’Notes nouvelles sur Edgar Poe’’








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titre’Notes nouvelles sur Edgar Poe’’
date de publication09.06.2018
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André Durand présente
‘’Correspondances’’
sonnet de BAUDELAIRE
dans
‘’Les fleurs du mal’’

(1857)


La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles :

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Commentaire
Dans ce sonnet, Baudelaire formula nettement la loi de I'analogie universelle, qui a toujours été au fondement de la pensée primitive et de la poésie, et qui veut que, l'univers étant une unité animée, les formes sensibles, multiples en leur apparence, sont en fait l'écho d'une réalité unique. Pour lui, «Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité», et, depuis ce jour, les choses «se sont toujours exprimées par une analogie réciproque» (‘’Richard Wagner et ‘’Tannhäuser’’ à Paris’’). Il écrivit aussi : «C'est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel.» (‘’Notes nouvelles sur Edgar Poe’’).

Et il définit la théorie des correspondances selon laquelle, l’univers étant composé d’éléments analogues, chaque élément d’un règne (minéral, végétal, animal) correspond à un élément d’un autre règne, les éléments célestes correspondant à des éléments terrestres, l'être humain étant une réplique, à échelle réduite, de l'univers. Mais il ne faut pas lui attribuer cette loi et cette théorie.
Déjà, pour Platon, les réalités sensibles, matérielles, n’étaient que le reflet des Idées, c’est-à-dire d’un monde spirituel.

Puis la pensée mystique chrétienne allait considérer que les formes sensibles, multiples en apparence, sont, en fait, l’écho d’une réalité unique, allait se proposer de retrouver l'unité fondamentale de l'univers derrière la diversité du multiple.

Au Ier siècle, pour Philon le Juif, le cosmos et l’être humain ont capté quelque chose de divin, qui permet à ce dernier de s’y refléter. C’est pourquoi ils sont tous deux des images de Dieu.

Au IIIe siècle, Origène exposa, dans son livre ‘’Des principes’’, une cosmogonie fondée sur l’idée de l’analogie universelle.

Au Ve siècle, saint Cyrille d’Alexandrie estimait que : «Ce qui touche notre main est une figure des choses intellectuelles».

Au VIe siècle, dans sa ‘’Théologie mystique’’, le pseudo-Denys déclara : «Les choses visibles sont des images lumineuses des invisibles».

Au XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor, dans son ‘’Commentariorum in hierarchiam caelestam’’, proclamait : «Tous les objets visibles nous sont offerts de façons visibles pour éveiller notre sens symbolique, c'est-à-dire qu'il nous sont proposés, à travers leur transmission figurée, en vue d'une signification des objets invisibles.»

Au XVIe siècle, Cornelius Agrippa considérait que «chaque monde inférieur est gouverné par un monde supérieur et reçoit l'influence de ses forces» ; que «tout ce qui est en bas est comme ce qui est en haut» ; qu’il existe trois sortes de mondes, l'élémental (celui des quatre éléments), le céleste (celui des étoiles), l'intellectuel (celui des démons ou des anges), et chaque inférieur est gouverné par son supérieur et reçoit ses influences ; que la nature est vivante et imprégnée de la vie et de l'esprit du monde, qu’elle est organisée selon l'analogie et les correspondances : «Les os ont du rapport avec la terre, la chair avec l'air, l'esprit vital avec le feu, et les humeurs avec l'eau.»

Au XVIe siècle encore, Paracelse croyait aux «signatures» ou expressions extérieures des vertus cachées des choses, au symbolisme primitif des «correspondances» selon lequel la similitude extérieure de l’aspect d’une plante avec un organe du corps humain permet de conclure à une vertu spéciale de la plante «apparentée» à l’organe.

Au XVIIe siècle, pour Jakob Boehme, le monde était l’expression de Dieu, et la «loi des signatures» voulait que chaque objet du monde réel ait une signification cachée, ces signatures interagissant.

Au XVIIIe siècle, l'illuministe Louis-Claude de Saint-Martin intégra chaque élément concret de l’univers dans un système théosophique à la fois cosmogonique, cosmologique et eschatologique où chaque donnée était toujours saisie dans un ensemble des ensembles ; définissait la démarche analogique et la doctrine des correspondances.

Fut adepte de cette conception le philosophe suédois Swedenborg, pour qui «l'homme intérieur est le ciel sous sa petite forme» et «le ciel est un grand homme», et qui employa aussi le mot «correspondance». Ses oeuvres furent très lues dans la première moitié du XIXe siècle. Ainsi, Balzac se proclamait swedenborgien.

D’autre part, en 1784, dans ‘’Les études de la nature’’, Bernardin de Saint-Pierre voulut écrire une histoire générale de la nature, affirmant son ordre et son harmonie, montrant le jeu des contrastes, des «consonances» entre le végétal, l’animal et l’humain.

Au début du XIXe siècle, l’Allemand Schelling tenta de mettre au point un système qui réconcilierait la nature et l'esprit, les deux versants (inconscient et conscient) de l'absolu, ce qui le conduisit à construire sa «philosophie de l'identité», à émettre cet axiome : «Ce que nous nommons nature est un poème en des signes secrets et mystérieux».

Mme de Staël reprit cette pensée dans un chapitre de ‘’De l’Allemagne’’ (1810-1813) : «L’analogie de chaque partie de I'univers avec I'ensemble est telle que la même idée se réfléchit constamment du tout dans chaque partie et de chaque partie dans le tout.» (III, chapitre 10). Elle en tirait, de façon précise, l'idée des correspondances : «Les analogies des divers éléments de la nature physique entre eux servent à constater la suprême loi de la création, la variété dans I'unité, et I'unité dans la variété. Qu’y a-t-il de plus étonnant par exemple que le rapport des sons et des formes, des sons et des couleurs?»

Hoffmann, dans ses ‘’Kreisleriana’’ (1813-1815), écrivit : «Ce n'est pas seulement en rêve et dans le léger délire qui précède le sommeil, c'est encore éveillé, lorsque j'entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes cet choses ont été engendrées par un même rayon de lumière et qu'elles doivent se réunir en un merveilleux concert. L'odeur des soucis bruns et rouges produit un effet magique sur ma personne. Elle me fait tomber dans une profonde rêverie, et j'entends alors, comme dans le lointain, les sons graves et profonds du hautbois.» Dans ‘’Le Sanctus’’, il ajouta : «Il m'a toujours semblé que la nature nous avait placés sur un immense clavier dont nous touchons sans cesse les cordes.»

En 1821, Joseph de Maistre, dans le dixième entretien des ‘’Soirées de Saint-Petersbourg’’, déclara : «Tout se rapporte, dans ce monde que nous voyons, à un autre monde que nous ne voyons pas. Nous vivons [...] au milieu de choses invisibles manifestées visiblement».

En 1836, dans ‘’Nature’’, l’Américain Emerson établissait que le monde est symbolique ; qu’une grande part du discours est métaphorique, parce que la totalité de la nature est une métaphore de l’esprit humain ; que les lois de la nature morale et celles de la nature physique se répondent comme dans un miroir : «Le monde visible et le rapport entre ses parties, est le cadran solaire du monde invisible.»

Cette conception de I'univers fut le support principal du romantisme, étant évoquée en particulier par Victor Hugo, Sainte-Beuve et Balzac, qui attacha une grande importance à Swedenborg, et qui, dans ‘’Massimilla Doni’’, se demandait : «Le hautbois n’a-t-il pas sur tous les esprits le pouvoir d’éveiller des images champêtres?»

En 1839, l’Américain Christopher Pearse Cranch publia, dans le ‘’Colman's monthly miscellany’’, un poème intitulé ‘’Correspondances’’, où il invoquait la mystique de Swedenborg.

Le poète français Esquiros, un ami de Baudelaire qui avait avec lui des relations assidues, enseignait que «tout est sacramental en ce monde», que «le monde visible est comme un sacrement», traduisant de préférence cette doctrine en formules qui évoquent une forêt ou un temple ; il aimait à comparer les bois au temple d'Isis, à «une grande église», où l'arbre «parle à l'âme des fidèles» (‘’Les chants’’, 1841).

En 1843, dans ‘’Le club des haschischins’’, Gautier évoqua un phénomène provoqué par l'usage du haschich : «J'entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, bleus, jaunes, m'arrivaient par ondes parfaitement distinctes».

En 1845, dans ‘’Les trois harmonies’’, l’abbé Constant publia un poème intitulé ‘’Correspondances’’, où sous sa plume le monde devenait le songe de Dieu, «formé de visibles paroles».
Baudelaire avait lu Swedenborg, dont il adopta l’idée des correspondances sans adhérer à la métaphysique qu’elle implique, voyant surtout ses conséquences d'ordre esthétique, appréciant que cette doctrine permette une interprétation poétique de l'univers. Il avait lu aussi Hoffmann, et avait cité, dans ‘’Le salon de 1846’’, la phrase des ‘’Kreisleriana’’ sur la correspondance des parfums, des sons et des couleurs. Il aurait donc pu avoir composé le sonnet dès 1846. Mais il faut constater qu’avant 1855, ’’Le salon de 1846’’ est le seul texte de lui qui porte sur la correspondance des sons, des couleurs et des parfums, et qu'il n'en avait écrit aucun sur I'analogie universelle. Au contraire, à partir de cette date, ses publications et sa correspondance se référèrent, d'année en année, à cette doctrine, et témoignèrent d'une préoccupation insistante et continuelle. Aussi peut-on penser que la date, non pas certaine, mais vraisemblable, de composition de ‘’Correspondances’’ pourrait bien être fixée aux environs de 1855. Plus que ’Le salon de 1846’’, c’est son article sur ‘’L'exposition universelle de 1855’’ qui présente des analogies de pensée et d'expression avec le sonnet : le mot de «correspondance» s'y trouve, et dans une phrase qui est comme le commentaire du sonnet : Baudelaire déclare que le professeur d’esthétique est un barbare «qui a oublié Ia couleur du ciel, la forne du végétal, le mouvement et l'odeur de I'animalité, et dont les doigts crispés, paralysés par la plume, ne peuvent plus courir avec agilité sur I'immense clavier des correspondances.» ; un autre passage, dans la même page, semble un commentaire du second quatrain : il y parle de «ces fleurs mystérieuses dont la couleur profonde entre dans l'oeil despotiquement», de ces fruits «dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des idées qui appartiennent à I'odorat» ; il y évoque tout ce monde d'harmonies nouvelles, qui entrera dans I’homme intelligent, le pénétrera lentement «comme la vapeur d'une étuve aromatisée» ; il considère que, pour les critiques abstraits et systématiques, «tous les types, toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l'ennui et le néant.» Le 21 janvier 1856, il écrivit à Toussenel «que l'imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l'analogie universelle, ou ce qu'une religion mystique appelle la correspondance». Trois mois plus tard, il fit paraître sa traduction des ‘’Histoires extraordinaires’’ d'Edgar Poe, où se lit cette phrase : «Le monde matériel [...] est plein d'analogies exactes avec I'immatériel.» En 1857, il publia les ‘’Nouvelles histoires extraordinaires’’, la préface qu'il y mit contenant cette affirmation : «C'est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus évidente de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau». Il considérait donc que le rôle exaltant du poète est de saisir intuitivement ces mystérieuses correspondances «pour atteindre une part de cette splendeur» surnaturelle ; d’être le médiateur entre la nature et les êtres humains, d’être l’interprète des signes, le déchiffreur des symboles qui I'entourent dans la nature extérieure.

Ce problème de date serait d'importance secondaire si l'interprétation du sonnet ne dépendait de la solution adoptée. Car, s'il fallait retenir la date de 1846-1847, il faudrait expliquer ‘’Correspondances’’ à la lumière d'Hoffmann et de Balzac, d'Esquiros et de l'abbé Constant. Si I'on pense au contraire que Baudelaire composa ces vers autour de 1855, c'est dans sa lettre à Toussenel, dans ses articles sur Victor Hugo et Gautier, dans ses traductions de Poe, qu’on aura à chercher les éclaircissements nécessaires.
Si le poème est véritablement didactique, le double système de correspondances y est illustré par la forme même du sonnet. Traditionnellement, dans ce type de poèmes, les deux tercets s’opposent aux deux quatrains. C’est bien ce qui se vérifie ici, et ainsi est indiqué le plan de la démonstration : les deux quatrains vont servir à définir un axiome que les deux tercets vont illustrer.
Premier quatrain
Y est exprimé le principe général d’une «Nature» (mot doté d’une majuscule qui lui confère une signification étendue), d’un univers visible, extérieur, considéré comme distinct de I'univers invisible, spirituel, où les choses en apparence inertes sont animées, douées d’une âme, ont un langage.

Le mot «correspondance» appartient d’abord au vocabulaire des mystiques, et c’est bien ce qui est suggéré par l'emploi du mot «temple» qui fait de la Nature le lieu d’une révélation où l’être humain, en vertu de l’analogie universelle, pourra connaître l'univers, mais aussi découvrir en lui son appartenance au monde spirituel. Baudelaire, qui refusait la nature, considérait qu’elle ne pouvait devenir poétique que si, par le symbolisme des correspondances, le poète (ou le peintre) la revêtait de spiritualité : alors, mais alors seulement, «la Nature est un temple», est le lieu matériel où l’être humain entre en communication avec le monde spirituel, comme il le fait dans un bâtiment religieux. Cette comparaison, pour traduire en langage poétique l'idée de I'analogie universelle, était de tradition : déjà, Montaigne avait écrit : «Ce monde est un temple très saint, dans lequel l'homme est introduit pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faites sensibles : le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre pour nous représenter les intelligibles» ; Chateaubriand avait écrit dans ‘’Le génie du christianisme’’ : «Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture» ; Lamartine s’était écrié : «Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !» Emerson, que Montaigut, un ami de Baudelaire, venait de traduire, appelait l'univers «un temple d'emblèmes, d'images et de commandements de la divinité.» L'abbé Constant, dans ‘’La mère de Dieu’’ (1844), recourait, lui aussi, à cette image d’un temple dressé à la gloire de son Créateur. Cette comparaison confère une certaine solennité et une sorte de froideur et de majesté à la Nature.

Ce temple présente de «vivants piliers». L'emploi de l’adjectif «vivants», qui désigne quelque chose d’animé, pour qualifier «piliers», qui désigne quelque chose d’inanimé puisque les piliers sont généralement faits de pierre, est surprenant à première vue. Mais, avec cette expression, Ie poète réussit à mêler inextricablement la Nature et le temple. Et on comprend que l’expression désigne les arbres, «vivants piliers» entre la terre, où ils sont profondément enracinés, et le ciel, vers lequel ils sont tendus, ce qui fait d’eux des agents privilégiés pour les correspondances.

L'enjambement entre le vers 1 et le vers 2 met en relief la surprise de «Laissent parfois sortir de confuses paroles», qui confirme l’hypothèse des arbres, de la nature servant d’intermédiaire entre I'au-delà spirituel et I'être humain, puisqu’ainsi Baudelaire fait allusion aux bruissements des chênes de Dodone, dans la Grèce antique, dont on pensait qu’ils étaient des oracles plus ou moins obscurs, qu’il fallait traduire, qui étaient émis avec réticence, n’étaient qu’intermittents, d’où les mots «Laissent parfois sortir». Et il avait pu lire ces deux vers d’Edgar Poe dans “Al Araaf”: «All Nature speaks, and ev’n ideal things / Flap shadowy from visionary wings.», ce rapprochement n’étant pas négligeable si I'on admet que ‘’Correspondances’’ peut avoir été écrit vers 1855.

Le troisième vers de ce quatrain fait entrer dans le décor I'être humain. Mais il ne fait que passer dans la nature, dans des «forêts», sans chercher à en comprendre le sens, car les forêts sont denses et obscures, et, la plupart des êtres humains étant passifs, fréquentent la nature sans I'interroger ou sans comprendre ses signes. Il est confirmé que les «vivants piliers» du «temple» sont bien des arbres puisqu’ils forment des «forêts». Cette association d’idées est fondée sur la réalité des cathédrales gothiques, dont la hauteur des piliers et de la nef s’inspirait de la forêt. «Forêts de symboles» montre que I'univers visible n'est qu'un vaste magasin d'images et de signes qui reflètent I'au-delà supra-sensible où tout est harmonie et unité, car les «symboles» sont des signes matériels, concrets, fournis par la nature, qui représentent autre chose en vertu d’une analogie, qui peuvent être porteurs d'une signification abstraite, spirituelle, qui traduit la réalité profonde, celle des causes premières à l'origine de l'univers. Toute poésie se nourrit de symboles, mais les correspondances permettent d’étendre cette symbolisation à l’échelle de l’univers. Le but du poète est chercher dans les «forêts de symboles» ce qui doit donner à sa poésie plus de profondeur et peut-être aussi une plus grande spiritualité.

Cependant, les symboles sont souvent peu explicites, et les rimes des vers 2 et 3 établissent d’ailleurs une analogie entre les «symboles» et les «confuses paroles». Cependant, Baudelaire affirma : «Les symboles ne sont obscurs que d'une manière relative, c'est-à-dire selon la pureté, la bonne volonté ou la clairvoyance native des âmes.» (‘’Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains’’). Ces qualités sont celles d’un être privilégié, doué d'une espèce de seconde vue et d'une imagination extraordinaires, capable d’appréhender la réalité supérieure, spirituelle, capable de comprendre et de déchiffrer le sens caché de ces «symboles» : le poète, qui est clairvoyant par nature, prédestiné au déchiffrement des signes. Et cette idée d’une multitude de symboles à interpréter allait faire de Baudelaire l’initiateur du mouvement qui allait prendre le nom de symbolisme.

Au vers 4, ces «symboles», personnifiés, «observent» le passant «avec des regards familiers», en fait, des regards pleins de sympathie, I'univers semblant comprendre I'être humain, tandis que celui-ci ne le comprend pas.
Ce premier quatrain présente bien la dualité entre le monde matériel, visible, et Ie monde immatériel, invisible, entre la Nature et I'au-delà spirituel, mais aussi le fait que les «symboles» permettent au poète de substituer à cette dualité une harmonie et une unité, à les suggérer aux êtres humains. Sont ainsi définies des correspondances verticales.
Deuxième quatrain
Après la formulation du principe général, Baudelaire passe à un cas particulier, apporte un exemple de correspondances horizontales, sur le seul plan terrestre cette fois, entre les sensations. Dans son article sur Victor Hugo (‘’Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains’’, 1861), où il allait s'étendre longuement sur la théorie de I'analogie, il allait rappeler aussi qu'aux yeux de Swedenborg «tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel est significatif, réciproque, converse, correspondant». Dans ‘’Le poème du haschich’’ (1858), il observa que les sons se revêtent de couleurs, et que les couleurs contiennent une musique. Dans ‘’Richard Wagner et Tannhaüser à Paris’’ (1861), il allait écrire : «Ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées.»

Dans le sonnet, cette théorie est synthétisée dans l’axiome du vers 8 pour lequel toute la deuxième strophe est construite : «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent», ce qui réalise ce qu’on appelle une synesthésie, une perception simultanée par plusieurs sens, qui peuvent atteindre en nous certaines zones profondes, et mettre en mouvement les forces qui y sommeillent. Baudelaire disait volontiers que la peinture et la musique «réveillent» en nous des souvenirs, des images, et que ces souvenirs, ces images resurgissent avec leur tonalité et leur coloration originelles.
Pour évoquer ces correspondances, il faut procéder à des comparaisons que permettent «l’inépuisable fonds de l’universelle analogie» (‘’Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains’’), et elles sont nombreuses dans le poème où l’on relève sept fois le mot «comme». Ainsi, le quatrain se présente comme une longue comparaison.

Le poète choisit d’abord le domaine de l’ouïe, et, comme l’analogie ne s’établit pas d’une façon claire et nette, il rend cette imprécision par l’image de «longs échos», qui font penser aux «confuses paroles» du premier quatrain qui ont pu se répercuter dans les «forêts». Ces échos sont «longs» soit parce qu’ils sont de longue durée, soit qu’ils traversent de longues distances ; dans les deux cas, ils sont si bien fondus les uns dans les autres qu'il n'est plus possible de distinguer leurs sources individuelles. Les sonorités du vers 5, dont le rythme est ample, sont significatives : se succèdent avec régularité la dureté des «k» («Co», «cho», «con»), la liquidité des «d» («de», «de», «dent») et des «l» («longs», «loin»), la surdité des diphtongues («on», «oin», «on», «on»), qui sont des vagues de sons se répercutant sur les parois qui provoquent l’écho. On peut vraiment parler d’harmonie imitative.

Au vers 6, ces «longs échos» sont fondus dans une «ténébreuse et profonde unité». Le substantif «unité» est un mot-clef du poème ; c’est l'«unité» de l'univers, due à la complète analogie entre toutes ses parties. Cependant, cette unité, définie en recourant au sens de la vue, demeure d’abord «ténébreuse», obscure, secrète, parce qu’elle est difficile à percevoir, à apprécier, à pénétrer. Elle est «profonde» car elle s'est faite de loin. Mais cette «ténébreuse et profonde unité» est sans rapport avec la «vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l'ennui et le néant.» dont parlait l'article sur I'Exposition universelle de 1855 : elle en serait en fait plus exactement le contraire, et ce serait un beau contresens de voir dans cette phrase la preuve que Baudelaire aurait répudié la doctrine des correspondances. Ce qu'il condamnait, c'était une interprétation d'un univers uniforme qui le définirait à partir de quelques axiomes abstraits, et méconnaîtrait l'infinie variété et la richesse de la vie.

Au vers 7, l’unité est dite «vaste» parce qu’elle s’étend sur toute la Terre, et cette vastitude est comparée à «la nuit» et à «Ia clarté», le vers semblant construit sur une dualité et une antithèse. En fait, l’unité couvre autant la partie de la Terre qui est dans l’ombre que celle qui est au soleil, parties qui se complètent.

Ainsi, peut être proclamé l’axiome du vers 8 où les correspondances horizontales s’établissent entre trois sens : «Les parfums, les couleurs et les sons se répondent», c’est-à-dire s'appellent les uns les autres, communiquent entre eux dans un accord fondamental, une unité des choses. L’idée de correspondance est rendue aussi par la régularité du rythme et du retour des sonorités (la succession des diphtongues «ar», «um», «ou», «eur», «on», «on»).
Il est à remarquer que, dans ce quatrain où il est question de «longs échos», Ie poète créa une série d'échos par la répétition du même son nasal («longs», «confondent», «profonde», «sons», «répondent») et par le triple emploi du mot «comme», qui sert à souligner le thème des correspondances.
Si, dans les quatrains, Baudelaire présente Ia théorie des correspondances et de la synesthésie, dans les tercets, il illustre cette théorie, donne des preuves d'associations spontanées et intuitives entre des sensations qui sont toutefois choisies dans un seul des trois sens invoqués au vers 8 : l’odorat. Ce choix s’explique quand on constate à quel point il se révéla dans l’ensemble de sa poésie comme un olfactif, un amateur de parfums. Il les considérait comme un des stimulants les plus riches et les plus évocateurs, ayant pour lui un pouvoir particulier car ils sont à la fois les corps et la négation des corps. Il leur consacra d’ailleurs une grande place dans ses poèmes (voir “Le parfum” [dans ‘’Un fantôme’’], “Le flacon” et, en particulier, “Parfum exotique”, ‘’La chevelure’’ qui sont d’ailleurs de beaux exemples de «correspondances»). Il fait apparaître les liens entre des parfums et des qualités morales en employant des adjectifs qui s'appliquent à la fois aux deux domaines.
Premier tercet
Les deux premiers vers évoquent des parfums qu’on peut qualifier de bons, qui nous introduisent dans un monde de pureté et d'innocence : ils sont «frais», «doux», «verts».

En affirmant que la fraîcheur d'un parfum peut évoquer la fraîcheur des chairs d'enfants, le poète mêle des sensations olfactives et des sensations tactiles et visuelles. Le vers est doté d’une douceur veloutée par le frou-frou des trois «f».

Il est encore dit de ces parfums qui’ils sont «doux», c’est-à-dire suaves, délicats, fragrants. Par une correspondance entre l’odorat et l’ouïe, ils sont appréhendés comme pouvant évoquer Ia tonalité nostalgique de la musique des hautbois, instruments dont Hoffmann, toujours dans les ‘’Kreisleriana’’, disait apprécier «les sons graves et profonds», tandis que Balzac se demandait : «Le hautbois n’a-t-il pas sur tous les esprits le pouvoir d’éveiller des images champêtres, ainsi que presque tous les instruments à vent?» (“Massimilla Doni”).

Ce sont peut-être ces images champêtres qui conduisirent Baudelaire à «verts comme les prairies», cas où il identifia une sensation olfactive et une sensation visuelle. Ce vert «des prairies» peut être rapproché du «vert paradis des amours enfantines» qu’il évoqua dans le poème “Moesta et errabunda”.

Ces deux vers sont donc consacrés aux parfums qui émanent de ce qu’on pourrait appeler «les fleurs du bien». Mais ils sont bien fades pour le poète, et, preuve que ce sont plutôt «les fleurs du mal» qui lui plaisent, les bons parfums n’ont même pas droit à tout le tercet, car, après la forte séparation ménagée par le tiret, le dernier vers est déjà voué à d'autres parfums, des parfums d'un registre différent, des parfums «corrompus, riches et triomphants», répandus par «les fleurs du mal», qui nous font pénétrer dans les régions du péché. «Corrompus», qui suggère la pourriture, s’oppose à «chairs d’enfants». «Riches» marque le pouvoir de suggestion. «Triomphant» indique le pouvoir de provoquer une sorte d'ivresse. On peut se demander si cet écho à «enfants» est moqueur.

Après ces trois épithètes, le poète nous laisse en suspens par un enjambement hardi de strophe à strophe, une nouveauté dans la poésie du temps.
Deuxième tercet
Comme avec ces parfums des «fleurs du mal», les correspondances s'établissent entre le plan le plus inférieur et un plan très supérieur, elles ne peuvent être rendues que par des états d’âme, des idées morales, qui restent donc plus abstraits, plus mystérieux, plus attirants.

C’est ainsi qu’est évoquée «l’expansion», la faculté de propagation, ce substantif rappelant I'adjectif «vaste» du second quatrain, et préparant le substantif «transports» du dernier vers. Ce mot est essentiel pour comprendre la pensée de Baudelaire dans ce sonnet ; il apparut dans son oeuvre à l'époque des ‘’Paradis artificiels’’ où il écrivit : «Le parfum le plus répugnant deviendrait peut-être un plaisir s’il était réduit à son minimum de quantité et d'expansion» ; ou encore : «Les vices de I'homme [...] contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion) de son goût de I'infini.» Il semble qu’il venait de De Quincey, qui disait : «L'opium donne de I'expansion au coeur», qui parlait de «I'expansion donnée par I'opium», et I'expliquait par le fait que, grâce â I'opium, «le sentiment de I'espace et plus tard le sentiment de la durée» sont tous deux «excessivement augmentés». Théophile Gautier allait écrire dans ‘’Avatar’’ (1856) que certains ravissements sont obtenus par «une expansion de l'âme». Le mot figura également dans ‘’Les petits poèmes en prose’’, c'est-à-dire dans la même période de l'oeuvre de Baudelaire. Le sens du mot est renforcé par la diérèse «si-on» qu’on doit faire pour que le vers ait ses douze pieds.

Cette «expansion» étant celle «des choses infinies», est donc sans limites, s’étend vers un au-delà.

Le vers treize cite certains de ces parfums «corrompus, riches et triomphants». Des énumérations de parfums ont été proposées pour source de ce vers, comme celle qu’on trouve dans ce passage de ‘’Dina la belle juive’’ de Petrus Borel : «Elle se chargeait des fleurs les plus odorantes, elle s'entourait de vases pleins de syringa, de jasmin, de verveine, de roses, de lys, de tubéreuses, elle faisait fumer de I'encens, du benjoin ; elle épandait autour d'elle de I'ambre, du cinnamome, du storax, du musc.» Les parfums choisis par Baudelaire, lourds et sensuels, sont tous exotiques. Leurs noms sont remarquables par leur musique (surtout par la répétition des voyelles nasales prolongées qui ont une qualité expansive et sensuelle). On peut remarquer que les deux premiers, «l’ambre, le musc», sont d’origine animale et facilement répugnants, donc «corrompus», mais incitent à la sensualité ; tandis que les deux autres, «le benjoin et l’encens», sont d’origine végétale, favorisent la spiritualité, sont employés dans les cérémonies religieuses, rappellent donc le «temple» du premier quatrain, sont donc «riches et triomphants».

Ces parfums, qu’ils soient animaux ou végétaux, «chantent les transports», c’est-à-dire l’excitation, l’exaltation ; sont capables d'enlever l’être humain à sa condition habituelle pour Ie projeter dans une sorte d'extase qui crée en lui momentanément I'unité qu'il recherche. Il faut remarquer que, par un chiasme significatif, les noms des parfums animaux et les «sens» qu’ils excitent, enferment les noms des parfums végétaux et «l'esprit» qu’ils exaltent. Licence poétique, les rimes des vers 13 et 14 ne sont que pour l’oeil. Le mouvement d’extase et le sentiment de plénitude du dernier vers, qui est la chute du sonnet, sont rendus par l’équilibre parfait de l’alexandrin (3 / 3 / 3 / 3).
Conclusion
Dans ce sonnet des ‘’Correspondances’’, un des poèmes des ‘’Fleurs du mal’’ les plus célèbres et les plus commentés, qui avait été placé à la quatrième place du recueil dont il est le véritable texte inaugural car il expose une nouvelle conception de la poésie, le mérite de Baudelaire est d'avoir «phrasé» ce thème d'une musique majestueuse et incantatoire, d'en avoir illustré magnifiquement l'application à la poésie, et de I'avoir ainsi irnposé à I'attention et à la réflexion des artistes.

Le mot «comme» apparaissant, de façon significative, sept fois, il montra l’existence de correspondances verticales entre le matériel et le spirituel, et, surtout, de correspondances horizontales entre les données des divers sens et des idées morales, qui révèlent la parenté essentielle de toutes choses. Mais I'unité du poème fut assurée par le fait que toutes les différentes correspondances ont un même effet : celui de vaincre la dualité foncière de I'expérience humaine, de trouver une unité et un ordre dans les divers matériaux qu'offre la nature à I'être humain.

Baudelaire indiquait ainsi que la tâche du vrai poète, qui était pour lui «un traducteur, un déchiffreur», devenait alors de dévoiler, pour les lecteurs à qui manque son sens divinatoire, cette harmonie essentielle de toutes choses, cette unité dans les correspondances. La langue poétique ayant à sa base Ia métaphore et l'analogie et s'adressant à la sensibilité est seule capable d'accomplir cette tâche. Elle seule peut «chanter les transports de I'esprit et des sens».

Il montra encore que ces correspondances donnent accès à la connaissance des mystères du monde par une démarche intuitive et analogique et non rationnelle et logique ; qu’elles entraînent une plénitude de l’existence puisqu’elles réalisent la fusion de l’expérience sensuelle et de l’expérience spirituelle.

Le sonnet passe, à juste titre, pour être l'une des expressions concertées de la poétique de Baudelaire, pour être un véritable «art poétique». Mais ce serait une erreur de vouloir réduire la conception qu’il se faisait de son art aux seuls termes employés ici.

Cependant, cette idée des correspondances sensibles allait révolutionner l’expression poétique. En invitant à chercher le sens caché derrière les apparences sensibles, matérielles, elle ouvrit la voie à la poésie symboliste qui ne voyait dans le réel que le reflet d’une réalité supérieure : les principes, les causes qui régissent le monde.

André Durand

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