1Introduction Identifier les débouchés industriels possibles d’une nouvelle connaissance scientifique ou technique non exploitée et la déployer au bon moment sur des segments de marché appropriés tout en accélérant les cycles de développement restent une tâche complexe à réaliser. Pour mettre en place une ingénierie de l’innovation, nos investigations nous ont conduit à la théorie C-K. Cette méthode encore récente, née au centre de gestion scientifique des Mines de Paris dans l’équipe d’A. Hatchuel, aura fêté ses 10 ans d’existence en 2012. Suite à la publication du texte fondateur, « La théorie C-K : fondements et usages d’une théorie unifiée de la conception » (Hatchuel, Weil, 2002), de nombreux travaux ont été publiés autour du sujet.
En généralisant l’ensemble des principes de conception, la représentation C-K intègre les préceptes qui soulignaient le paradigme des problèmes de résolution d’H. Simon (Hatchuel, Weil, 2002), incluant la théorie de la décision, du « problem solving » ou de l’intelligence artificielle. Elle formalise une grille de travail pour interpréter les doctrines de la conception déjà existantes, et les inclut dans un modèle unique. Ainsi, des problèmes importants sont résolus, alors qu’ils n’étaient pas bien traités avec les préceptes précédents se contentant trop souvent de produire un objet inconnu à partir d’éléments connus. Cette théorie modélise le processus de conception tout en étant novatrice (Hatchuel et al., 2004). Elle échappe ainsi à deux erreurs courantes : celui du raisonnement qui s’appuie sur des fonctions stabilisées et celle de la créativité en conception qui se contente de produire des idées incontrôlables.
Au départ, l’objectif de la théorie C-K était double : comprendre en amont les phases de la création et construire un langage commun destiné aux concepteurs comme les architectes et les ingénieurs. Rapidement, de nouveaux usages vont apparaître et redéfinir ainsi d’autres buts (Hatchuel, Weil, 2009 ; Kazackçi, Tsoukias, 2005 ; Elmquist, Segrestin, 2007 ; Elmquist, Le Masson, 2009) : comme la construction rigoureuse et unifiée d’une grille de lecture ou l’accès à une meilleure compréhension du processus de conception. Ainsi, il semblait intéressant de dresser un panorama des différentes recherches utilisant les enseignements de cette nouvelle approche durant ces dix dernières années. Quels sont ces travaux ? Quels sont ses intérêts, ses champs d’application et ses perspectives ? Pour répondre à ces questions, nous reviendrons dans un premier temps sur les notions et les principes de la théorie. Une revue de littérature tentera ensuite de classifier ses différents usages pour nous éclairer sur ses possibles applications et l’intérêt à la mobiliser dans nos recherches futures.
2La théorie C-K : Notions et principes 2.1Une nouvelle définition de la conception : La distinction de deux espaces La proposition fondamentale de la théorie C-K est que « tout raisonnement de conception suppose la distinction entre deux espaces associés : l’espace des concepts et l’espace des connaissances » (Hatchuel, Weil, 2002 : 13). Au démarrage d’un projet, les acteurs détiennent des savoirs assez disparates qui sont représentés par des objets, des règles, des études, des réalisations, des faits, etc. Le processus de conception s’initialise par un concept déclencheur (C0) dépourvu de propriétés dès qu’une question se manifeste, et qu’elle ne peut pas être résolue par les connaissances disponibles. L’approche C-K propose ainsi d’étudier en même temps deux dimensions : les concepts et les connaissances. La mise en rapport de ces deux éléments n’existe pas dans les théories précédentes et fait apparaître deux espaces expansibles, intimement liés et bien distincts. Ce dualisme est nécessaire à l’élargissement des connaissances, qui permet dans un même temps aux concepts de s’étendre.
A : Convergence
B : Divergence
Concepts
Connaissances
Nouvelles explorations
Connaissances existantes
A
B Figure 1 – Schéma de synthèse sur le processus C-K (Le Masson et al., 2006)
Une proposition désigne l’expression d’une idée ou d’un savoir, et l’affirmation ou la négation de quelque chose. Elle se compose d’attributs qui valident ou démentent un concept ou une connaissance. Cela peut être une idée de produit, une théorie, une hypothèse, une question de recherche, un prototype, etc. Un va-et-vient incessant entre les deux espaces consiste à spécifier progressivement un concept en lui ajoutant des propriétés issues de l’univers des connaissances existantes ou nouvelles. Le raisonnement de conception (Figure 1) peut être convergent en additionnant des propriétés au produit sur plusieurs niveaux en « profondeur ». Ou il est divergent en offrant en « largeur » une multitude de produits avec un nombre de rang peu élevé de propriétés.
L’espace K des connaissances (« Knowledge ») est un ensemble de propositions établies ou désapprouvées dans l’espace K, souvent d’ordre technique, social, réglementaire, marketing, etc. qui possèdent un statut logique vrai ou faux pour le concepteur (Hatchuel, Weil, 2002). Il existe différentes formes pour juger l’état des connaissances comme les tests, les mesures ou les essais (Gillier et al., 2010). La réponse n’étant pas évidente, nous pouvons considérer qu’une proposition peut être incertaine et lui octroyer une valeur selon son taux de validation en construisant une échelle. Par exemple, une étude marketing sur le lancement d’un produit est une connaissance acquise qui peut être validée en estimant sa part de marché. Une conception innovante ne doit pas s’appuyer sur des pistes d’exploration uniquement basées sur des concepts. Souvent négligées dans la littérature, les connaissances manquantes devront être créées ou procurées afin d’assurer la bonne marche du processus. Cet accroissement est une « zone d’apprentissage » où l’on acquiert des savoir-faire (Kazakçi, Tsoukias, 2005).
L’espace C des « Concepts » est « l’ensemble des propositions indécidables » qui sont dépourvues d’un statut logique : ni vraies ou ni fausses et ne peuvent pas être garanties dans l’espace K. Un concept exprime si une ou plusieurs entités inconnues vérifient un groupe de propriétés, et évoluent en y ajoutant ou en y retirant des propriétés. La conception progresse si des propositions indécidables deviennent vraies et compréhensibles dans l’espace K. Ces ensembles dits innovants ne représentent pas une réalité mais un potentiel d’expansion sur lequel il ne faut pas émettre d’avis. Suspendu à tout jugement pour laisser place à l’imagination, l’espace C est une « zone de créativité » (Pérocheau, 2007).
De nombreux auteurs ont proposé une définition de la conception (Oakley, 1990 ; Pye, 1978 ; Pahl et Beitz, 1984 ; Caldecote, 1979 ; Walsh et al. 1992 ; Afnor, 1988) qui peut être définie comme les efforts communs et les moyens mis en œuvre pour créer un produit, un équipement, un système ou un service qui doivent être conformes à des attentes d’utilisateurs. A partir de ces notions introduites, la conception peut être définie par une approche plus mathématique. C’est le processus par lequel les concepts génèrent d’autres concepts ou valident des propositions pour en faire de nouvelles connaissances. Cela consiste à spécifier progressivement un concept de C en lui ajoutant des propriétés issues uniquement de K.
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