La journée du 14 juin
Pagliuchella n’était point tombé à la mer : Pagliuchella s’était jeté à la mer.
Voyant les allures suspectes du patron, il avait compris que son colonel Michele avait mal placé sa confiance, et, comme Pagliuchella nageait aussi bien que le fameux Pesce Colas, dont le portrait orne le marché au poisson de Naples, il avait piqué une tête, avait filé entre d’eux eaux, n’avait reparu à la surface de la mer que juste le temps de respirer, avait replongé de nouveau ; puis, se jugeant hors de la portée de la vue, avait continué son chemin vers le Môle, avec le calme d’un homme qui avait trois ou quatre fois gagné le pari d’aller de Naples à Procida en nageant.
Il est vrai que, cette fois, il nageait avec ses habits, ce qui est moins commode que de nager tout nu.
Il mit un peu plus de temps au trajet, voilà tout, mais n’en aborda pas moins sain et sauf au Môle, prit terre, se secoua et s’achemina vers le Château-Neuf.
Il y arrivait vers une heure du matin, juste au moment où Salvato y rentrait lui-même avec son cheval couvert de blessures, atteint de son côté de cinq ou six coups de couteau peu dangereux par bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés, et son sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau ; ce qui prouvait que, s’il avait reçu des coups, il les avait rendus avec usure.
Mais, à la vue de Pagliuchella, tout ruisselant d’eau, au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon dont les choses s’étaient passées, il ne songea plus à s’occuper de lui, il ne pensa qu’à remédier à l’accident qui était arrivé en envoyant un second messager et un second message.
Au reste, cet accident, Salvato l’avait prévu, puisque, on se le rappelle, il s’était fait donner l’ordre par duplicata.
En conséquence, il monta à la salle du directoire, lequel, nous l’avons dit, s’était déclaré en permanence. Deux membres sur cinq dormaient, tandis que trois, nombre suffisant pour prendre des décisions, veillaient toujours, s’entretenant au nombre voulu.
Salvato, qui semblait insensible à la fatigue, entra dans la salle, amenant derrière lui Pagliuchella. Son habit était littéralement déchiqueté de coups de couteau, et, en plusieurs endroits, tâché de sang.
Il raconta en deux mots ce qui était arrivé : comment, avec Nicolino et Michele, il avait étouffé l’émeute en pavant littéralement de morts la rue de Tolède. Il croyait donc pouvoir répondre de la tranquillité de Naples pour le reste de la nuit.
Michele, blessé au bras gauche d’un coup de couteau, était allé se faire panser.
Mais on pouvait compter sur lui pour le lendemain : la blessure n’était point dangereuse.
Son influence sur la partie patriote des lazzaroni de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut donc avec une grande satisfaction que les directeurs apprirent que, dès le lendemain, il reprendrait ses fonctions.
Puis vint le tour de Pagliuchella, qui s’était tenu modestement derrière Salvato tout le temps que celui-ci avait parlé.
En deux mots, il fit à son tour son récit.
Les directeurs se regardèrent.
Si Michele, lazzarone lui-même, avait été trompé par des mariniers de Santa Lucca, sur qui pouvaient-ils compter, eux qui n’avaient sur ces hommes aucune influence de rang ni d’amitié ?
– Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûr qui pût aller en nageant d’ici au Granatello.
– Près de huit milles, dit un des directeurs.
– C’est impossible, dit l’autre.
– La mer est calme, quoique la nuit soit tombée, dit Salvato en s’approchant d’une fenêtre ; si vous ne trouvez personne, j’essayerai.
– Pardon, mon général, dit Pagliuchella en s’approchant : vous avez besoin ici, vous ; c’est moi qui irai.
– Comment, toi ? dit Salvato en riant. Tu en reviens !
– Raison de plus : je connais la route.
Les directeurs se regardèrent.
– Si tu te sens la force de faire ce que tu offres, dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien mérité de la patrie.
– J’en réponds, dit Pagliuchella.
– Alors, prends une heure de repos, et que Dieu veille sur toi !
– Je n’ai pas besoin de prendre une heure de repos, répondit le lazzarone ; d’ailleurs, une heure de repos peut tout compromettre. Nous sommes aux plus courtes nuits de l’été, c’est-à-dire au 14 juin ; à trois heures, le jour va venir : pas une minute à perdre. Donnez-moi la seconde lettre, cousue dans un morceau de toile cirée ; je me la pendrai au cou comme une image de la Vierge ; je boirai un verre d’eau-de-vie avant que de partir, et, à moins que saint Antoine, mon patron, ne soit décidément passé aux sanfédistes, avant quatre heures du matin, le général Schipani aura votre lettre.
– Oh ! s’il le dit, il le fera, dit Michele, qui venait d’ouvrir la porte et qui avait entendu la promesse de Pagliuchella.
La présence de son camarade donna à Pagliuchella une nouvelle confiance en lui-même. La lettre fut cousue dans un morceau de toile cirée et fermée hermétiquement ; puis, comme il était de la plus haute importance que personne ne vît sortir le messager, on le fit descendre par une fenêtre basse donnant sur la mer. Arrivé sur la plage, il se débarrassa de ses habits, et, liant seulement sur sa tête sa chemise et son caleçon, il se laissa couler à la mer.
Pagliuchella l’avait dit, il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal et passer sans être vu au milieu de la croisière anglaise.
Tout réussit comme on pouvait l’espérer. Seulement, fatigué de sa première course, Pagliuchella fut obligé d’aborder à Portici : par bonheur, le jour n’était pas encore venu, et il put suivre le rivage jusqu’au Granatello, toujours prêt, au moindre danger, à se rejeter à la mer.
Les patriotes avaient eu raison de compter sur le courage de Schipani ; mais, on le sait d’avance, il ne fallait pas compter sur autre chose que son courage.
Il reçut de son mieux le messager, lui fit servir à boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et ne s’occupa plus que d’exécuter les ordres du directoire.
Pagliuchella ne lui cacha aucun des détails de la première expédition manquée et de la barque surprise par le cardinal. Schipani put donc comprendre, et, d’ailleurs, Pagliuchella insista fort là-dessus, que le cardinal, étant au courant de son projet de marcher sur Naples, s’y opposerait par tous les moyens possibles. Mais les gens du caractère de Schipani ne croient pas aux obstacles matériels, et, de même qu’il avait dit : « Je prendrai Castelluccio », il dit : « Je forcerai Portici. »
À six heures, sa petite armée, se composant de quatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes et prête à partir. Il passa dans les rangs des patriotes, s’arrêta au centre, monta sur un tertre qui lui permettait de dominer ses soldats, et, là, avec cette sauvage et puissante éloquence si bien en harmonie avec sa force d’hercule et son courage de lion, il leur rappela leurs fils, leurs femmes, leurs amis, exposés au mépris, abandonnés à l’opprobre, demandant vengeance et attendant de leur courage et de leur dévouement la fin de leurs maux et de leur oppression. Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement le passage où Bassetti lui annonçait, ignorant la prise du château del Carmine, la quadruple sortie qui devait seconder son mouvement, il leur montra les patriotes les plus purs, l’espérance de la République, venant au-devant d’eux sur les cadavres de leurs ennemis.
À peine avait-il terminé ce discours, qu’à intervalles égaux trois coups de canon retentirent du côté de Castello Nuovo, et que l’on vit trois fois une légère fumée paraître et s’évaporer au-dessus de la tour du Midi, la seule qui fût en vue de Schipani.
C’était le signal. Il fut accueilli aux cris de « Vive la République ! La liberté ou la mort ! »
Pagliuchella, armé d’un fusil, vêtu de son caleçon et de sa chemise seulement, – ce qui, au reste, était son costume habituel avant qu’il fût élevé par Michele aux honneurs de la lieutenance, – prit place dans les rangs ; les tambours donnèrent le signal de la charge, et l’on s’élança sur l’ennemi.
L’ennemi, nous l’avons dit, avait ordre de laisser Schipani s’engager dans les rues de Portici. Mais, n’eût-il pas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le général républicain attaqua les sanfédistes lui eût ouvert le passage, tant qu’il n’eut eu que des hommes pour le lui fermer.
Dans ces sortes de récits, c’est chez l’ennemi qu’il faut aller chercher des renseignements ; car lui n’est pas intéressé à louer le courage de ses adversaires.
Voici ce que dit de ce choc terrible Vincenzo Durante, aide de camp De Cesari, dans le livre où il raconte la campagne de l’aventurier corse :
« L’audacieux chef de cette troupe de désespérés s’avançait menaçant et furieux, frappant avec rage la terre de ses pieds et semblable au taureau qui répand la terreur par ses mugissements. »
Mais, nous l’avons dit, malheureusement Schipani avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter des éclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui eussent fait lever les tirailleurs embusqués par De Cesari, il négligea toute précaution, força les passages de Torre del Greco et de la Favorite, et s’engagea dans la longue rue de Portici, sans même remarquer que toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées.
La petite et longue ville de Portici ne se compose, en réalité, que d’une rue. Cette rue, en supposant que l’on vienne de la Favorite, tourne si brusquement à gauche, qu’il semble, à une distance de cent pas, qu’elle est fermée par une église qui s’élève juste en face du voyageur. On dirait alors qu’elle n’a d’autre issue qu’une ruelle étroite ouverte entre l’église et la file de maisons qui continue en droite ligne. Arrivé à quelques pas de l’église seulement, on reconnaît à gauche le véritable passage.
C’était là, dans cette espèce d’impasse, que De Cesari attendait Schipani.
Deux canons défendaient l’entrée de la ruelle et plongeaient dans toute la longueur de la rue par laquelle les républicains devaient arriver, tandis qu’une barricade crénelée, réunissant l’église au côté gauche de la rue, présentait, même sans défenseurs, un obstacle presque insurmontable.
De Cesari et deux cents hommes se tenaient dans l’église ; les artilleurs, s’appuyant à trois cents hommes, défendaient la ruelle ; cent hommes étaient embusqués derrière la barricade ; enfin, mille hommes, à peu près, occupaient les maisons dans la double longueur de la rue.
Au moment où Schipani, chassant tout devant lui, ne fut plus qu’à cent pas de cette embuscade, au signal donné par les deux pièces de canon chargées à mitraille, tout éclata à la fois.
La porte de l’église s’ouvrit et, tandis que l’on voyait le chœur illuminé comme pour l’exposition du saint sacrement, et, devant l’autel, le prêtre levant l’hostie, l’église, pareille à un cratère qui se déchire, vomit le feu et la mort.
Au même instant, toutes les fenêtres s’enflammèrent, et l’armée républicaine, attaquée de face, sur ses flancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.
La ruelle, défendue par les deux pièces de canon, pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec une troupe décimée chaque fois, revint à la charge, conduisant ses hommes jusqu’à la gueule des pièces, qui alors éclataient et emportaient des files entières. À la troisième fois, il détacha cinq cents hommes de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna de faire le tour par le rivage de la mer et de charger la batterie par la queue, tandis que lui l’attaquerait de face.
Mais, par malheur, au lieu de confier cette mission aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec son imprudence ordinaire, en chargea les premiers venus. Pour ce patriote d’élite, tous les hommes avaient le même cœur, c’est-à-dire le sien. Les hommes envoyés par lui pour attaquer les sanfédistes firent la manœuvre commandée ; mais, au lieu d’attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux cris de « Vive le roi ! »
Schipani prit ces cris pour un signal. Il chargea une quatrième fois ; mais, cette quatrième fois, il fut reçu par un feu plus violent encore que les trois autres, puisqu’il était renforcé de celui de ses cinq cents hommes. La petite troupe, fouillée de tous côtés par les boulets et les balles, tourbillonna comme si elle eût eu le vertige, puis, réduite à sa dixième partie, sembla s’évanouir comme une fumée.
Schipani restait avec une centaine d’hommes éparpillés ; il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et, désespérant de passer, se retourna comme un sanglier qui revient sur le chasseur.
Soit respect, soit terreur, la masse qui lui coupait la retraite s’ouvrit devant lui ; mais il passa entre un double feu.
Il y laissa la moitié de ses hommes, et, toujours poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva à Castellammare. Il avait deux blessures : une au bras, l’autre à la cuisse.
Là, il se jeta dans une ruelle. Une porte était ouverte : il y entra. Par bonheur, c’était celle d’un patriote, qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures et lui donna d’autres habits.
Le même jour, Schipani ne voulant pas plus longtemps compromettre ce généreux citoyen, prit congé de lui et, la nuit venue, se jeta dans la montagne.
Il erra ainsi deux ou trois jours ; mais, reconnu pour ce qu’il était, il fut arrêté et conduit à Procida avec deux autres patriotes, Spano et Batistessa.
On se rappelle que c’était Speziale, cet homme qui avait fait à Troubridge l’effet de la plus venimeuse bête qu’il eût jamais vue, qui jugeait à Procida.
Finissons-en avec Schipani, comme nous en aurons bientôt fini avec tant d’autres, et faisons du même coup connaissance avec Speziale par une de ces atrocités qui peignent mieux un homme que toutes les descriptions que l’on en pourrait faire.
Spano était un officier dont les services dataient de la monarchie ; la République en avait fait un général, chargé de s’opposer à la marche De Cesari : il avait été surpris par un détachement sanfédiste et fait prisonnier.
Batistessa avait occupé une position plus obscure ; il avait trois enfants et passait pour un des plus honnêtes citoyens de Naples : le cardinal Ruffo s’approchant, sans bruit, sans ostentation, il avait pris son fusil et s’était mis dans les rangs des patriotes, où il s’était battu avec le franc courage de l’homme véritablement brave.
Nul au monde n’avait un reproche à lui faire.
Il avait obéi à l’appel de son pays, voilà tout. Il est vrai qu’il y a des moments où cela mérite la mort, et quelle mort ! Vous allez voir.
Que l’on ne s’étonne pas que, quand celui qui écrit ces lignes sort du roman pour retomber dans l’histoire, il s’indigne et éclate en imprécations. Jamais, dans les terribles conceptions de la fièvre, il n’inventerait ce qu’il a vu repasser sous ses yeux le jour où il a mis la main dans ce charnier royal de 99.
Les prisonniers, par jugement de Speziale, furent tous trois condamnés à mort.
Cette mort, c’était le gibet, mort déjà terrible par l’idée infamante que l’on attache à la corde.
Mais une circonstance rendit la mort de Batistessa plus terrible encore qu’on n’avait pu le prévoir.
Après être restés vingt-quatre heures suspendus au gibet, les corps de Batistessa, de Spano et de Schipani furent exposés dans l’église de Spirito Santo, à Ischia.
Mais, une fois couché sur le lit funéraire, le corps de Batistessa poussa un soupir, et le prêtre s’aperçut, avec un étonnement mêlé d’épouvante, que cette longue suspension n’avait point amené la mort.
Un râle sourd, mais continu, attestait la persistance de la vie, en même temps que l’on voyait sa poitrine s’abaisser et se soulever.
Peu à peu, il reprit ses sens et revint entièrement à lui.
L’avis de tous était que cet homme, qui avait été supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendant vingt-quatre heures, l’avait tenu entre ses bras ; mais personne, pas même le prêtre, dont c’était peut-être le devoir d’avoir du courage, n’osa rien décider sans prendre les ordres de Speziale.
On envoya, en conséquence, un message à Procida.
Que l’on se figure l’angoisse d’un malheureux qui sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature, qui se reprend à la vie, qui respire, qui se souvient, qui dit : « Mes enfants ! » et qui pense que tout cela n’est peut-être qu’un de ces rêves du trépas que Hamlet craint de voir survivre à la vie.
C’est Lazare ressuscité, qui a embrassé Marthe, remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retomber sur son crâne la pierre du tombeau.
Ce fut ce qu’éprouva, ce que dut éprouver du moins le malheureux Batistessa en voyant revenir le messager accompagné du bourreau.
Le bourreau avait ordre de tirer Batistessa de l’église, qui, pour servir les vengeances d’un roi, cessait d’avoir droit d’asile ; puis, sur les marches, il devait, pour qu’il n’en revînt pas, cette fois, le poignarder à coups de couteau.
Non seulement, le juge ordonnait le supplice ; mais il l’inventait : un supplice à sa fantaisie, un supplice qui n’était pas dans la loi.
L’ordre fut exécuté à la lettre.
Et que l’on dise que la main des morts n’est pas plus puissante que celle des vivants pour renverser les trônes des rois qui ont envoyé au ciel de pareils martyrs !
fin du tome cinquième
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