Les Sanfédistes Le cardinal avait une mission toute prête à donner à fra Pacifico.
C’était de l’envoyer à De Cesari pour ordonner à son lieutenant de faire sa jonction avec lui, Ruffo.
On avait eu des nouvelles du faux prince héréditaire, et les nouvelles étaient des plus satisfaisantes.
Du moment que De Cesari avait été reconnu pour le duc de Calabre par l’intendant de Montéjasi et par les deux vieilles princesses, nul n’eût osé émettre un doute sur son identité.
En conséquence, après avoir reçu à Brindisi les députations de toutes les villes environnantes, il se mit en marche pour Tarente, où il arriva avec trois cents hommes, à peu près.
Là, lui, Boccheciampe et leurs compagnons résolurent, sur le conseil que leur avaient donné M. de Narbonne et les vieilles princesses, de se séparer. De Cesari, c’est-à-dire le prince François, et Boccheciampe, c’est-à-dire le duc de Saxe, resteraient en Calabre.
Les autres, c’est-à-dire Corbara, Guidone, Colonna Durazzi et Pittaluga s’embarqueraient sur la felouque qu’ils avaient nolisée à Brindisi et qui viendrait les prendre à Tarente, et iraient à Corfou presser l’arrivée de la flotte turco-russe.
Disons tout de suite, pour en finir avec les cinq aventuriers que nous venons de nommer les derniers, qu’à peine furent-ils en mer, une galère tunisienne leur donna la chasse et les fit prisonniers.
Il est vrai que le consul d’Angleterre les réclama et qu’ils furent rendus à la liberté après une captivité de quelques mois. Mais, comme ils sortirent d’esclavage trop tard pour prendre part aux événements qui nous restent à raconter, nous nous contenterons de rassurer nos lecteurs sur leur sort, et nous reviendrons à De Cesari et à Boccheciampe, qui, comme on va le voir, faisaient merveille.
De Tarente, ils étaient partis pour Mesagne ; là, ils furent reçus avec tous les honneurs dus à leur rang supposé. Ils s’arrêtèrent un instant dans cette ville, rétablirent l’ordre dans la province et la mirent en état de soutenir, en faveur de la cause royale, la lutte qu’ils préparaient.
À Mesagne, ils apprirent que la ville d’Oria s’était démocratisée. Ils se mirent aussitôt en marche, se recrutèrent en route d’une centaine d’hommes et rétablirent le gouvernement bourbonien.
Là, les députations se succédèrent. Elles arrivèrent non seulement de Lecce, de la province de Bari, mais encore de la Basilicate, c’est-à-dire de l’extrémité opposée à la Calabre. De Cesari recevait les députés avec beaucoup de dignité, mais aussi de reconnaissante affection. À tous il disait qu’il fallait que tout fidèle sujet du roi prît les armes et combattît la révolution, de sorte que, de ces réceptions gracieuses et de ces élégants discours, il résulta une grande augmentation de volontaires.
Mais les choses ne devaient pas toujours aller sur un terrain si facile. À Francavilla, on s’était tiré des coups de fusil et donné des coups de couteau. Les royalistes, se sentant les plus forts, avaient tué ou blessé quelques démocrates. De Cesari et Boccheciampe arrivèrent, et, il faut leur rendre cette justice, leur arrivée fit cesser à l’instant même les assassinats.
Nous avons eu entre les mains une proclamation de De Cesari, signée François, duc de Calabre, dans laquelle le faux prince, se dénonçant par son humanité, disait que « se rendre justice soi-même était usurper les droits de la justice royale ; qu’il fallait laisser aux magistrats la terrible responsabilité de la vie et de la mort, et que Son Altesse voyait avec le plus grand déplaisir les royalistes se livrer à de semblables excès. »
C’était assez imprudent au faux prince de parler sur ce ton, lorsque Ferdinand recommandait à Ruffo l’extermination des jacobins.
À Naples, il eût été immédiatement reconnu pour un aventurier ; mais, en Calabre, on ne continua pas moins, malgré cette imprudente pitié, de le prendre pour un prince.
Après deux jours passés à Francavilla, De Cesari et Boccheciampe étaient entrés à Ostuni, qu’ils avaient trouvée dans la plus complète anarchie. Le parti royaliste, triomphant à leur approche, s’était emparé de toute l’autorité et avait voulu massacrer un des patriotes les plus connus et les plus intelligents du pays, et, avec lui, toute sa famille.
Ce patriote, homme non seulement d’un grand talent comme médecin, mais encore d’un grand cœur, ainsi qu’on va le voir, se nommait Airoldi.
Voyant l’inévitable danger venu à lui, il résolut de se sacrifier, mais, en se sacrifiant, de sauver sa famille.
En conséquence, il barricada l’entrée principale de sa maison, qu’il se prépara à défendre jusqu’à la dernière extrémité, tout en faisant fuir sa famille par une porte abandonnée depuis longtemps et qui donnait sur une ruelle sombre et déserte.
Les brigands se ruèrent alors contre la façade de la maison, qui donnait sur la grande rue et qui était barricadée.
Au moment où la porte s’ouvrait, afin que la colère de toute cette multitude se tournât contre lui, il lâcha ses deux coups de fusil sur les assaillants, tua un homme et en blessa un autre.
Puis il jeta derrière lui son fusil déchargé et se livra à ses bourreaux.
Ceux-ci avaient préparé un bûcher pour le brûler, lui, sa femme et ses trois enfants ; mais il leur fallut, à leur grand regret, se contenter d’une seule victime.
Ils le lièrent sur le bûcher et le brûlèrent à petit feu.
De Cesari et Boccheciampe avaient été prévenus de ce qui se passait. Ils mirent leurs chevaux au galop ; mais, quelque diligence qu’ils fissent, ils arrivèrent trop tard.
Le docteur venait d’expirer.
Ah ! nous le savons bien, c’est une triste histoire que celle que nous écrivons sous la forme du roman, et peut-être ne lui avons-nous donné cette forme que pour avoir le droit de la publier et la certitude de la faire lire, et ce sont de misérables alliés, ceux que, de tout temps, de Ferdinand Ier à François II, de Mammone à La Gala, les Bourbons ont eu pour défenseurs de leur cause.
Mais aussi, passant derrière l’histoire et par les mêmes chemins qu’elle a suivis, nous avons le bonheur de pouvoir, à l’égard de certains hommes, rectifier ses jugements. Nous avons déjà peint le cardinal Ruffo, tel qu’il était et non point tel que les historiens, qui n’avaient pas lu sa correspondance avec Ferdinand, nous l’avaient donné.
À un plan moins important et plus éloigné, nous sommes heureux de dire la vérité sur De Cesari et Boccheciampe.
Leur arrivée à Ostuni arrêta le sang et fit cesser les massacres.
Il y a, à notre avis, une grande joie et un grand orgueil à sauver la vie d’un homme ; mais l’orgueil ne doit-il pas être aussi grand, la joie aussi grande lorsque l’on tire une mémoire des gémonies où un historien peu consciencieux ou mal renseigné l’avait traînée et qu’on la réhabilite aux yeux de la postérité ?
Et voilà ce qui donnera, nous l’espérons, à ce livre un cachet particulier : c’est la conscience avec laquelle il répandra la lumière sur tous et même sur ceux qui, au point de vue de notre opinion, seraient nos ennemis, si, au point de vue de notre conscience, nous ne devions, avant tout, être leur juge.
Ce fut sur la place d’Ostuni, près du bûcher du docteur Airoldi, que fra Pacifîco rejoignit De Cesari et son compagnon. Ils étaient occupés à recevoir des députations qui non seulement venaient rendre hommage au faux prince, mais encore lui demander des secours. Lecce était séparée en deux parties, et les républicains étaient les plus forts. Tarente et Martina étaient dans la même situation ; Acquaviva et Altamura étaient démocratisées jusqu’au fanatisme ; Altamura surtout avait fait serment de s’ensevelir sous ses ruines plutôt que de rester sous la domination des Bourbons. Considérées à leur véritable point de vue, les choses ne présentaient donc pas un succès si facile qu’on l’avait cru d’abord.
Fra Pacifico attendit que le faux prince eût reçu les trois ou quatre députations qui lui étaient envoyées, et s’annonça comme venant de la part du vicaire général.
De Cesari pâlit et regarda Boccheciampe ; selon lui, le seul vicaire général qui pût envoyer vers lui était le prince François.
L’humilité du messager ne prouvait rien. De Cesari lui-même choisissait pour porter ses ordres ou ses dépêches des moines de bas étage ; le moine, quel qu’il soit et à quelque robe qu’il appartienne, étant toujours bien reçu partout, dans l’Italie méridionale, mais à plus forte raison s’il a fait vœu de pauvreté et appartient à quelque ordre mendiant.
– Quel est ce vicaire général ? demanda De Cesari pour l’acquit de sa conscience, mais croyant savoir d’avance quelle réponse serait faite à cette question.
– Ce vicaire général, répondit fra Pacifico, est Son Éminence le cardinal Ruffo, et voici la dépêche dont je suis chargé de sa part pour Votre Altesse.
De Cesari regarda Boccheciampe avec une inquiétude croissante.
– Voyons, monseigneur, dit Boccheciampe, décachetez cette lettre et lisez-la, puisqu’elle est à votre adresse.
Et, en effet, la lettre portait cette suscription :
À Son Altesse royale monseigneur le duc de Calabre.
De Cesari l’ouvrit et lut :
Monseigneur,
Votre auguste père, Sa Majesté Ferdinand, que Dieu garde ! m’a fait l’honneur de me nommer son lieutenant, avec charge de reconquérir son royaume de terre ferme, envahi à la fois par les jacobins français et leurs principes.
Ayant appris, tant à Palerme qu’à Messine, et surtout à mon débarquement en Calabre, où je suis descendu le 8 février du présent mois, l’entreprise hardie que Votre Altesse avait tentée de son côté, et la façon miraculeuse dont Dieu l’avait secondée, je dépêche à Votre Altesse un de nos partisans les plus chaleureux et les plus éprouvés, pour lui dire que le roi votre père, que Dieu garde ! malgré le rang suprême que vous êtes destiné à occuper, ayant daigné, tant sa confiance en moi est grande, mettre Votre Altesse sous mes ordres, j’ai l’honneur de lui faire savoir que, dès qu’elle aura assuré la tranquillité des provinces où elle se trouve, je la prie de venir me rejoindre avec ce qu’elle aura de volontaires, d’armes et de munitions, pour que nous marchions ensemble sur Naples, où seulement nous parviendrons à trancher les sept têtes de l’hydre.
Tout en laissant à Votre Altesse le soin d’apprécier l’époque où elle doit me rejoindre, je lui ferai observer que le plus tôt sera le mieux.
J’ai l’honneur d’être, avec respect,
De Votre Altesse royale,
Le très humble serviteur et sujet,
F. cardinal Ruffo.
Dans cette lettre était inséré un petit papier où, de sa plus fine écriture, le cardinal avait tracé les mots suivants :
Capitaine De Cesari, le roi connaît votre dévouement et l’approuve, ainsi que celui de vos compagnons. Le jour où vous me rejoindrez, vous abdiquerez le titre de prince, mais vous prendrez à mes côtés le rang de brigadier.
En attendant, demeurez pour tous le prince héréditaire et que Dieu vous garde ni plus ni moins que si vous étiez lui-même !
Celui qui vous porte ce billet, quoique tout dévoué à notre cause, ne sait que ce que voudrez lui dire, et il me paraît important, surtout si vous le renvoyez à Naples, qu’il y rentre avec la croyance que vous êtes bien véritablement le duc de Calabre.
De Cesari lut la lettre, ou plutôt les deux lettres, d’un bout à l’autre avec toute l’attention que l’on peut imaginer ; puis il les passa à Boccheciampe, tandis que fra Pacifico, qui prenait l’aventurier corse pour le vrai prince, se tenait respectueusement à quelque distance, attendant ses ordres.
– Vous savez lire, mon ami ? demanda Boccheciampe lorsqu’il eut achevé les deux lettres et rendu à De Cesari le billet particulier qui était joint à la dépêche officielle.
– Par la grâce de Dieu, oui, dit fra Pacifico.
– Eh bien, alors, comme Son Altesse ne veut point avoir de secret pour un serviteur si dévoué que vous paraissez l’être, et désire que vous connaissiez le cas que monseigneur le cardinal fait de vous, elle vous autorise à prendre connaissance de cette lettre.
Fra Pacifico reçut, en s’inclinant jusqu’à terre, la lettre des mains du faux duc de Saxe, et la lut à son tour.
Après quoi, il s’inclina de nouveau en signe de remerciement et la rendit à celui qu’il prenait pour le prince.
– Eh bien, dit celui-ci, nous allons en finir, selon les instructions du cardinal, avec les quelques villes qui ont oublié leur devoir et qui résistent au pouvoir royal ; après quoi, selon ses instructions toujours, nous nous rangerons immédiatement sous ses ordres.
– Et moi, monseigneur, dit fra Pacifico se redressant de toute la hauteur de sa longue taille avec la confiance d’un homme qui sait combien il peut être utile si on l’emploie convenablement, à quoi allez-vous m’occuper ?
Les deux jeunes gens se regardèrent, et, reportant leurs yeux sur fra Pacifico :
– Nous avons besoin d’un messager brave et habile qui nous précède à Martina et à Tarente, qui s’introduise dans ces deux villes et qui y répande nos proclamations.
– Me voilà, dit fra Pacifico frappant la terre de son bâton de laurier. Ah ! si j’avais Giacobino !
Les jeunes gens ignoraient ce que c’était que Giacobino, et apprirent du moine que c’était son âne, qu’il avait laissé au Pizzo en s’embarquant pour la Sicile.
Le même soir, fra Pacifico partit pour Martina, portant une charge de proclamations pareille à celle qu’eût pu porter Giacobino.
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