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![]() www.comptoirlitteraire.com présente Charles BAUDELAIRE (France) (1821-1867) ![]() Cette première partie est consacrée à sa vie et ses œuvres dont certaines (surtout ''Les fleurs du mal'' et ''Petits poèmes en prose'') sont ici résumées et commentées, d'autres faisant l'objet de fichiers particuliers. Bonne lecture ! Le 9 avril 1821, Charles-Pierre Baudelaire naquit au 13 rue Hautefeuille à Paris (vieille maison au cœur du Paris médiéval qui se trouvait à l’emplacement actuel de la librairie Hachette car elle fut détruite lors de la percée du boulevard Saint-Germain). Il fut baptisé le 7 juin à Saint-Sulpice. Il était le fils de Joseph-François Baudelaire, qui avait été dans sa jeunesse prêtre du diocèse de Châlons-sur-Marne, mais n’avait, selon toute apparence, jamais exercé le sacerdoce, car il devint répétiteur à Sainte-Barbe puis précepteur des enfants du duc de Choiseul-Praslin. Il fut marqué par la fréquentation des philosophes, et fut défroqué par la Révolution. Sous l’Empire, il avait servi dans l’administration du Sénat. Enfin, retraité dans l'aisance, il était peintre amateur à ses heures, un «détestable artiste» selon Baudelaire (lettre à sa mère du 30 décembre 1857), qui lui dut cependant son initiation à la culture («Mon berceau s’adossait à la bibliothèque / Babel sombre, où roman, science, fabliau, / Tout, la cendre latine et la poussière grecque / Se mêlaient» [‘’La voix’’]) et son «culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)» (‘’Mon cœur mis à nu’’), car il fit avec lui des visites de musées comme des promenades au jardin du Luxembourg au cours desquelles, patiemment, au fil de stations devant les statues ou les massifs de fleurs, fut façonné son langage artistique. Cet homme de l’Ancien Régime avait, en 1819, à l’âge de soixante ans, épousé en secondes noces une femme qui en avait vingt-six et était sans fortune, Caroline Archenbaut-Defaÿs. Née à Londres au temps de l’émigration, elle y avait passé ses premières années, et allait initier Charles à la langue anglaise et à ce qu’il allait appeler «la littérature saxonne». Il fut le fils unique (et malheureux : «Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, / Traversé çà et là par de brillants soleils» - «Ma vie a été damnée dès le commencement, et elle l’est toujours» [lettre à sa mère du 4 décembre 1854]) de cette union mal assortie. Mais, du fait du précédent mariage de son père, il avait un demi-frère, Claude-Alphonse Baudelaire. Il avait six ans lorsque, le 10 février 1827, il perdit ce père qu’il aimait, qui lui laissait, avec le goût d’une politesse raffinée et distante, parfois précieuse, un héritage dont il allait n'avoir jamais le total usufruit. Enfant anxieux, éperdu de tendresse, il connut alors avec sa mère, jeune veuve douce et coquette, dans leur chère maison champêtre de Neuilly, qui n'était alors qu'un gros bourg (un poème des ‘’Fleurs du mal’’ l’évoque avec nostalgie : «Je n’ai pas oublié, voisine de la ville / Notre blanche maison, petite mais tranquille»), avec Mariette aussi, «la servante au grand cœur», ce «bon temps des tendresses maternelles», marqué de «longues promenades», «où tu étais uniquement à moi […] à la fois une idole et un camarade» (lettre à sa mère, du 6 mai 1861). Éprouva-t-il un sentiment incestueux? Il confia : «Le goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure avec l’odeur de la femme. […] Enfin j’aimais ma mère pour son élégance» (‘’Fusées’’). Dans ses œuvres, on trouve plusieurs figures de veuves (’Le cygne’’, ‘’Les petites vieilles’’, ‘’Les veuves’’). À quel âge apprit-il que son père était un prêtre défroqué? Nous I'ignorons, mais on peut penser que la révélation de cette «faute» put blesser la foi religieuse de celui qui confia : «Dès mon enfance, tendance à la mysticité.», et être à I'origine du sentiment de culpabilité qui apparut déjà dans ses lettres d'enfant, et qui allait hanter sa pensée d'un bout à I'autre de son existence. Le deuil de Caroline n'excéda pas vingt mois. Le 18 novembre 1828, elle se remaria (en partie par nécessité car elle accoucha presque aussitôt d’une fille mort-née, demi-sœur dont Baudelaire ne sut rien) avec un brillant officier de trente-neuf ans, le chef de bataillon Jacques Aupick, qui avait fait les campagnes de l’Empire, avait été décoré de la Légion d’honneur, servait pour lors sous la Restauration. Le choc fut rude pour le jeune garçon qui voyait se fermer le domaine merveilleux de l’enfance (la sensualité innocente du «vert paradis des amours enfantines» célébré dans le poème ‘’Moesta et errabunda’’) par cet homme d’une vanité solennelle, sévère, sans souplesse, qui le soumit à une stricte discipline, et qu’il était contraint d’appeler «ami». Révolté par ce mariage (il allait dire : «Quand on a un fils comme moi, on ne se remarie pas»), il se sentit abandonné par celle qu'il croyait «uniquement à lui», connut déjà «un sentiment de destinée éternellement solitaire» (‘’Mon cœur mis à nu’’), et la blessure de cet «amour passionné» trahi allait saigner longtemps. Et d’autant plus que, ne s'entendant pas avec son beau-père, qui incarnait à ses yeux tout ce qui faisait obstacle à ce qu'il aimait : sa mère (qui allait être la seule personne qui ait réellement compté dans sa vie), la poésie, le rêve et la vie sans contingences, il fut mis en pension. En 1831, Aupick, de retour d’Algérie, fut nommé lieutenant-colonel et chef d'état-major de la septième division militaire à Lyon, pour y réprimer les troubles. Charles fut interne à la pension Delorme, puis au Collège royal. Il suivait les cours à la satisfaction de ses parents, mais se montra pourtant un élève singulier, sournois, partagé entre la mélancolie et le cynisme, qui passait par les crises d'indiscipline des enfants mal aimés, ne retenant de ce temps que «coups, batailles avec les professeurs et les camarades, lourdes mélancolies» (‘’Note autobiographique’’), avec la brume qui lentement montait du fleuve, l’humidité et l’odeur du charbon qu’il n’allait jamais oublier. Il prit part, en 1834, avec ses camarades, aux émeutes du quartier de la Croix-Rousse dans la répression desquelles s’illustra Aupick. En janvier 1836, la famille revint à Paris où, en avril, Aupick fut promu colonel et nommé chef d'état-major de la première division. Baudelaire, alors âgé de quinze ans, adolescent long et pâle, fut inscrit comme interne au collège Louis-le-Grand. Il s’y lia avec des condisciples également amateurs de littérature, comme Louis Ménard, le futur auteur des ''Rêveries d’un païen mystique'', ou Émile Deschanel, le futur auteur de ''Le romantisme des classiques''. Mais il en étonna bien d’autres ; l’un raconta : «C’était un esprit exalté, plein parfois de mysticisme et parfois d’une immoralité et d’un cynisme (en paroles seulement du reste), qui dépassaient la mesure ; en un mot, c’était un excentrique, transporté d’enthousiasme pour la poésie, récitant des vers de Hugo, Gautier, etc., à tout propos, et, pour moi et beaucoup de nos camarades, c’était une cervelle à l’envers». Cependant, il acquit une riche culture classique, et, ses premiers goûts littéraires se déclarant, lut Chateaubriand, Lamartine, Hugo et Sainte-Beuve («Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances,[…] je suis vis-à-vis de vous comme un amant» allait-il lui écrire dans le poème ‘’Incompatibilité’’). S’il dut redoubler sa troisième, il obtint en seconde, en 1837, le deuxième prix de vers latins au concours général. Pendant les vacances, il fit, avec sa mère et son beau-père, un séjour à Barèges, dans les Pyrénées, qui lui inspira ses premiers vers, qui étaient bucoliques, et, en particulier ‘’Incompatibilité’’ qui nous apparaît comme un pastiche involontaire de Lamartine. L’année suivante, ses maîtres lui reprochèrent de n’avoir pas de tenue dans son caractère, d’avoir des «allures pleines de bizarrerie», d’être désordonné, de manquer de vigueur et de rigueur, de travailler mollement alors qu’il avait tout pour réussir. Finalement, le 18 avril, il fut renvoyé du lycée pour une vétille. Il se confia à un condisciple : «Il paraît que je n'ai pas du tout l'air d'un philosophe, il n'a tenu qu'à un fil que je redoublasse ma rhétorique. J'ai beau prendre un air grave, mon père et ma mère s'obstinent à me trouver un enfant.» En juin, il écrivit à sa mère : «Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu'il faudra acquérir, tout le mouvement qu'il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m'effraie. Enfin je suis fait pour vivre, je ferai de mon mieux ; il me semble ensuite que dans cette science qu'il faut acquérir, dans cette lutte avec les autres, dans cette difficulté même, il doit y avoir un plaisir.» Grâce à des cours particuliers, il fut, le 12 août, reçu in extremis au baccalauréat. Lui, qui, tout jeune, avait voulu devenir acteur, s’inscrivit à la faculté de droit de Paris, sa mère et son beau-père, qui était devenu général de brigade, souhaitant qu'il devienne ambassadeur. Mais, pour combattre l'usurpateur du foyer, le jeune homme, qui cherchait à lui déplaire, qui était révolté contre sa bourgeoise famille, mena pendant trois ans (1839-1844), au Quartier latin, la vie dissipée de Ia bohème littéraire, devenant le type parfait du dandy à la mode : «mince, le cou dégagé, un gilet très long, des manchettes intactes, une légère canne à pommeau d’or à la main», marchant «d’un pas souple, lent, presque rythmique». Théophile Gautier raconta qu'il râpait avec du papier de verre ses nouveaux habits pour leur ôter cet éclat du neuf, si cher aux philistins et aux bourgeois. Il fréquentait la pension Bailly, au 11 de la rue de l'Estrapade, où il rencontrait quelques «jeunes gens des meilleures familles», dont certains avaient été ses camarades à Louis-le-Grand. Manifestant une hautaine désinvolture à l’égard de la politique, il se moqua des jeunes opposants au régime : «Quand on parle révolution pour de bon, on les épouvante. Vieilles rosières ! Moi, quand je consens à être républicain, je fais le mal le sachant. Oui ! vive la révolution ! toujours I quand même ! Mais moi, je ne suis pas dupe ! je n'ai jamais été dupe ! Je dis : ‘’Vive la Révolution’’ comme je dirais : ‘’Vive la Destruction ! Vive I'Expiation ! Vive le Châtiment ! Vive la Mort ! Nous avons tous I'esprit républicain dans les veines oomme la vérole dans les os. Nous sommes démocratisés et syphilisés.» Syphilisé, il l’était en effet car, courant «les filles» (les prostituées) avec la fiévreuse curiosité de l’insolite, du monstrueux, et l’attirance vers cette «fangeuse grandeur ! sublime ignominie !» (’’Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle’’) qui étaient pour lui l’essence même de «l’existence de poète» qu’il voulait assumer dans sa plénitude, déjà prisonnier de ce manège vicieux, toujours accéléré, qui le poussait à accumuler, à précipiter les erreurs, par désespoir de se racheter jamais de la première erreur, il s’était lié à la prostituée juive Sarah, dite «Louchette», pour laquelle il éprouva une sorte de compassion tendre, mais qui lui avait fait contracter sa maladie vénérienne, et lui inspira plusieurs poèmes d’un fougueux réalisme à la Pétrus Borel : ‘’Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle’’, ‘’Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive’’, ‘’Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre’’. Car il s’exerçait à rimer avec des camarades : Ernest Prarond, Jules Buisson, Gustave Le Vavasseur (avec lequel il aurait, en 1841, écrit une chanson, ‘’Un soutien du valet de trèfle’’, qui, toutefois, n’est pas signée ; qui dit de lui : «Parmi ceux d’hier et d’aujourd’hui / Nul ne fut moins banal ni moins naïf que lui»), Philippe de Chennevières, Jules Buisson, Auguste Dozon, apprentis-poètes parmi lesquels s’était constituée l’’’École normande’’, groupe littéraire difficile à définir, dont les traits principaux rappellent d'une part la poésie drue et crue de la Pléiade et de ses successeurs, d'autre part le vocabulaire macabre des Jeunes-France (moins I'authenticité de la révolte), mais aussi le goût de l’introspection et la trouble mélancolie du Joseph Delorme de Sainte-Beuve. Mais, par souci de distinction, le jeune dandy qu’était Baudelaire ne voulait se mesurer qu’aux plus grands dont il rechercha très tôt la compagnie, avant même d’avoir rien publié. À Hugo, dont il venait de voir ‘’Marion Delorme’’ en 1840, il osa demander une audience. Il rechercha aussi l’attention des écrivains Nerval, Balzac, Banville, Gautier, Sainte-Beuve, des peintres Boissard de Bois-Denier et Deroy (qui peignit de lui une effigie vigoureuse et séduisante). Devenant ultra-romantique, il affirma qu'il ne voulait qu’être poète, et, tandis qu’il promit à sa mère de lui envoyer bientôt des «fleurs singulières», il se brouilla avec son beau-père en qui il voyait le représentant d’une société terne et médiocre, hostile au souffle poétique. S’il avait des élans de frénésie, leur succédaient des heures d’ennui infini, si absolu qu’écoeuré par la débauche, il se laissait engloutir sans réagir. Cette torpeur stérile était aussi éloignée de l’oisiveté dorée du «lion» à la mode que de la mélancolie et de l’ennui des romantiques. C’était une forme de neurasthénie, une souffrance physique et morale, qu’il allait appeler le «spleen» (mot anglais entré en français depuis 1655, signifiant proprement «rate», «siège des humeurs noires», d’où «mélancolie», et, au XIXe siècle, «mélancolie sans cause apparente, caractérisée par le dégoût de toute chose»). Pour I'arracher à «la perte des rues de Paris», à cette vie «scandaleuse» et dispendieuse, à ce milieu délétère et à cette vocation maudite par toute famille bourgeoise, pour tenter de le dompter, un conseil de famille décida de le «dépayser», avec l’espoir qu’un long voyage le ferait «rentrer dans le vrai». Le 9 juin 1841, il fut embarqué à Bordeaux, pour dix mois, comme pilotin sur un navire marchand, le ‘’Paquebot des mers du Sud", qui avait pour destination Calcutta. Mais, lui qui avait contracté dans son enfance l’appétit des voyages, qui se disait «amoureux de cartes et d’estampes» (‘’Le voyage’’), qui rêvait aux pays vastes et inconnus, aux mers lointaines, devant ce voyage imposé demeura rétif sur le bateau, s'isola orgueilleusement, indifférent à tout ce qui n'était pas littérature. Cependant, lors d’une tempête au large du cap de Bonne-Espérance où le navire fut démâté, il se comporta avec un flegme exemplaire. À une autre occasion, il prit la défense d’un albatros capturé et tourmenté par de rudes matelots (on peut d’ailleurs se demander si cet adolescent frêle et élégant n’a pas été victime des mœurs de ces marins). En fait, ce voyage enrichit sa sensibilité, l'éveilla à la poésie de la mer, allait lui laisser la nostalgie des ports remplis de voiles et de mâts, des soleils couchants sur les flots, et lui inspirer plusieurs poèmes. Après quatre-vingt-trois jours de navigation, le bateau dut, à cause de la tempête, faire escale dix-neuf jours à l'Île de France (Île Maurice). Baudelaire découvrit alors la luxuriance, les éblouissantes couleurs, les «fleurs mystérieuses», des pays tropicaux «dont la couleur profonde entre dans l’oeil despotiquement», «les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d’une religion inconnues» (‘’Les bienfaits de la lune’’), leurs lourds parfums capiteux qui enivrent et troublent la volonté, les corps félins, sculptés et luisants, des jeunes femmes noires, toutes choses qui allaient donner à l’exotisme des ‘’Fleurs du mal’’ une originalité authentique. Il allait écrire dans ‘’Déjà’’ : «C’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ses côtes, riches en verdures de toutes sortes, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits.» Il fut aimablement accueilli par un riche planteur, M. Autard de Bragard, et par son épouse, Emmeline de Carcénac, auxquels il allait, dans une lettre adressée le 20 octobre 1841 de l’Île Bourbon (La Réunion), envoyer le sonnet ‘’À une dame créole’’, tandis que leur jeune servante malabaraise, fille d’une Indienne de Bénarès, nommée Dorothée et qu’il voyait comme «l’idéal de la beauté noire», lui inspira ‘’À une Malabaraise’’ et ‘’La belle Dorothée’’. Mais il souffrit de voir une esclave déshabillée et fouettée en public. De nouveau sur le bateau, il se conduisit si bizarrement, il se rendit si désagréable, odieux, méprisant, bref invivable, que le capitaine Saliz, qui envoya à Aupick une longue lettre où il énuméra tous ses griefs contre ce garçon de vingt ans («Rien dans un pays, dans une société tout nouveaux pour lui, n’a attiré son attention ni éveillé la facilité d’observation qu’il possède»), décida de le débarquer à l’Île Bourbon, où il passa quarante-cinq jours avant de revenir vers la France sur l’’’Alcide’’, qui fit escale quatre jours au Cap. Débarqué à Bordeaux le 15 février 1842, il écrivit au général une lettre où il ne contestait pas l'utilité du voyage : «Je crois que je reviens avec la sagesse en poche». Mais, arrivé à Paris, il réitéra son désir d’être «auteur» (voir ‘’Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre’’), affirmant que ses capacités d’écrivain étaient telles qu’il serait capable d’écrire au minimum cent romans, et d’une qualité telle que les écrivains du siècle passé paraîtraient bien fades à côté de lui ! Surtout, étant majeur le 9 avril, il exigea de jouir sans délai d’un héritage paternel, qui, se montant à soixante-quinze mille francs (une dizaine de millions d’euros), suffirait à le faire vivre à l’aise. Abandonnant le foyer Aupick, qui se trouvait place Vendôme, à l’Hôtel de la Place, car le général avait été nommé commandant du département de la Seine et de la place de Paris, il se lança alors dans I'existence dorée de la bohème riche. Il s’installa dans l'île Saint-Louis, successivement quai de Béthune (à l'hôtel Lefebvre de la Malmaison, de juin 1842 à mai 1843), rue Vaneau, enfin, en automne 1843, quai d’Anjou, sous les combles du somptueux hôtel Pimodan (rebaptisé Lauzun vers 1850). Il y occupa trois pièces, sa chambre aux murs tendus d’un papier rouge et noir y étant éclairée par une seule fenêtre dont, raconta son ami Asselineau, «les carreaux jusqu’aux pénultièmes inclusivement» étaient dépolis, «afin de ne voir que le ciel», disait-il. Il faisait, sans compter, des dépenses multiples et tapageuses, vivait dans le faste et l’opulence, subvenait aux besoins de tous ceux qui gravitaient autour de lui, acquérait des tableaux (en contractant des dettes auprès du marchand de tableaux Arondel, dettes qui allaient le poursuivre toute sa vie), de beaux livres qu’il faisait revêtir de somptueuses reliures. Il portait des vêtements recherchés et provocants, cette élégance matérielle n'étant, selon son idéal du dandysme, qu’un symbole de «la supériorité aristocratique de son esprit» (‘’Le peintre de la vie moderne’’). Il renoua avec les cénacles, rencontra le peintre Delacroix qui, pour lui, était «un phare» (aux murs de sa chambre, il avait accroché une copie (réduite) des ‘’Femmes d’Alger’’, la série de lithographies qu’il avait faites pour ’’Hamlet’’, une toile intitulée ‘’Tête renversée’’). Comme il gardait le souvenir très nostalgique de la jeune Malabaraise, des femmes des îles à la grâce animale et aux yeux lascifs, il s’enticha d’une mulâtresse, qui se faisait appeler Jeanne Duval, mais aussi Jeanne Lemaire, qui changea de nom à plusieurs reprises pour fuir ses créanciers (on sait par exemple qu’elle avait pris en 1864 celui de «Mlle Prosper»). C’est son ami Félix Tournachon (qui allait s’illustrer comme aéronaute et photographe sous le nom de Nadar) qui la lui fit découvrir, alors qu’elle jouait la soubrette dans un petit théâtre du Quartier Latin. Cette Haïtienne de Jacmel, venue en France parfaire son éducation, était alors dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, Théodore de Banville l’ayant décrite ainsi dans ses ‘’Souvenirs’’ : «C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crépelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial.» Cette chevelure était d’un bleu noir. S’y ajoutaient des yeux bruns immenses, un nez délicat, des lèvres d’un beau dessin et sensuelles, une taille longue en buste, un «beau corps poli comme le cuivre», une «gorge aiguë» (‘’Le Léthé’’). La voix, confia Nadar, qui avait été son amant, était sympathique, bien timbrée, étonnante dans ses notes graves : «Tout cela, sérieux, fier, un peu dédaigneux même». Baudelaire, l’installant au 6, rue de la Femme-sans-tête, près de l'hôtel Pimodan, commença avec cette femme étrange, cet animal gracieux et froid, ce félin (n’est-ce pas elle «la belle Féline» du poème en prose intitulé ‘’L’horloge’’?), une liaison avant tout charnelle, source infinie de plaisirs. La beauté de cette «bizarre déité brune comme les nuits» (‘’Sed non satiata’’) éveillait en lui un monde de sensations et d'images ensoleillées (voir ‘’Parfum exotique’’), et fut célébrée en de nombreux poèmes. Les premiers temps, l’habitude de la vie commune, la tendresse du plaisir partagé, lui firent dire d’elle, le 30 juin 1845, qu’elle était «le seul être en qui [il ait] trouvé le repos […] la seule femme qu’[il ait] aimée», «sa seule distraction, son seul plaisir, son seul camarade» (un «camarade avec des hanches» !). Mais elle laissa apparaître peu à peu la médiocrité de son cœur et de son intelligence, car elle aurait été vulgaire, ignorante, sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique (il allait avec elle prendre l’habitude de l’alcool). De plus, égoïste et vénale, elle le trompait et le grugeait. Très vite, il eut des soupçons, et devina sa vie secrète. Surtout, elle le méprisait, le ridiculisait même, le considérant comme un raté. Aussi commencèrent vite les cris et les scènes violentes. Elle lui fit une vie impossible. En fait, en dehors de leur couche, ils n’avaient rien de commun. Mais, s’il était sans illusions sur ce «tigre adoré» (‘’Le Léthé’’), il se soumettait à elle en connaissant les charmes et les amertumes de la passion, en ressentant amour et haine pour celle qui était à la fois ange et démon, en subissant la honte de cette liaison avilissante qui lui inspirait un curieux besoin d'expiation, le remords de la dégradation. Furent inspirés par Jeanne Duval des poèmes qui allaient constituer, dans ‘’Les fleurs du mal’’, «le cycle de la Vénus noire». En effet, en 1842-1843, il avait déjà composé une vingtaine des futurs poèmes des ‘’Fleurs du mal’’. Mais, quand, en 1843, parut le recueil collectif simplement intitulé "Vers" auquel il devait participer avec Prarond, Le Vavasseur et Dozon, il ne comportait pas ses poèmes car, au dernier moment, il retira sa collaboration. Ce n'était peut-être pas seulement parce que, selon la remarque modeste de Le Vavasseur, «son étoffe était d'une autre trame que notre calicot» ; il s'écarta du groupe où I'entraînaient ses amitiés et quelques affinités lorsqu'il prit conscience de ce qui en lui s'opposait à son intégration. À vingt-deux ans, ses traits personnels n’étaient pas encore fortement accusés, et I'on comprend qu'il ait failli se laisser enrôler. Mais, déjà, les couleurs exotiques rapportées de son voyage aux mers du Sud, les émotions que sa passion lui faisaient connaître, la résonance spirituelle de ses poèmes les plus agressifs, les accords singuliers de sa langue poétique, donnaient à son oeuvre naissante un caractère irréductible à toute doctrine collective. Et celle de l'’’École normande’’ était vague au point de I'inconsistance. Cependant, il participa anonymement, avec son ami, Prarond, à la composition et à la rédaction partielle d’une pièce de théâtre : _________________________________________________________________________________ ‘’ |
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