La nuit du 13 au 14 juin En effet, en tombant sur lui, le Beccaio l’avait protégé contre les balles qui s’égaraient dans ce combat nocturne et qui pouvaient atteindre l’ami aussi bien que l’ennemi, la victime aussi bien que le meurtrier.
Puis, il faut le dire à l’honneur de maître Donato, le digne exécuteur, trompant complètement les espérances que l’on avait mises en lui, avait tiré Salvato de dessus la table, si bien qu’en un clin d’œil le jeune homme s’était trouvé dessous. En un autre clin d’œil, et avec une adresse qui démontrait une habitude longtemps exercée, Donato avait achevé de dénouer la corde qui lui liait les mains, et dans la main droite de l’ex-prisonnier il avait glissé à tout hasard un couteau.
Salvato avait fait un bond en arrière, s’était adossé à la muraille et s’apprêtait à vendre chèrement sa vie, si par hasard le combat se prolongeait et si la victoire paraissait ne pas favoriser ses libérateurs.
C’était de là, l’œil ardent, la main repliée contre la poitrine, le corps ramassé comme un tigre prêt à s’élancer sur sa proie, qu’il avait répondu à Michele et l’avait rassuré en lui répondant.
Mais ce qu’il avait craint n’arriva pas. La victoire ne fut pas un instant douteuse. Ceux qui avaient des torches les jetèrent ou les éteignirent pour fuir plus rapidement, et, au bout de cinq minutes, il ne restait dans la salle que les morts et les blessés, le jeune officier, maître Donato, Michele, Pagliuchella, son fidèle lieutenant, et les trente ou quarante hommes que les deux lazzaroni avaient réussi à rassembler à grand-peine, lorsque Michele avait appris que Salvato était prisonnier du Beccaio et avait deviné le danger qu’il courait.
Par bonheur, se croyant absolument maître de la ville aux cris de désolation que l’on poussait de tous côtés, le Beccaio n’avait point songé à poser des sentinelles, de sorte que Michele avait pu s’approcher de la maison où on lui avait dit que Salvato était prisonnier.
Arrivé là, il était monté sur les débris des meubles brisés, était parvenu à la hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée et avait pu voir le Beccaio passant la corde au cou de Salvato.
Il avait alors fort judicieusement jugé qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il avait visé le Beccaio et avait fait feu en criant :
– À l’aide du général Salvato !
Puis, le premier, il s’était élancé ; tous l’avaient suivi, faisant feu chacun de l’arme qu’il avait en ce moment : celui-ci de son fusil, celui-là de son pistolet.
Le premier soin de Michele, une fois dans la salle à manger, fut de ramasser une torche jetée par un sanfédiste et qui avait continué de brûler, quoique dans la position horizontale ; de sauter sur la table et de secouer la torche pour éclairer l’appartement jusque dans ses profondeurs.
C’est alors qu’il avait vu clair sur le champ de bataille, qu’il avait reconnu le Beccaio râlant à ses pieds, distingué deux ou trois cadavres, quatre ou cinq blessés se traînant dans leur sang et cherchant à s’appuyer contre la muraille ; Salvato, le couteau à la main droite et prêt au combat, tandis qu’il protégeait de la main gauche un homme qu’à son grand étonnement il reconnut peu à peu pour maître Donato.
Si intelligent que fût Michele, il avait peine à s’expliquer le dernier groupe. Comment Salvato, qu’il venait de voir, cinq minutes auparavant, la corde au cou et les poignets liés, se retrouvait-il libre et le couteau à la main ? et comment enfin le bourreau, qui ne pouvait être venu là que pour pendre Salvato, se trouvait-il protégé par lui ?
En deux mots, Michele fut au courant de ce qui s’était passé ; mais l’explication ne fut donnée qu’après que Salvato se fut jeté dans ses bras.
C’était la contrepartie de la scène du largo del Pigne, quand Salvato avait sauvé la vie à Michele qu’on allait fusiller. Cette fois, c’était Michele qui avait sauvé la vie à Salvato qu’on allait pendre.
– Ah ! ah ! dit Michele lorsqu’il eut su, par maître Donato lui-même, comment il avait été invité à la fête et ce qu’il y était venu faire, il ne sera pas dit, compère, qu’on t’aura dérangé pour rien. Seulement, au lieu de pendre un honnête homme et un brave officier, tu vas pendre un misérable assassin, un vil bandit.
– Colonel Michele, répondit maître Donato, je ne me refuse pas plus à votre demande que je ne m’étais refusé à celle du Beccaio, et je dois dire que je pendrai même avec moins de regret le Beccaio que ce brave officier. Mais je suis honnête homme avant tout, et, comme j’avais reçu du Beccaio dix ducats pour pendre ce jeune homme, je ne crois pas qu’il soit dans mes droits de garder les dix ducats quand ce n’est plus le jeune homme que je pends, mais lui-même. Vous êtes donc témoins, tous tant que vous êtes ici, que j’ai rendu au voisin ses dix ducats avant de me porter à aucune voie de fait contre lui.
Et, tirant les dix ducats de sa poche, il les aligna sur la table où le Beccaio était couché.
– Maintenant, dit-il s’adressant à Salvato, je suis prêt à obéir aux ordres de Votre Seigneurie.
Et, prenant la corde qu’un instant auparavant il tenait pour la passer au cou de Salvato, il s’apprêta à la passer au cou du Beccaio, n’attendant qu’un signe de Salvato pour commencer l’opération.
Salvato étendit son regard calme sur tous les assistants, amis comme ennemis.
– Est-ce en effet à moi de donner des ordres ici ? demanda-t-il, et, si j’en donne, seront-ils exécutés ?
– Là où vous êtes, général, dit Michele, personne ne peut songer à commander, et personne, vous commandant, n’aurait l’audace de désobéir.
– Eh bien, alors, reprit Salvato, tu vas me reconduire avec tes hommes jusqu’au Château-Neuf ; car, ayant des ordres de la plus haute importance à faire passer à Schipani, il est important que j’arrive le plus promptement possible, et sain et sauf. Pendant ce temps-là, maître Donato...
– Grâce ! murmura le Beccaio, qui croyait entendre sortir de la bouche du jeune homme la sentence de mort, grâce ! je me repens.
Mais lui, sans l’écouter, continua :
– Pendant ce temps, vous ferez porter cet homme chez lui, et vous veillerez à ce que tous les soins que nécessite sa blessure lui soient donnés. Cela lui apprendra peut-être qu’il y a des hommes qui combattent et qui tuent, et des gens qui assassinent et qui pendent. Seulement, comme les abominables actions de ces derniers sont contraires aux saintes volontés du Seigneur, ils n’assassinent qu’à moitié et ne pendent pas du tout.
Puis, tirant de sa poche un papier de banque :
– Tenez, maître Donato, dit-il, voici une police de cent ducats pour vous indemniser des vingt ducats que vous avez perdus.
Maître Donato prit les cent ducats d’un air mélancolique qui donnait à sa figure une expression plus grotesque que sentimentale.
– Vous m’aviez promis autre chose que de l’argent si vous aviez les mains libres, Excellence.
– C’est vrai, dit Salvato, je t’avais promis ma main, et, comme un honnête homme n’a que sa parole, la voici.
Maître Donato saisit la main du jeune officier avec reconnaissance et la baisa avec effusion.
Salvato la lui laissa quelques secondes, sans que sa physionomie exprimât la moindre répugnance, et, quand maître Donato la lui eut rendue :
– Allons, Michele, dit-il, nous n’avons pas un instant à perdre : rechargeons les fusils, et droit au Château-Neuf !
Et en effet, Salvato et Michele, à la tête des lazzaroni libéraux qui venaient de seconder ce dernier dans la délivrance du prisonnier, s’élancèrent dans la strada dei Tribunali, gagnèrent la rue de Tolède par Porta Alba et le Mercatello, la suivirent jusqu’à la strada de Sant’ Anna dei Lombardi, et prirent enfin celles de Monteoliveto et de Médina, qui les conduisirent droit à la porte du Castello Nuovo.
Lorsque Salvato se fut fait reconnaître, il apprit que l’événement qui venait de lui arriver était déjà parvenu aux oreilles des patriotes enfermés dans le château et que le gouverneur Massa venait de donner l’ordre à une patrouille de cent hommes de partir au pas de course et d’aller le délivrer.
Salvato songea dans quelle inquiétude devait être Luisa, si la nouvelle de son arrestation était parvenue jusqu’à elle ; mais, toujours esclave de son devoir, il chargea Michele d’aller la rassurer, tandis qu’il aviserait avec le directoire aux moyens de faire passer à Schipani les ordres de son général en chef.
En conséquence, il monta droit à la salle où les directeurs tenaient leurs séances. À sa vue, un cri de joie s’échappa de toutes les poitrines. On le savait pris, et, comme on connaissait, en pareille occasion, la rapidité d’exécution des lazzaroni, on le croyait fusillé, poignardé ou pendu.
On voulut le féliciter, mais lui :
– Citoyens, dit-il, nous n’avons pas une minute à perdre. Voici l’ordre de Bassetti en duplicata, prenez-en connaissance et veillez, en ce qui vous regarde, à ce qu’il soit exécuté. Je vais, si vous le voulez bien, m’occuper, moi, de trouver des messagers pour le porter.
Salvato avait une manière claire et résolue de présenter les choses qui ne permettait que l’acceptation ou le refus. Dans cette circonstance, il n’y avait qu’à accepter. Les directeurs acceptèrent, gardèrent un double de l’ordre, pour le cas où le premier serait intercepté, et remirent l’autre à Salvato.
Salvato, sans perdre une seconde, prit congé d’eux, descendit rapidement, et, sûr de retrouver Michele près de Luisa, il courut à l’appartement vers lequel, il n’en doutait pas, l’appelaient les vœux les plus ardents.
Et, en effet, Luisa l’attendait sur le seuil de la porte. Dès qu’elle aperçut son amant, un long cri de « Salvato ! » s’élança de la bouche de la jeune femme. Elle était dans les bras de celui qu’elle attendait, que, les yeux fermés, le cœur palpitant, renversée en arrière, comme si elle allait s’évanouir, elle murmurait encore :
– Salvato ! Salvato !
Ce nom qui, en italien, veut dire sauvé, avait, dans la bouche de la jeune femme, la double tendresse de sa double signification, c’est-à-dire, qu’il alla, frémissant, éveiller jusqu’aux dernières fibres le cœur de celui qu’il appelait.
Salvato prit Luisa dans ses bras et l’emporta dans sa chambre, où, comme il l’avait présumé, l’attendait Michele.
Puis, quand la San Felice fut un peu revenue à elle, que son cœur, encore bondissant dans sa poitrine, mais se calmant peu à peu, eut permis au cerveau de reprendre le fil de ses idées momentanément interrompu :
– Tu l’as bien remercié, n’est-ce pas, lui dit Salvato, ce cher Michele ? Car c’est à lui que nous devons le bonheur de nous revoir. Sans lui, à cette heure, au lieu de serrer entre tes bras un corps vivant qui t’aime, te répond, vit de ta vie et frissonne sous tes baisers, tu ne tiendrais qu’un cadavre froid, inerte, insensible, et avec lequel tu tenterais vainement de partager cette flamme précieuse qui, une fois éteinte, ne se rallume plus !
– Mais non, dit avec étonnement Luisa ; il ne m’a rien dit de tout cela, le mauvais garçon ! Il m’a dit seulement que tu étais tombé aux mains des sanfédistes, et que, grâce à ton courage et à ton sang-froid, tu t’en étais tiré.
– Eh bien, dit Salvato, connais enfin ton frère de lait pour un affreux menteur. Moi, je m’étais laissé prendre comme un sot, et j’allais être pendu comme un chien, lorsque... Mais attends : sa punition va être de te raconter la chose lui-même.
– Mon général, dit Michele, le plus pressé, je crois, est de faire passer la dépêche au général Schipani : elle doit être d’une certaine importance, à en juger par le danger que vous avez affronté pour vous la procurer. Il y a une barque en bas prête à partir au premier ordre que vous donnerez.
– Es-tu sûr de ceux qui la montent ?
– Autant qu’un homme peut l’être d’autres hommes ; mais au nombre des matelots, déguisé en matelot, sera Pagliuchella, dont je suis sûr comme de moi-même. Je vais expédier la barque et la dépêche. Vous, pendant ce temps-là, racontez à Luisa comment je vous ai sauvé la vie : vous raconterez la chose beaucoup mieux que moi.
Et, poussant Luisa dans les bras de Salvato, il referma la porte sur les deux amants, et descendit l’escalier en chantant la chanson, si populaire à Naples, des souhaits, et qui commence par ce couplet :
Que ne suis-je, hélas ! l’enfant sans demeure
Qui marche courbé sous son tombereau !
Devant ton palais, j’irais à toute heure
Criant : « Voici l’eau ! Je suis porteur d’eau. »
Tu dirais : « Quel est cet enfant qui crie ?
De cette eau qu’il vend qu’il me monte un seau. »
Et je répondrais : « Cruelle Marie,
Ce sont pleurs d’amour et non pas de l’eau ! »
CL
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