Cxiv michele le Sage








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Ce qu’allait faire le Beccaio via dei Sospiri dell’Abisso


La via dei Sospiri dell’Abisso, c’est-à-dire la rue des Soupirs-de-l’Abîme, donnait d’un côté sur le quai della strada Nuova, de l’autre sur le Vieux-Marché, où se faisaient d’habitude les exécutions.

On l’appelait ainsi, parce qu’en entrant dans cette rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaient l’échafaud et qu’il était bien rare que cette vue ne leur tirât point un amer soupir du fond des entrailles.

Dans une maison à porte si basse qu’il semblait qu’aucune créature humaine n’y pût entrer la tête levée, et dans laquelle on n’entrait, en effet, qu’en descendant deux marches et en se courbant, comme pour entrer dans une caverne, deux hommes causaient à une table sur laquelle étaient posés un fiasco de vin du Vésuve et deux verres.

L’un de ces hommes nous est complètement étranger ; l’autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo, le pêcheur de Mergellina, le père d’Assunta et des trois gaillards que nous avons vus tirer le filet le jour de la pêche miraculeuse, qui fut le dernier jour des deux frères Della Torre.

On se rappelle à la suite de quelles craintes qui le poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à la Marinella, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville.

En tirant ses filets, ou plutôt les filets de son père, Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtre de la maison faisant le coin du quai de la strada Nuova et de la rue des Soupirs-de-l’Abîme, fenêtre à fleur de terre à cause des deux marches à l’aide desquelles on descendait dans l’appartement que, dans le jargon de nos constructeurs modernes, on appellerait un sous-sol, – Giovanni avait, disons-nous, remarqué une belle jeune fille dont il était devenu amoureux.

Il est vrai que son nom semblait la prédestiner à épouser un pêcheur : elle s’appelait Marina.

Giovanni, qui arrivait de l’autre côté de la ville, ne savait pas ce que personne n’ignorait du pont de la Madeleine à la strada del Piliero : c’était à qui appartenait cette maison à porte basse et de qui était fille cette belle fleur de grève qui s’épanouissait ainsi au bord de la mer.

Il s’informa, et apprit que la maison et la fille appartenaient à maître Donato, le bourreau de Naples.

Quoique les peuples méridionaux, et particulièrement le peuple napolitain, n’aient point pour l’exécuteur des hautes œuvres cette répulsion qu’il inspire, en général, aux hommes du Nord, nous ne saurions cacher à nos lecteurs que la nouvelle ne fut point agréable à Giovanni.

Son premier sentiment fut de renoncer à la belle Marina. Comme nos deux jeunes gens n’avaient encore échangé que des regards et des sourires, la rupture n’exigeait pas de grandes formalités. Giovanni n’avait qu’à ne plus passer devant la maison, ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d’un autre côté.

Il fut huit jours sans y passer ; mais, le neuvième, il n’y put tenir : il y passa. Seulement, en y passant, il tourna la tête vers la mer.

Par malheur, ce mouvement avait été fait trop tard, et, lorsqu’il avait détourné la tête, la fenêtre où stationnait d’habitude la belle Marina s’était trouvée comprise dans le cercle parcouru par son rayon visuel.

Il avait entrevu la jeune fille ; il lui avait même semblé qu’un nuage de tristesse voilait son visage.

Mais la tristesse, qui enlaidit les vilains visages, fait un effet contraire sur les beaux.

La tristesse avait encore embelli Marina.

Giovanni s’arrêta court. Il lui sembla qu’il avait oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la peine à dire quoi ; mais cette chose, quelle qu’elle fût, lui sembla si nécessaire, qu’il se retourna, mû par une force supérieure, et qu’en se retournant, les mesures qu’il avait déjà si mal prises, étant plus mal prises encore, il se trouva face à face avec celle qu’il s’était promis à lui-même de ne plus regarder.

Cette fois, les regards des deux jeunes gens se croisèrent et se dirent, avec ce langage si rapide et si expressif des yeux, tout ce qu’auraient pu se dire leurs paroles.

Notre intention n’est point de suivre, quelque intérêt que nous serions sûr de lui donner, cet amour dans ses développements. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, comme Marina était aussi sage que belle et que l’amour de Giovanni allait toujours croissant, force lui fut, un beau matin, de s’ouvrir à son père, de lui avouer son amour et de lui dire, le plus sentimentalement qu’il put, qu’il n’y avait plus de bonheur pour lui en ce monde s’il n’obtenait pas la main de la belle Marina.

Au grand étonnement de Giovanni, le vieux Basso Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable difficulté. C’était un grand philosophe que le pêcheur de Mergellina, et la même raison qui lui avait fait refuser sa fille à Michele le poussait à offrir son fils à Marina.

Michele, au su de tout le monde, n’avait pas le sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier, exceptionnel, c’est vrai, mais, par cela même, lucratif, devait avoir une escarcelle bien garnie.

Le vieux pêcheur consentit donc à s’aboucher avec maître Donato.

Il alla le trouver et lui exposa le motif de sa visite.

Quoique Marina, ainsi que nous l’avons dit, fût charmante, et quoique le préjugé social soit moins grand chez les Méridionaux que chez les hommes du Nord, à Naples qu’à Paris, une fille de bourreau n’est point marchandise facile à placer, et maître Donato ouvrit l’oreille aux propositions du vieux Basso Tomeo.

Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec une franchise qui lui faisait honneur, avouait que l’état de pêcheur, suffisant à nourrir son homme, ne suffisait pas à nourrir une famille, et qu’il ne pouvait pas donner à son fils le moindre ducat en mariage.

Il fallait donc que les jeunes époux fussent dotés par maître Donato, ce qui lui serait d’autant plus facile qu’on entrait dans une phase de révolution, et, comme il est de tradition qu’il n’est point de révolution sans exécutions, maître Donato, qui, à six cents ducats, c’est-à-dire à deux mille quatre cents francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime, c’est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait, en quelques mois, faire une fortune, non seulement rapide, mais colossale.

Dans la perspective de ce travail lucratif, il promit de donner à Marina une dot de trois cents ducats.

Seulement, voulant donner cette somme, non point sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à venir, il avait remis le mariage à quatre mois. C’était bien le diable si la révolution ne lui donnait point à faire huit exécutions en quatre mois, une par quinzaine.

Ce bas chiffre représentait trois cents vingt ducats ; ce qui lui donnait encore vingt ducats de bénéfice.

Par malheur pour Donato, on a vu de quelle façon philanthropique s’était faite la révolution de Naples ; de sorte que, trompé dans son calcul et n’ayant pas eu la moindre pendaison à exécuter, maître Donato se faisait tirer l’oreille pour consentir au mariage de Marina avec Giovanni, ou plutôt au versement de la dot qui devait assurer l’existence des deux jeunes gens.

Voilà pourquoi il était assis à la même table que Basso Tomeo ; car, nous ne le cacherons pas plus longtemps à nos lecteurs, cet homme qui leur est inconnu, qui est assis en face du vieux pêcheur, qui saisit le fiasco par son col mince et flexible et qui remplit le verre de son partner, c’est maître Donato, le bourreau de Naples.

– Si ce n’est pas fait pour moi ! Comprenez-vous, compère Tomeo ? c’est-à-dire que, quand j’ai vu s’établir la République, que j’ai demandé à des gens instruits ce que c’était que la République, et que ceux-ci m’ont expliqué que c’était une situation politique dans laquelle la moitié des citoyens coupait le cou à l’autre, je me suis dit : « Ce n’est point trois cents ducats que je vais gagner, c’est mille, cinq mille, dix mille ducats, c’est-à-dire une fortune ! »

– C’était à penser, en effet. On m’a assuré qu’en France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait trois cent mille têtes dans chaque numéro de son journal. Il est vrai qu’on ne les lui donnait pas toutes ; mais enfin on lui en donnait quelques-unes.

– Eh bien, pendant cinq mois qu’a duré notre révolution, à nous, pas un seul des Cirillo, des Pagano, des Charles Lauberg, des Manthonnet tant qu’on en a voulu, c’est-à-dire des philanthropes qui ont crié sur les terrasses : « Ne touchez pas aux individus ! respectez les propriétés ! »

– Ne m’en parlez pas, confrère, dit Basso Tomeo en haussant les épaules ; on n’a jamais vu une pareille chose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. les patriotes ; cela ne leur a point porté bonheur.

– C’est au point que, quand j’ai vu qu’on pendait à Procida et à Ischia, j’ai réclamé. Partout où l’on pend, il me semble que je dois en être ; mais savez-vous ce que l’on m’a répondu ?

– Non.

– On m’a répondu qu’on ne pendait pas dans les îles pour le compte de la République, mais pour le compte du roi ; que le roi avait envoyé de Palerme un juge pour juger, et que les Anglais avaient fourni un bourreau pour pendre. Un bourreau anglais ! Je voudrais bien voir comment il s’y prend !

– C’est un passe-droit, compère Donato.

– Enfin, il me restait un dernier espoir. Il y avait dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs ; ceux-là ne pouvaient m’échapper : ils avouaient hautement leur crime, ils s’en vantaient même.

– Les Backer ?

– Justement... Avant-hier, on les condamne à mort. Je dis : « Bon ! c’est toujours vingt ducats et leur défroque. » Comme ils étaient riches, leurs habits auraient une valeur. Pas du tout : savez-vous ce que l’on fait ?

– On les fusille : je les ai vu fusiller.

– Fusiller ! A-t-on jamais vu fusiller à Naples ! Tout cela pour faire sur un pauvre diable une économie de vingt ducats ! Oh ! tenez, compère, un gouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut pas tenir. Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment nos lazzaroni les arrangent, vos patriotes !

– Mes patriotes, compère ? Ils n’ont jamais été à moi. Je ne savais pas même ce que c’était qu’un patriote. Je l’ai demandé à fra Pacifico, qui m’a répondu que c’était un jacobin ; alors, je lui ai demandé ce que c’était qu’un jacobin, et il m’a répondu que c’était un patriote, c’est-à-dire un homme qui avait commis toute sorte de crimes, et qui serait damné.

– En attendant, nos pauvres enfants ?

– Que voulez-vous, père Tomeo ! Je ne peux pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux. Qu’ils attendent. J’attends bien, moi ! Peut-être que, si le roi rentre, cela changera et que j’aurai à pendre (maître Donato grimaça un sourire), même votre gendre Michele.

– Michele n’est pas mon gendre, Dieu merci ! Il a voulu l’être ; j’ai refusé.

– Oui, quand il était pauvre ; mais, depuis qu’il est riche, il n’a plus reparlé de mariage.

– Ça, c’est vrai. Le bandit ! Aussi, le jour où vous le pendrez, je tirerai la corde ; et, s’il nous faut l’aide de nos trois fils, ils la tireront avec moi.

En ce moment, et comme Basso Tomeo offrait obligeamment son aide et celle de ses trois fils à maître Donato, la porte de cette espèce de cave qui servait de demeure à maître Donato s’ouvrit, et Beccaio, secouant toujours sa main sanglante, parut devant les deux amis.

Le Beccaio était bien connu de maître Donato, étant son voisin. Aussi, à la vue du Beccaio, appela-t-il sa fille Marina pour qu’elle apportât un verre.

Marina parut, belle et gracieuse comme une vision. On se demandait comment une si belle fleur avait pu pousser en un pareil charnier.

– Merci, merci, dit le Beccaio. Il ne s’agit point ici de boire, même à la santé du roi : il s’agit, maître Donato, de venir pendre un rebelle.

– Pendre un rebelle ? dit maître Donato. Cela me va.

– Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vous en vanter ; et, en cas de doute, vous enquérir à Pasquale De Simone. Nous avons été chargés ensemble de son exécution et nous l’avons manqué comme des imbéciles.

– Ah ! ah ! fit maître Donato ; et lui ne t’a pas manqué ? Car je présume que c’est lui qui t’a donné ce fameux coup de sabre qui t’a balafré le visage.

– Et celui-ci qui m’a coupé la main, répliqua le Beccaio montrant sa main mutilée et sanglante.

– Oh ! oh ! voisin, dit maître Donato, laissez-moi panser cela. Vous savez que nous sommes un peu chirurgiens, nous autres.

– Non, sang du Christ ! non ! dit le Beccaio. Quand il sera mort, à la bonne heure ; mais, tant qu’il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons, venez, maître : on vous attend.

– On m’attend ? C’est bientôt dit ; mais qui me payera ?

– Moi.

– Vous dites cela parce qu’il est vivant ; mais quand il sera pendu ?

– Nous ne sommes qu’à un pas de ma boutique, nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.

– Hum ! fit maître Donato, c’est dix ducats pour les exécutions légales ; mais, pour les exécutions illégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas si c’est bien prudent à moi.

– Viens, et je t’en donnerai vingt ; seulement, décide-toi ; car, si tu ne veux pas le pendre, je le pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.

Maître Donato réfléchit qu’en effet, ce n’était pas chose difficile que de pendre un homme, puisque tant de gens se pendent tout seuls, et, craignant que cette aubaine ne lui échappât :

– C’est bien, dit-il : je ne veux pas désobliger un voisin.

Et il alla prendre un rouleau de corde suspendu au mur par un clou.

– Où allez-vous donc ? demanda le Beccaio.

– Vous le voyez bien, je vais prendre mes instruments.

– Des cordes ? Nous en avons de reste là-bas.

– Mais elles ne sont point préparées ; plus une corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent, plus elle est douce au patient.

– Plaisantes-tu ? s’écria le Beccaio. Est-ce que je veux que sa mort soit douce ? Une corde neuve, mordieu ! une corde neuve !

– Au fait, dit maître Donato avec son sourire sinistre, c’est vous qui payez : c’est à vous de faire votre carte. Au revoir, père Tomeo !

– Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et bon courage, compère ! J’ai idée que voilà votre mauvaise veine coupée.

Puis, à lui-même :

– Légale ou illégale, qu’importe ! c’est toujours vingt ducats à compte sur la dot.

On sortit de la rue des Soupirs-de-l’Abîme et l’on se rendit chez le Beccaio.

Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et y prit vingt ducats, qu’il allait donner à maître Donato, quand tout à coup, se ravisant :

– Voilà dix ducats, maître, lui dit-il ; le reste après l’exécution.

– L’exécution de qui ? demanda la femme du Beccaio en sortant de la chambre du fond.

– Si on te le demande, tu diras que tu ne l’as jamais su ou que tu l’as oublié.

S’apercevant alors seulement de l’état dans lequel était la main de son mari :

– Jésus Dieu ! dit-elle, qu’est-ce que cela ?

– Rien.

– Comment, rien ? Trois doigts coupés, tu appelles cela rien !

– Bon ! dit le Beccaio, s’il faisait du vent, ce serait déjà séché. Venez, maître.

Et il sortit de sa boutique : le bourreau le suivit.

Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinalo, le Beccaio guidant maître Donato, et marchant si vite, que maître Donato avait de la peine à le suivre.

Lorsque le Beccaio rentra, tout était dans la même situation que lorsqu’il était parti. Le prisonnier, toujours couché sur la table, insulté et frappé par les lazzaroni, n’avait pas fait un seul mouvement et semblait plongé dans une immobilité complète.

Au reste, il avait fallu presque autant de force morale pour supporter les injures, qu’il avait fallu de force physique pour supporter les coups et les blessures même à l’aide desquels on avait, à vingt reprises différentes, essayé de réveiller ce dormeur obstiné. Injures et coups, nous l’avons dit, tout avait été inutile.

Des cris de joie et des acclamations de triomphe saluèrent l’apparition du tueur de boucs et du tueur d’hommes, et les cris : Il boia ! il boia1 ! s’élancèrent de toutes les bouches.

Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à ce cri ; car il venait de comprendre la véritable cause du succès qu’il avait obtenu. Non seulement, dans sa vengeance, le Beccaio voulait sa mort, mais il voulait qu’il mourût d’une main infâme.

Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultat d’une main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.

L’œil qu’il avait entrouvert se referma, et il retomba dans son impassibilité, dont personne, d’ailleurs, ne s’était aperçu qu’il fût sorti.

Le Beccaio s’approcha de lui, et, le montrant à maître Donato :

– Tenez, dit-il, voici votre homme.

Maître Donato jeta les yeux autour de lui pour chercher un endroit convenable où établir un gibet provisoire ; mais le Beccaio lui montra l’anneau et la corde.

– On t’a préparé la besogne, lui dit-il. Cependant, ne te presse pas, tu as le temps.

Maître Donato monta sur la table ; mais, plus respectueux que le Beccaio pour le pauvre bipède qui se prétend fait à la ressemblance de Dieu et que l’on appelle l’homme, il n’osa monter sur le corps du patient, comme avait fait le Beccaio.

Il monta sur une chaise pour s’assurer que l’anneau était solide et le nœud coulant bien fait.

L’anneau était solide ; mais le nœud coulant ne coulait pas.

Maître Donato haussa les épaules, murmura quelques paroles railleuses à l’adresse de ceux qui se mêlaient de choses qu’ils ne savaient pas, et refit le nœud mal fait.

Pendant ce temps, le Beccaio insultait de son mieux le prisonnier, toujours muet et immobile comme s’il eût été mort.

La pendule sonna sept heures.

– Compte maintenant les minutes, dit le tueur de boucs à Salvato ; car tu as fini de compter les heures.

La nuit n’était point encore venue ; mais, dans les rues étroites et aux hautes maisons de Naples, l’obscurité commence à descendre bien avant que se couche le soleil.

On commençait à voir un peu confusément dans cette salle à manger, où se préparait un spectacle dont personne ne voulait perdre le moindre détail.

Plusieurs voix s’écrièrent :

– Des torches ! des torches !

Il était bien rare que, dans une réunion de cinq ou six lazzaroni, il n’y eût pas un homme muni d’une torche. Incendier était une des recommandations faites par le cardinal Ruffo au nom de saint Antoine, et, en effet, l’incendie est un des accidents qui jettent le plus de trouble dans une ville.

Or, comme il y avait dans la salle à manger quarante ou cinquante lazzaroni, il s’y trouvait sept ou huit torches.

En une seconde, elles furent allumées, et au jour triste du crépuscule tombant succéda la lumière funèbre et enfumée des torches.

À cette lumière, mêlée de grandes ombres, à cause du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui les portaient, les figures de tous ces hommes de meurtre et de pillage prirent une expression plus sinistre encore.

Cependant, le nœud coulant était fait, et la corde n’attendait plus que le cou du condamné.

Le bourreau mit un genou en terre près du patient, et, soit pitié, soit conscience de son état :

– Vous savez que vous pouvez demander un prêtre, lui dit-il, et que nul n’a le droit de vous le refuser.

À ces paroles, dans lesquelles il sembla à Salvato sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui eût été témoignée depuis qu’il était tombé aux mains des lazzaroni, sa résolution de garder le silence s’évanouit.

– Merci, mon ami, dit-il d’une voix douce en souriant au bourreau : je suis soldat, et, par conséquent, toujours prêt à mourir ; je suis honnête homme, et, par conséquent, toujours prêt à me présenter devant Dieu.

– Quel temps voulez-vous pour faire votre dernière prière ? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé, ou vous ne serez pas pendu par moi.

– J’ai eu le temps de faire ma prière depuis que je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi, mon ami, si vous êtes pressé, que je ne vous retarde pas.

Maître Donato n’était point habitué à trouver cette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire. Aussi, tout bourreau qu’il était, et par cela même qu’il était le bourreau, elle le toucha profondément.

Il se gratta l’oreille un instant.

– Je crois, dit-il, qu’il y a des préjugés contre ceux qui exercent notre état, et que certaines personnes délicates n’aiment pas à être touchées par nous. Voulez-vous dénouer votre cravate et rabattre le col de votre chemise vous-même, ou voulez-vous que je vous rende ce dernier service ?

– Je n’ai pas de préjugés, répondit Salvato, et, non seulement vous êtes pour moi ce qu’est un autre homme, mais encore je vous sais gré de ce que vous faites pour moi, et, si j’avais la main libre, ce serait pour vous serrer la main avant de mourir.

– Par le sang du Christ ! vous me la serrerez alors, dit maître Donato en se mettant en devoir de délier les cordes qui liaient les poignets de Salvato : ce sera un bon souvenir pour le reste de ma vie.

– Ah ! c’est comme cela que tu gagnes ton argent ! s’écria le Beccaio, furieux de voir que Salvato allait mourir aussi impassiblement aux mains du bourreau qu’à celles d’un autre homme. Du moment que cela est ainsi, je n’ai plus besoin de toi.

Et, poussant maître Donato hors de la plate-forme que représentait la table, il y prit sa place.

– Défaire la cravate ! rabattre la chemise ! à quoi bon tout cela ? dit le Beccaio. Je vous le demande un peu ! Non pas ! non pas ! Mon bel ami, nous ne ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n’avez pas besoin de prêtre ? vous n’avez pas besoin de prières ? Tant mieux ! la chose va plus couramment.

Et, pressant le nœud coulant de la corde, il souleva la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet au cou.

Salvato était retombé dans son impassibilité première. Cependant quelqu’un qui eût pu voir son visage, plongé dans l’ombre, eût reconnu, à l’œil entrouvert, au cou légèrement tendu du côté de la fenêtre, que quelque bruit extérieur attirait son attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse, ne remarquait aucun des assistants.

En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni, restés dans la cour, se précipitèrent dans la salle à manger en criant : « Alarme ! alarme ! » en même temps qu’une décharge de mousqueterie se faisait entendre, que les vitres de la fenêtre volaient en éclats, et que le Beccaio, en poussant un horrible blasphème, tombait sur le prisonnier.

Une effroyable confusion succéda à cette première décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six hommes et cassé la cuisse au Beccaio.

Puis, par une fenêtre ouverte, une troupe armée s’élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant le tumulte, criait de toute la force de ses poumons :

– Est-il encore temps, mon général ? Si vous êtes vivant, dites-le ; mais, si vous êtes mort, par la Madone del Carmine ! je jure qu’aucun de ceux qui sont ici n’en sortira vivant !

– Rassure-toi, mon bon Michele, répondit Salvato de sa voix ordinaire, et sans qu’on pût remarquer dans son accent la moindre altération ; je suis vivant et parfaitement vivant.

CXLIX



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