De la critique cinématographique du monde des affaires








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Affreux, sales et méchants !

Une analyse exploratoire

de la critique cinématographique du monde des affaires
Stéphane Debenedetti

Université Paris-Dauphine
Introduction
Certains font des films un business, d’autres font du business la matière même de leurs films. Depuis les origines – 1895, année de la première projection publique et payante du cinématographe – les cinéastes n’ont eu de cesse de représenter entreprises et managers. Dès les premiers temps du septième art, ceux de Griffith ou Chaplin, hauts de forme, plastrons et cigares, usines, bourses et grands magasins investissent les écrans, pour ne plus jamais les quitter. Et d’emblée, la tonalité de la représentation cinématographique des « affaires » est plus à la dramatisation ou à l’ironie mordante qu’à la louange. En cela, les cinéastes s’inscrivent largement dans une double tradition, héritée du 19ème siècle, celle d’une critique à la fois « sociale » et « artiste » du management (Boltanski & Chiapello, 1999). Dans ce texte, je m’interroge sur le contenu et la portée de cette critique cinématographique du monde des affaires. Par monde des affaires, j’entends un ensemble flou et protéiforme d’individus et d’objets qui peuplent généralement l’imaginaire managérial des cinéastes : grandes et moyennes entreprises, marchés, patrons, hommes d’affaires en tout genre1. Quelles images les films véhiculent-ils de ce monde des affaires dont ils sont, en tant que « produits » industriels, eux-mêmes issus ? Quelle est la nature et quels sont les enjeux d’une représentation qui apparaît ici singulièrement critique ? L’objet de ce chapitre n’est pas de dresser un portrait exhaustif des différentes « figures » du monde des affaires au fil d’un siècle de cinéma (les différents visages du patron, de l’usine, de la bourse, etc.), mais plutôt, à travers l’analyse comparative de quelques films significatifs de l’histoire du septième art, d’explorer les formes que peut emprunter cette représentation cinématographique ainsi que les différents registres de critique qui la sous-tendent.
Ce texte s’appuie sur une analyse qualitative exploratoire de la représentation du monde des affaires dans un échantillon de convenance de 43 films occidentaux proposant, à l’occasion d’une ou plusieurs séquences, une mise en scène de l’organisation et/ou du marché. L’analyse de ces séquences, dans la tradition de l’analyse filmique, permet de mettre à jour les principales formes cinématographiques dominant la représentation des affaires à l’écran. Les résultats sont exposés sous forme thématique : cinq thèmes génériques ou « points de fixation »2, structurant la représentation filmique des affaires, sont ainsi distingués (la violence, l’invisible, la pesanteur, le culte du chiffre et l’immédiat). L’analyse illustrée de ces thèmes est l’occasion d’en dessiner le périmètre ainsi que les multiples incarnations cinématographiques. Constatant la présence d’un fort biais « anti-business », j’étudie également la nature, la portée et l’origine des critiques enracinées au cœur de ces cinq points de fixation, m’appuyant en partie sur les travaux de Boltanski et Chiapello (1999), Parker (2005, 2006), Ribstein (2005) et Rhodes (2002).
Ce chapitre se compose de trois parties distinctes. La première est l’occasion de revenir sur une récente tradition de recherche en management utilisant la fiction narrative comme objet d’investigation, et de proposer d’y rapprocher les quelques travaux ayant abordé la critique du monde des affaires au cinéma. La deuxième partie consacrée à l’analyse des films met ensuite à jour et développe les incarnations cinématographiques multiples des principaux thèmes récurrents qui accompagnent la représentation des affaires à l’écran. Enfin, la troisième partie explore plusieurs hypothèses susceptibles de rendre compte du « biais anti-business » de ces films, et s’interroge, pour conclure, sur la portée réelle d’un tel discours critique : les cinéastes proposent-ils une véritable « mise en crise » du modèle managérial dominant ?
Fiction et sciences de gestion
Les films peuvent-ils être considérés comme des sources critiques du management ? Certains travaux, largement exploratoires, le suggèrent. Avant de les présenter, je propose un bref détour consacré à l’utilisation de la fiction dans la recherche en sciences de gestion : en quoi les fictions narratives, ces textes « exotiques » pour le management, peuvent-elles prétendre au statut d’objet légitime de recherche ?
L’apport de la fiction narrative à la recherche en gestion
Dans une perspective postmoderne, toute donnée disponible sur les organisations relève du simulacre, de la représentation, du « texte », qu’il s’agisse du rapport annuel d’une société, d’un audit de consultant, d’un article dans une revue académique ou d’un film de fiction. Dans ce paradigme, il n’existe pas, en effet, de « réalité » externe, préexistante à l’organisation à laquelle se référer. La « réalité » est socialement construite et médiatisée par le langage, qu’il s’agisse d’un langage formel ou de n’importe quel système signifiant comme les images d’un film (Hassard & Holliday, 1998 ; Foreman & Thatchenkery, 1996). Coexistent ainsi une multitude de « textes », de représentations concurrentes de la réalité organisationnelle, proposant autant de visions singulières, dévoilant chacune un nouvel aspect de la réalité inépuisable de l’organisation (Phillips, 1995). A quel texte dès lors donner priorité lorsqu’on étudie les organisations et leurs modèles de gestion ? Traditionnellement, un statut privilégié a toujours été accordé aux représentations produites par la science et les autres formes représentationnelles ont été jugées comme inférieures. En termes hiérarchiques, les représentations numériques quantitatives battent le haut du pavé, alors que celles basées sur la métaphore et la figuration (comme un film ou un roman), occupent le bas de l’échelle.
Cette hiérarchie fondée sur la valeur accordée aux différentes représentations de l’organisation est notamment remise en question par Phillips (1995), auteur d’un article remarqué sur le recours à la « fiction narrative » dans l’exploration des problématiques organisationnelles. Selon cet auteur, le scientifique et l’artiste produisent tous deux des textes dont le statut est somme toute assez similairement ambigu : le scientifique crée plus qu’il ne découvre, utilisant l’illusion et la rhétorique pour convaincre, alors que le créateur de fiction suit le plus souvent un schéma assez proche du scientifique, posant des hypothèses sur le monde, les confrontant à son « réel », puis cherchant à en généraliser la portée. Parmi tous les « textes » produits ou utilisés par les chercheurs en sciences de gestion, Phillips (1995) distingue la fiction narrative pour sa capacité à capturer plus finement la richesse et la diversité de la vie organisationnelle que les méthodes traditionnelles, comme les enquêtes ou les entretiens. En particulier, la fiction narrative constitue un mode alternatif d’exploration des aspects non logiques, non rationnels, purement expérientiels et affectifs de l’organisation (cf. Patient, Lawrence & Maitlis, 2003). Il en souligne un autre apport : les fictions narratives permettent d’étudier des formes organisationnelles disparues ou auxquelles les chercheurs ne peuvent avoir accès (le Goulag soviétique par exemple, décrit par Soljenitsyne), ou encore des aspects « cachés » ou tabous de l’organisation, comme des émotions peu acceptables socialement tels la peur, la colère, l’envie ou le désir.
Ayant souligné la valeur de la fiction narrative pour la recherche en sciences de gestion, Phillips (1995) en distingue quatre utilisations :

  • la fiction comme pédagogie : la représentation filmique ou romanesque agit comme un médiateur entre des théories abstraites et le monde subjectif dans lequel vivent les étudiants ;

  • la fiction comme ambiance : la fiction fournit un cadre et une atmosphère qui ajoutent vie et intérêt aux articles académiques. C’est un atout rhétorique, illustratif, pour souligner la portée d’un argument.

  • la fiction comme méthode : Phillips part du principe que si l’on peut écrire une fiction narrative convaincante « opérationnalisant » une théorie, alors cela ajoute une nouvelle « preuve » de sa validité. Inversement, si une telle fiction narrative est impossible, alors soit la théorie, soit le domaine auquel elle est appliquée, manque de validité ;

  • la fiction comme donnée : l’œuvre constitue en soi une riche source de données pour explorer dans sa complexité l’expérience de la vie organisationnelle. Plusieurs chercheurs ont depuis l’article de Phillips adopté cette approche de la « fiction comme donnée », tels Foreman et Thatchenkery (1996) qui ont étudié une transplantation organisationnelle à travers l’analyse du film Rising sun ; ou encore Patient, Lawrence et Maitlis (2003) qui ont pu creuser le concept d’envie sur le lieu de travail (workplace envy) à travers l’analyse de trois extraits d’un même roman (Straight man).


La fiction comme pédagogie, ambiance, méthode ou donnée : à aucun moment Phillips n’envisage explicitement la fiction comme source critique de l’organisation et du management. Pourtant, l’artiste, et en premier lieu le romancier ou le cinéaste (de Zola à Loach), se pose souvent comme un observateur critique de son temps et de ses contemporains. En outre, le regard critique posé sur l’organisation – de l’ironie à la colère en passant par le dégoût – correspond bien à cette catégorie d’affects et de pensées parfois délicates à verbaliser dans un contexte classique d’enquête, qui légitiment selon Phillips le recours à la fiction comme outil d’analyse. Enfin, appréhender la fiction comme critique permet de contourner la controverse épistémologique du statut de « vérité » de la fiction puisque c’est justement son caractère subjectif, fantasmatique voire manipulateur qui intéresse ici le chercheur. Dans quelle mesure les œuvres de fiction permettent-elles de « mettre en crise » le modèle de l’organisation capitaliste ? Peuvent-elles constituer les données singulières d’une approche critique alternative des sciences de gestion ?
Penser la critique de l’organisation par la fiction populaire
Plusieurs chercheurs ont commencé à explorer cette problématique passionnante en mobilisant des œuvres appartenant à la culture dite populaire. Les films, les romans ou les émissions de télévision, formes représentationnelles largement diffusées par le biais de puissantes industries culturelles, proposent ainsi une variété quasi infinie de textes critiques du monde économique, de l’entreprise ou du manager (Pollard, 2000 ; Ribstein, 2005). Cette forme de critique s’inscrit en outre dans une relation paradoxale avec l’organisation capitaliste. Comme le souligne Rhodes (2002), la culture populaire produit en effet des représentations d’organisations proposant une critique des modes des productions et de consommation qui participent pourtant de sa propre création et de son propre financement. Pour rendre compte de cet apparent paradoxe, Rhodes (2002) convoque Bataille, pour lequel ce type de représentation, qui n’est pas « productive » dans un sens économique classique, est en fait créé par un « excès d’énergie » produit par le système capitaliste. La culture populaire génère ainsi des représentations critiques qui sont « excessives », débordantes, par rapport aux intérêts capitalistes qui la nourrissent.
Les approches retenues jusqu’ici pour étudier la critique de l’entreprise et du marché (ou, plus simplement, du « monde des affaires ») dans les œuvres de la culture populaire sont variées. Globalement, les textes consacrés au sujet se répartissent entre le pur descriptif exploratoire (1), l’analyse quantitative (2) et la tentative de conceptualisation d’inspiration postmoderne (3).
1/ Ribstein (2005) propose une longue étude descriptive des représentations de l’entreprise et de l’entrepreneur dans le cinéma hollywoodien tout au long du 20ème siècle. Son exploration suit plusieurs catégories abondamment illustrées (« l’entreprise maligne », « les méchants capitalistes », « actionnaires vs. managers », etc.) et se termine par la proposition d’hypothèses susceptibles de rendre compte d’une représentation très largement négative. La conclusion de l’auteur, rejoint ici par Soter (1996), est que ce n’est pas contre le business que porte la charge, mais plutôt contre les capitalistes qui le contrôlent. Il ne s’agirait pas d’un conflit classique entre capital et travail, mais plus d’un conflit entre les créateurs de films et le capital qui les contraint. Au final, le texte de Ribstein s’approche plus d’une critique de la critique cinématographique du business que d’une analyse critique de la gestion via le film. L’auteur envisage même, en conclusion, diverses réponses possibles pour contrer ce qu’il perçoit, en bon « moderne » conservateur, comme autant d’ « erreurs » ou de « fantasmes » par rapport à la « Vérité » du fonctionnement organisationnel, dont le renforcement par l’Etat de l’éducation du peuple aux bienfaits du capitalisme !
2/ Dans une approche empirique quantitative classique, Hartman (2006) s’interroge sur la représentation des vendeurs dans les films, Dimnik et Felton (2000) se penchent sur le cas des comptables au cinéma, alors que Thomas et LeShay (1992) et Lichter, Lichter et Amudson (1997) étudient la manière dont les hommes d’affaires sont dépeints à la télévision. A partir de l’analyse de la description des vendeurs au sein des résumés de scénarios de 211 films, 44 courts métrage et 26 téléfilms ou séries télévisées, Hartman (2006) conclut que la représentation des vendeurs est majoritairement négative. Cette représentation est dominée par deux archétypes : le méchant et l’anti-héros. Les méchants sont sans surprise décrits négativement, agissant pour leur propre compte au détriment d’autrui. Les antihéros sont représentés de manière neutre ou négative : ils ne font pas de mal à leur prochain mais sont décrits comme simples d’esprit ou idiots. Dimnik et Felton (2000) étudient pour leur part les personnages de comptables dans 125 films du 20ème siècle, en codant leurs caractéristiques individuelles. Une analyse factorielle suivie d’une classification et d’une analyse discriminante ont permis de souligner l’existence de 4 stéréotypes, deux négatifs (le comptable servile et le comptable malicieux), un neutre (le comptable travailleur) et un (seul) positif (le comptable héroïque). Thomas et LeShay (1992) reviennent sur les conclusions d’une étude menée par le Media Institute en 1981 sur la représentation des hommes d’affaires à la télévision qui concluait à une image négative, les deux tiers des hommes d’affaires examinés étant criminels, immoraux ou idiots. Contestant les conclusions du Media Institute, Thomas et LeShay expliquent que ce n’est pas le fait d’être homme d’affaires qui est associé à une image négative mais le fait d’être riche. A travers une analyse du contenu de l’activité professionnelle des personnages de 30 saisons de séries télévisées, Lichter, Lichter et Amudson (1997) réfutent à leur tour l’argument de Thomas et LeShay (1992) : la télévision ne stigmatise pas la richesse mais bien les affaires, indépendamment donc, des facteurs économiques.
3/ D’autres auteurs proposent une approche plus originale dans laquelle la représentation critique de l’organisation est analysée par le prisme d’un concept puisé dans l’histoire culturelle. Parker (2005) décèle dans la critique de l’organisation portée par les romans et les films depuis le 19ème siècle une dimension « gothique », ancrant l’entreprise et ses agents dans un monde mortifère, pervers, violent où noirceur et folie règnent en maître. L’organisation serait aujourd’hui le lieu par excellence de représentation du gothique, et Parker voit dans cette tendance une forme de contestation culturelle du « managérialisme » dominant. Rhodes (2002), à travers l’analyse d’un épisode de la série d’animation South Park, met en évidence l’existence d’une représentation « carnavalesque » de l’organisation, propre à une certaine culture populaire subversive. Traditionnellement, le carnaval célébrait la libération temporaire de l’ordre établi, de la hiérarchie, des privilèges, des normes et tabous. L’auteur voit dans South Park un exemple de résurgence contemporaine de cette tradition aujourd’hui sur le déclin. L’humour carnavalesque est ainsi l’occasion de critiquer les organisations et leurs comportements de manière certes joyeuse mais aussi pertinente (dans l’épisode étudié, il s’agit du conflit entre une multinationale du café, Harbucks, et un petit indépendant).
Tous relèvent dans ces représentations ce qu’il semble désormais commun d’appeler un « biais anti-business » (Ribstein, 2005 ; Shugan, 2006). Les auteurs « modernes » rivalisent d’explications concurrentes pour rendre compte de ces représentations négatives : syndicalisation importante des scénaristes hollywoodiens, méconnaissance du monde de l’entreprise (ce qui suppose « une » vérité de l’entreprise), reflet des tendances de l’opinion, stigmatisation de la richesse… L’analyse la plus convaincante reste celle de Ribstein et Soter : la critique de l’entreprise et du capitalisme ne serait en fait qu’un plaidoyer pro domo pour la liberté de création face aux contraintes du management. Je reviendrai en détail, dans la troisième partie, sur cet argument central.
L’ensemble de ces représentations critiques participent de ce que Parker (2006) appelle la « contre culture » de l’organisation. « Contre culture » et « managérialisme » – les deux versants dialectiquement opposés qui constituent la « culture de l’organisation » – seraient engagés dans un combat idéologique pour l’hégémonie représentationnelle. La troisième partie du chapitre sera l’occasion de revenir sur cette vision bipolaire de la « culture de l’organisation » qui suppose que la « contre culture » constitue une véritable « mise en crise » du capitalisme et de ses institutions.
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