Où rentre en scène une de nos anciennes connaissances L’encyclique du cardinal Ruffo avait produit dans toute la basse Calabre l’effet de l’étincelle électrique.
Et, en effet, plus on était éloigné de Naples, plus le faible reflet intellectuel qui émanait de la capitale allait s’amoindrissant. Le cardinal avait mis les pieds, nous l’avons dit, dans l’antique Bruttium, cet asile des esclaves fugitifs, et toute cette partie de la Calabre avait traversé les siècles en demeurant dans la plus exacte ignorance et dans la stagnation la plus complète ; de sorte que les mêmes hommes qui, la veille, sans savoir ce qu’ils disaient, criaient : « Vive la République ! meurent les tyrans ! » se mirent à crier, de la même voix : « Vive la religion ! vive le roi ! à mort les jacobins ! »
Malheur à ceux qui se montraient indifférents à la cause bourbonienne et qui ne criaient pas plus fort ou du moins aussi fort que les autres ; ils étaient accueillis de ce cri : « Voilà un jacobin ! » et ce cri, dès qu’il se faisait entendre, était, comme à Naples, une condamnation à mort.
Les partisans de la révolution ou ceux qui avaient manifesté leur sympathie pour les Français étaient forcés de quitter leurs maisons et de fuir. Jamais le dulcia linquimus arva de Virgile n’eut un écho plus triste et plus retentissant.
Tous ces patriotes fugitifs prenaient le route de la haute Calabre, s’arrêtant lorsqu’ils parvenaient à échapper aux poignards de leurs compatriotes, les uns à Monteleone, les autres à Catanzaro ou à Cotrone, seules villes où eussent pu s’établir des municipes et un pouvoir démocratique. Cette persistance dans une opinion républicaine était maintenue dans ces trois villes par l’espérance de l’arrivée de l’armée française.
Mais, de toutes les autres villes soulevées par l’encyclique du cardinal, on voyait sortir, comme si elles allaient en procession, des multitudes de citoyens, précédés de leur curé la croix en main, et ayant à leur chapeau des rubans blancs, signes visibles de leurs opinions ; ces bandes, si elles venaient de la montagne, se dirigeant vers Mileto, si elles venaient de la plaine, se dirigeant vers Palmi ; des villes et des villages tout entiers abandonnés par les hommes valides n’étaient plus habités que par les femmes, les vieillards et les enfants, de façon qu’en peu de jours le seul camp de Palmi réunit environ vingt mille hommes armés, tandis que celui de Mileto en comptait presque autant, tous ces hommes portant avec eux leurs vivres et leurs munitions, les riches donnant aux pauvres, les couvents à tous.
Au milieu de ces masses de volontaires, on remarquait des ecclésiastiques de tout grade, depuis le simple curé d’un hameau de quelques centaines d’hommes jusqu’à l’évêque des grandes villes. Il y avait des propriétaires riches à millions, de pauvres journaliers gagnant à grand-peine dix grains par jour. « Enfin, dit l’écrivain sanfédiste Dominique Sacchinelli, auquel nous empruntons une partie des détails de cette miraculeuse campagne, enfin il y avait dans cette foule quelques honnêtes gens mus par l’amour du roi et le respect de la religion, mais, malheureusement, un bien plus grand nombre d’assassins et de voleurs poussés par l’esprit de rapine et par la soif de la vengeance et du sang. »
Cinq ou six jours après son arrivée à Catona, le cardinal, qui passait toutes les journées à son balcon, vit se détacher de la pointe du Phare et se diriger vers lui une petite barque manœuvrée par un moine et montée par deux pêcheurs. Mais, comme moine et pêcheurs avaient pour eux le courant et la brise, les pêcheurs laissaient reposer leurs avirons, et le moine, à l’arrière, tenait l’écoute de la voile et dirigeait la barque, qui aborda sur la plage de Catona, à l’endroit même où le cardinal avait débarqué quelques jours auparavant.
Ce moine marin avait d’abord intrigué quelque peu le cardinal, qui avait demandé sa lunette d’approche pour examiner le phénomène ; mais le phénomène lui avait été bien vite expliqué. Dans le moine marin, il avait reconnu notre ancienne connaissance fra Pacifico.
À peine la barque eut-elle abordé, que le frère capucin sauta à terre, et, d’un pied aussi ferme sur terre que sur mer l’avait été sa main, se dirigea vers la maison qu’habitait Son Éminence.
Le cardinal connaissait fra Pacifico et de réputation et de vue. De réputation, il savait qu’il était un ancien marin de la frégate la Minerve, et n’ignorait point de quelle façon la vocation lui était venue. De vue, il l’avait rencontré chez le roi Ferdinand, posant pour la crèche avec son âne Giacobino, et la renommée lui avait apporté le récit des faits et gestes du belliqueux capucin pendant les trois jours du combat qui avaient précédé la prise de Naples.
Il l’honora donc de loin d’un signe de main qui fit hâter le pas au moine, lequel, cinq minutes après, avait l’honneur de baiser la main de Son Éminence.
Maintenant, quelle cause avait fait quitter à fra Pacifico son couvent de Saint-Éphrem et l’amenait en Calabre ?
En deux mots, nous allons l’expliquer à nos lecteurs.
La conspiration contre-révolutionnaire de Backer, confiée si imprudemment par André à Luisa, et dénoncée si prudemment par Michele au général Championnet, avait commencé à s’organiser dès la fin de décembre, c’est-à-dire quelques jours à peine après le départ de Ferdinand.
Vers le 15 du mois de janvier, tous les fils en étaient noués, et l’on cherchait un homme sûr pour en porter la communication à Ferdinand.
On s’adressa au vicaire de l’église del Carmine, qui, comme nous l’avons dit, faisait partie de la conspiration.
Celui-ci proposa fra Pacifico, qui fut accepté par acclamation. Fra Pacifico, déjà populaire à Naples par sa manière de faire la quête, avait obtenu, dans les derniers événements, un surcroît de popularité qui ne permettait pas de mettre un instant en doute son courage et son royalisme.
Des ouvertures avaient donc été faites à fra Pacifico pour se rendre à Palerme et faire part au roi du gigantesque complot qui se tramait en sa faveur.
Fra Pacifico avait accepté avec joie cette dangereuse mission. Son oisiveté lui pesait au moins autant qu’à Oreste son innocence, et, au milieu de tous ses confrères imbéciles ou poltrons, le moine mordait rageusement son frein et entrait dans des orages de colère qui retombaient en grêle de coups de bâton sur le dos du pauvre Giacobino.
À peine eut-il été mis au courant de la mission qui lui était confiée, et eut-il, sous la direction du chanoine Jorio, appris par cœur ce qu’il avait à dire au roi Ferdinand, – car, de peur que le moine ne tombât aux mains des patriotes, on n’avait voulu lui confier aucun papier, – qu’il tira Giacobino de l’écurie comme s’il allait en quête, sortit du couvent son bâton de laurier à la main, descendit le largo delle Pigne, prit la strada San Giovanni a Carbonara, par l’Arenaccia, gagna le pont de la Maddalena, et, le même jour, tantôt marchant à pied, tantôt porté par Giacobino, alla coucher à Salerne.
Fra Pacifico, en faisant les plus fortes journées possibles, devait suivre les bords de la mer Thyrrénienne, et, à la première occasion qu’il trouverait, passer en Sicile.
En cinq ou six jours, fra Pacifico était parvenu au Pizzo ; il avait, là, des recommandations pressantes pour un certain Trentacapilli, ami du vicaire des Carmes, et dont le dévouement à la famille des Bourbons était bien connu.
Et, en effet, Trentacapilli non seulement avait reçu fra Pacifico chez lui, mais encore lui avait ménagé sur une balancelle son passage pour Palerme.
Fra Pacifico s’était donc embarqué au Pizzo, laissant, après une onctueuse et touchante recommandation, Giacobino aux mains de Trentacapilli, qui avait promis d’avoir pour le compagnon d’armes du moine les plus grands égards. Fra Pacifico voulait bien battre son âne, fra Pacifico ne pouvait même point se passer de le battre, mais il ne voulait point que d’autres le battissent.
En passant au Pizzo, le moine reprendrait sa bête.
Fra Pacifico avait heureusement abordé à Palerme et s’était immédiatement dirigé vers le palais royal.
Mais, là, il avait appris que le roi chassait dans les bois de la Ficuzza.
Il avait demandé, pour cause d’urgence, à être introduit près de la reine. La reine, à qui le nom de fra Pacifico était bien connu, ne l’avait point fait attendre, et l’avait reçu à l’instant même.
Fra Pacifico, qui connaissait parfaitement la suprématie qu’exerçait Sa Majesté, n’avait point hésité une minute à lui débiter le discours que lui avait fait apprendre de mémoire le chanoine Jorio.
La reine avait jugé la nouvelle si importante, qu’elle avait, à l’instant même, fait mettre les chevaux à une voiture, y avait fait monter avec elle Acton et fra Pacifico, et était partie pour la Ficuzza.
On était arrivé juste au moment où le roi arrivait lui-même de la chasse. Sa Majesté était de fort mauvaise humeur.
Son fusil, ce qui ne lui était jamais arrivé, avait raté deux fois : une première fois sur un sanglier, l’autre sur un chevreuil ; ce que le roi regardait non seulement comme un accident déplorable, mais encore comme le pire de tous les présages.
Il tourna donc le dos à Acton, rudoya la reine et écouta à peine fra Pacifico, qui lui débita, comme il avait fait à Caroline, tous les détails du complot.
Au nom de Backer, le roi se rassénéra quelque peu ; mais, à celui de Jorio, son visage se bouleversa.
– Les imbéciles ! s’écria-t-il, ils conspirent avec le premier jettatore de Naples, et ils veulent que leur complot réussisse ! J’estime fort le vicaire del Carmine, quoique je ne le connaisse pas, et le prince de Canosa, quoique je le connaisse ; j’aime les Backer comme la prunelle de mes yeux ; mais, parole d’honneur, je ne donnerais pas deux grains de leur tête. Conspirer avec Jorio ! il faut qu’ils soient bien las de la vie.
La reine n’avait point contre les jettatori les mêmes préventions que Ferdinand, parce qu’elle n’avait point les mêmes préjugés ; mais elle avait pour le gros bon sens du roi un certain respect. Elle multiplia donc les questions à fra Pacifico, qui répondit à tout avec la franchise d’un marin et la confiance d’un enthousiaste.
Selon fra Pacifico, avec les précautions prises, il n’y avait aucune crainte à concevoir et la conspiration ne pouvait manquer de réussir.
Le roi, la reine et Acton se réunirent en comité, et il fut convenu que l’on enverrait fra Pacifico au cardinal pour que celui-ci fût prévenu de ce qui se passait à Naples et tirât des capacités guerrières et religieuses du moine le meilleur parti qu’il pouvait en tirer.
En conséquence, après avoir eu l’honneur de dîner à la table de Leurs Majestés Siciliennes, fra Pacifico revint à Palerme dans la compagnie du roi, de la reine et du lieutenant général.
Là, on avisa au moyen de l’expédier en Calabre le plus tôt possible ; et, comme le moine, en sa qualité de partie intéressée, était admis au conseil, il déclara qu’à son avis, le mode de locomotion le plus rapide était une bonne barque, avec la voile latine pour les heures où il y aurait du vent, et deux bons rameurs pour les heures où il n’y en aurait pas.
En conséquence, on donna mille ducats à fra Pacifico pour l’achat ou la nolisation de la barque, le reste de la somme devant, à titre de gratification, revenir au couvent.
Dès le même soir, fra Pacifico, moyennant six ducats, eut frété une barque, montée de deux rameurs, et, avant minuit, il se mettait en route.
Au bout de quatre jours, la barque doublait le Phare, et, deux heures après, comme nous l’avons dit, abordait à Catona.
Fra Pacifico était porteur d’une lettre autographe de Ferdinand pour le cardinal.
Cette lettre était conçue en ces termes :
Mon éminentissime, j’ai reçu, comme vous le comprenez bien, avec la plus vive satisfaction, la nouvelle de votre arrivée à Messine, et, subséquemment, celle de votre heureux débarquement en Calabre.
Votre encyclique, que vous m’avez fait parvenir, est un modèle d’éloquence guerrière et religieuse, et je ne doute pas qu’elle ne nous vaille bientôt, jointe à la popularité de votre nom, une brave et nombreuse armée.
Je vous envoie un de nos bons amis, qui ne vous est pas inconnu : c’est fra Pacifico, du couvent des capucins de Saint-Éphrem. Il arrive de Naples et nous apporte du bon et du mauvais, et, comme le dit le proverbe napolitain, dans ce qu’il vous racontera, il y a à boire et à manger.
Le bon est que l’on s’occupe de nous à Naples et que l’on songe à faire de nouvelles Vêpres siciliennes contre ces brigands de jacobins ; le mal est que l’on ait admis dans les rangs de la conspiration des jettateurs comme le chanoine Jorio, qui ne peuvent manquer de lui porter malheur.
C’est vous dire, mon éminentissime, que, plus que jamais, je compte sur vous, ne voyant mon salut qu’en vous.
Je mets, avec son autorisation et celle de son supérieur, fra Pacifico à votre disposition. C’est, vous le savez, un serviteur brave et dévoué. Je ne doute pas qu’il ne vous soit d’une grande utilité, soit que vous vous décidiez à le renvoyer à Naples, soit que vous préfériez le garder près de vous.
Ne quittez point Catona, et n’entrez point en Calabre sans m’avoir adressé un plan détaillé de la marche matérielle et politique que vous comptez suivre. Mais ce que je vous recommande avant tout, c’est de n’accorder aucun pardon aux coupables, de les punir sans pitié, pour l’exemple des autres, et cela, dès que le crime commis par eux vous sera avéré. La trop grande indulgence dont nous avons usé est cause de l’état déplorable dans lequel nous nous trouvons.
Que le Seigneur vous conserve et bénisse de plus en plus vos opérations, comme l’en prie dans son indignité et comme vous le souhaite votre affectionné
Ferdinand B.
CXIX
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