai dire, était seulement du bruit rythmé, que les Chinois ne savaient même pas noter 1. La nôtre avait du moins le mérite d'étonner l'empereur, si elle ne lui agréait que comme nouveauté étrangère. Il aimait aussi beaucoup la peinture et ménageait les artistes. Presque tous les jours, il passait quelques instants dans l'atelier des peintres, et le père Belleville ayant été malade, il l'emmena avec lui en Tartarie, pour le faire changer d'air et le distraire. Gherardini n'avait pas moins ses bonnes grâces. L'empereur, informé un jour que cet artiste n'était pas bien traité par les Frères français, le fit sortir de leur maison, l'envoya demeurer chez un mandarin, de ses favoris, et lui donna pour compagnon et interprète le frère Bodini, qu'il avait exprès tiré de la maison portugaise. Là-dessus, les Pères français de prendre l'alarme. Redoutant surtout que Gherardini n'allât s'établir chez les Portugais, ils firent mille avances à la brebis égarée et la ramenèrent au bercail. L'empereur avait plusieurs raisons pour goûter Gherardini. Le subtil Italien avait plusieurs cordes fines à son arc : aussi bon musicien que peintre, il jouait à ravir de la basse de viole et de la trompette marine.
p.220 Le père Pereira, qui jouait aussi de plusieurs instruments, était le premier maître de musique de l'empereur, et celui de tous les missionnaires qui le voyait le plus souvent. C'est à lui que la Chine est redevable de l'art d'écrire la musique au moyen de certains caractères représentant les tons d'une gamme.
Un père Pernon était le facteur et l'accordeur des instruments de l'empereur, tels que clavecins, épinettes, tympanons, et il en donnait des leçons à Sa Majesté. Il maniait aussi fort lestement la flûte et le violon. De son côté, le célèbre père Parennin, procureur de la maison des Pères, et qui était habile aux bâtiments, jouait du flageolet et de la flûte, un peu aussi de la trompette marine. Le premier, il avait fait connaître à l'empereur cet instrument, aujourd'hui si répandu à la Chine, au Thibet et dans l'Inde.
L'empereur voulait-il se donner le divertissement d'un concert, soit dans ses appartements, soit dans la cour au milieu des ouvriers, il y faisait appeler les pères Péreira, Pernon et Parennin avec Gherardini, et le quatuor symphoniste avait l'honneur de divertir Sa Majesté, mais à genoux, vrai supplice que l'étiquette forçait de subir. L'empereur les retint un jour dans cette posture pendant quatre heures, et s'étant aperçu à la fin qu'ils étaient fatigués, il daigna, par compensation, honneur insigne ! leur verser de sa main impériale du vin dans une coupe qu'il leur présenta.
Péreira était en même temps le machiniste et l'armurier de l'empereur. Il travaillait aussi à l'horlogerie avec l'assistance d'un frère Brocard.
Le père Régis faisait des observations astronomiques que le R. P. Grimaldi, président du tribunal des Mathématiques, c'est-à-dire chef de l'observatoire, et qui avait été créé mandarin, corrigeait et présentait à l'empereur. Le père Thomas était aussi pour les mathématiques et l'astronomie, et suppléait au besoin le père Grimaldi, ce qui eut lieu durant un voyage que ce Père fit en Europe.
Venait ensuite le père Suarès, qui faisait des lunettes, raccommodait les horloges, montait les pendules de l'empereur, taillait les pierreries.
Un Allemand, le père Kilian Stromp, en même temps habile tourneur, était, dans la maison française, le chef et conducteur d'un grand établissement de verrerie, où il confectionnait de beaux ouvrages à l'usage de l'empereur, de ses femmes et de ses enfants. Sa Majesté fut si satisfaite de son zèle qu'un jour elle le gratifia d'un vieux ouaïthao, ou veste de dessus, qu'elle avait portée longtemps, et lui versa à boire dans sa propre coupe impériale.
Le frère Frapperie était le chirurgien empirique du palais.
p.221 Un frère Rhodès était l'apothicaire du corps, fonction qui lui donnait le privilège de suivre l'empereur dans ses voyages.
L'ami de Gherardini, le père Bodin ou Bodini, était l'apothicaire du commun et le confiturier-bouche.
Hormis le père Bouvet 1 et le père Visdelou, qui avaient enseigné les mathématiques au prince héritier, aucun des religieux n'était appelé à donner des leçons aux fils de l'empereur. Khang-Hi s'était réservé de les instruire lui-même et de leur faire faire en sa présence tous leurs exercices. Mais, par ordre de l'empereur, tous les missionnaires formaient des élèves et apprentis, chacun selon son talent. C'étaient d'ordinaire de jeunes eunuques du palais. Le père Chareton leur enseignait l'algèbre ; Belleville et Gherardini, la peinture.
Outre quatre cents livres que chacun des jésuites, peintre ou savant, avait du roi de France, il leur était assigné par l'empereur cent vingt taëls, c'est-à-dire neuf cents francs par personne, qu'ils « touchaient au magasin du palais en riz, en viande de cochon, en bois, en charbon de terre. » Le surplus, qu'ils ne prenaient pas en nature, leur était payé comptant par les fournisseurs.
Pour eux comme pour leurs ouvriers nul jour de fête, pas même le jour de Pâques. Le frère peintre Belleville s'en fâcha, refusa de travailler les jours fériés, et témoigna plusieurs fois aux Pères qu'il voulait retourner en Europe, ce que ceux-ci n'eurent garde de lui accorder, parce que l'empereur prenait beaucoup de plaisir à ses ouvrages.
Jamais aucun des Pères ne paraissait devant l'empereur sans être appelé, à moins d'avoir quelque requête extraordinaire à présenter, auquel cas il fallait s'adresser à l'un des quatre mandarins nommés par l'empereur pour servir d'intermédiaires aux Européens. Un missionnaire avait-il reçu quelque gratification du monarque, il allait, sans être appelé, dans le lieu où travaillaient les ouvriers, c'est-à-dire dans la cour, demandait audience et la permission de battre neuf fois de la tête devant le trône, en signe d'action de grâces : après quoi il se prosternait au milieu de cette cour, devant une grande porte faisant face au trône impérial.
Tous en général étaient censés domestiques de l'empereur, payés sur ce pied, et aucun n'aurait osé prendre d'autre titre, à p.222 l'exception du mandarin, le R. P. Grimaldi 1. Pour arriver à leurs fins sacrées, il leur fallait beaucoup ménager les eunuques qui approchaient la personne de l'empereur. C'était, disait-on, par le crédit de ces gens-là que les Pères qui, de la cour, se répandaient dans les provinces de l'empire, obtenaient leurs brevets de Ta-Jen 2.
II. Les peintres européens sous Khien-Loung. 1736-1777
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Un peu plus tard, on trouve à la Chine les jésuites Joseph Castiglione, peintre pour la mission portugaise, et Jean-Denis Attiret, peintre pour la mission française. Le premier était Italien de naissance, le second avait vu le jour à Dôle, en Franche-Comté, le 31 juillet 1702. Castiglione, homme de beaucoup de talent, au témoignage d'Attiret, avait étudié la peinture dans sa terre natale. Formé à la manière large et vigoureuse des maîtres, il eût pu briller en Europe : une vocation religieuse le fit entrer aux jésuites en qualité de Frère coadjuteur, et c'est d'Italie que la Compagnie l'avait envoyé missionnaire en Chine. Pour Attiret, après avoir reçu de son père, peintre médiocre, les premiers éléments, il alla se perfectionner dans cette terre où les arts fleurissent avec les citronniers. À son retour de Rome, il peignit à Lyon quelques bons portraits, notamment celui du cardinal d'Auvergne, archevêque de Vienne, et celui de M. Perrichon, prévôt des marchands. Il avait trente ans quand une amertume salutaire qu'il sentit au milieu du monde, l'ayant averti de se donner à Dieu, il entra chez les jésuites avec l'humble habit de Frère convers, sans pour cela déposer les pinceaux. Durant son noviciat, il peignit les quatre pendentifs du dôme de l'église des jésuites d'Avignon ; et comme la mission française de Péking avait demandé un peintre, il s'offrit et partit pour la Chine, vers la fin de 1737, sous le règne de Khien-Loung, monté p.223 sur le trône en 1736. À son arrivée, il trouva Castiglione établi à Péking vers la fin du règne précédent. Il se lia avec lui d'une étroite amitié, et tous deux devinrent les peintres favoris de l'empereur.
Déjà Castiglione avait peint les portraits de Khien-Loung et des impératrices, quand le peintre français vint le rejoindre. Le premier avait embelli le collège des églises chrétiennes à Péking de deux grands tableaux, représentant, l'un Constantin sur le point de vaincre, l'autre Constantin vainqueur et triomphant. Il avait peint aussi, sur les côtés de la salle, deux perspectives qui faisaient illusion 1. À son tour, Attiret peignit le frère de l'empereur, sa femme, quelques autres princes et princesses du sang, et plusieurs des favoris seigneurs. Il fit plus tard un portrait en grand de l'empereur, représenta en plafond, dans le palais impérial, le temple de la Gloire civile, puis exécuta quatre grands tableaux des saisons, et une grande peinture représentant une dame à sa toilette : toutes œuvres que le père Amiot, qui les avait vues, célèbre comme magnifiques 2. Pendant les jours de repos que lui laissait son emploi auprès de l'empereur, il allait travailler chez les grands, chez les ministres, et il enrichit de tableaux religieux, pleins d'onction et de sévérité, les églises et les maisons chrétiennes. On cite particulièrement un beau tableau de l' |