Vitrine 2
Bois simples Les graveurs sur bois étaient au Moyen Age des ouvriers relevant d’une autre corporation que les peintres. On les appelait
Formschneider en allemand,
tailleurs de molles en français. Ils recevaient de l’artiste un dessin qu’ils transposaient à l’envers sur le bois. Soit ils le redessinaient à l’envers en se servant d’un miroir, soit ils le collaient sur la planche de bois et le détruisaient en gravant. Le papier calque n’existait pas avant le XIX
e siècle. Mais les copies sont souvent d’une grande fidélité. Un imprimeur strasbourgeois a ainsi regravé toute la suite des planches de
l’Apocalypse de Dürer sans changer l’orientation des figures. Les bois voyageaient avec les compagnons imprimeurs : on retrouve des bois allemands resservant à Lyon, à Venise, à Paris… La plupart de ces ouvriers sont restés anonymes. D’autres sont connus par leurs initiales ou par un monogramme. La loi ne protégeait pas de la contrefaçon même les ouvrages signés : des ouvrages étaient copiés de bout en bout avec leurs illustrations par des éditeurs qui ne payaient pas les auteurs. Pour s’en garantir, les auteurs ou les éditeurs demandaient à leur souverain et aux rois voisins des privilèges de huit, dix, douze ou vingt ans, pendant lesquels ils jouiraient de l’exclusivité dans la juridiction de l’auteur du privilège.
Les bois s’impriment en noir. La couleur, qui manque cruellement dans les ouvrages de zoologie, était appliquée ensuite par des coloristes qui couvraient le dessin d’une gouache assez dense. Mais on constate en comparant des exemplaires enluminés d’un même imprimé que les coloristes ne s’astreignaient pas à suivre un modèle unique : même dans des planches héraldiques en frontispice de Conrad Gesner, où la couleur est distinctive, les diverses pièces d’un blason changent de couleurs selon les exemplaires.
Les imprimeurs placent le bloc de bois parmi les plombs de la page de texte. A mesure que le bois subit les efforts de la presse, les reliefs de la planche se cassent, les lignes s’interrompent. On peut ainsi faire la chronologie relative des impressions du même bois. Les trous de vers donnent aussi une indication chronologique du même ordre.
20. Page de Hartmann SCHEDEL, Weltchronik [ chronique universelle, édition allemande, Nuremberg, 1493 ou Augsbourg, 1496,] : Sixième âge du monde, folio CIIII. Cet ouvrage considérable illustré de 1800 images issues de 645 bois différents, fut publié par Koberger à Nuremberg en 1493.Le texte de Hartmann Schedel raconte l’histoire du monde depuis sa création sur un plan chronologique : l’histoire en est divisée en six périodes et la matière est classée année après année, sautant de pays en pays. L’illustration comporte des vues de villes, souvent remployées avec un simple changement du titre, des portraits de rois ou de saints, des arbres généalogiques (rois de Rome, ancêtres du Christ, rois de Juda). Le colophon attribue les gravures à Michel Wolgemut ( 1434-1519) et à son beau-fils .Wilhelm Pleydenwurff. qui avaient un apprenti nommé Albert Dürer. Le frontispice est imprimé avec deux écus laissés vides où le propriétaire pouvait faire peindre ses armoiries et celles de son épouse. Le livre sorti de l’imprimerie n’était pas encore fini.
L’ouvrage a connu une version latine et une version allemande à Nuremberg chez Koberger, il a été plagié à Strasbourg, à Buda, à Cracovie, en France et en Italie.

Chronique de Hartmann Schedel, dite de Nuremberg
Sixième âge : supplices de St Jacques le mineur, de St Pierre et de St Paul
Edition allemande, fol. CIIII.
21. Lucantonio GIUNTA, Venise, 1522 : Bois copié d’après l’Enéide de Virgile, Strasbourg, chez Gruninger, 1502 : Arrivée d’Enée en Italie chez le roi Evandre et son fils Pallas.On remarquera dans l’angle inférieur gauche la signature du graveur , réduite à l’initiale L.
C’est une illustration des vers 121-153 du chant VIII de
l’Enéide de Virgile. On reconnaît Enée arrivant chez le roi Evandre et son fils Pallas, alors qu’a lieu, sur le site futur de Rome, un sacrifice à Hercule suivi d’un festin en plein air.
L’image présente l’interprétation du texte qu’en avait le Moyen Age : par un anachronisme généralisé, les personnages antiques sont figurés en rois et chevaliers habillés à la mode récente : turbans, chapeaux d’hommes à plumes d’autruche, culottes rayées de lansquenet se retrouvent dans les gravures de Dürer.
Les bateaux sur lesquels Enée a remonté le Tibre sont des vaisseaux de haute mer équipés pour la guerre de châteaux de bois. Ils sont construits avec des pièces de charpente à l’extérieur de la coque comme les nefs du XV
ème siècle et pourvus d’une rangée de canons, visibles sur une autre planche.

Ces traits d'archaïsme gothique sont surprenants à Venise à la date de 1522. C’est que les gravures de cette édition copient, dans le même sens que l’original, celles de Grüninger parues à Strasbourg, en 1502. Avec les éditions de Regnault à Paris en 1515, de Sacon à Lyon en 1517, de Portesio à Venise en 1522, elles sont un indice de l’influence exercée par l’édition Grüninger sur toutes les éditions illustrées de Virgile durant un demi-siècle
1. Comme l’Italie appréciait les gravures de Dürer, elle trouvait encore des charmes à ce style allemand suranné. Il y a là l’indice d’une dualité du goût, même dans les cercles instruits auxquels s’adresse une édition critique de Virgile. On remarque que les vers de Virgile sont entourés des commentaires bien plus abondants de ses exégètes en caractères plus petits.
Bois composites22.
Jost AMMANN ( * Zürich 1539 - † Nuremberg 1591)Gravure sur bois de fil, en deux blocs séparables. Le cadre peut servir à chaque page, le médaillon central étant interchangeable. L'interstice des deux blocs se traduit par un filet blanc qui interrompt les lignes.

Illustration du livre de Lienhart Fronsperger :
Kriegsbuch, Dritter Theyl. Von Schantzen und Befestungen 2..
, fol. CCXXXVI [ livre de la guerre, troisième partie, des boulevards et des fortifications ]
Le chapitre VII : "In was gestalt die ding so uns abgehen / verhält werden / als sey aller Vorraht verhanden /und wie man derselben erstatte
3" recense divers moyens de fortune par lesquels des chefs militaires de l'Antiquité se sont tirés d'embarras. Après ceux de Lucius Cæcilius Metellus et d'Hannibal avec leurs éléphants vient un épisode maritime des guerres puniques:
"Les capitaines carthaginois, voulant équiper une armada et son équipage et n'ayant ni étoupe ni chanvre, auraient utilisé les cheveux coupés des femmes pour en faire des cordages. Les Marseillais et les habitants de Rhodes auraient fait de même " (Trad. de M. J. Mondot).
Suivent des exemples de boucliers de fortune dans les armées de Marc Antoine et de Spartacus. L'image qui illustre ce passage n'a qu'un mince rapport avec ces faits de l'Antiquité. Sans doute emprunté à un autre ouvrage, suivant un usage courant des éditeurs du XVI
ème siècle, ce bois est remployé ici pour illustrer le très bref passage maritime de quatre lignes au milieu duquel il est inséré et non la page entière qu'il domine de sa masse.
La composition du cadre comporte un fond architectural de cartouches s'enroulant en volutes aux quatre coins. Cette structure de style Renaissance tardive est cachée sous un décor exubérant à symbolique militaire. Les quatre personnages assis, les bras ligotés et les fers aux pieds, sont des captifs. Ceux du haut sont tels que le XVI
ème siècle a pu les voir sur les monnaies et les monuments des Romains. Ils sont entourés de casques à cimier, de boucliers, d'un trophée formé de torches croisées et d'enseignes. Ceux du bas sont des Turcs enturbannés : deux carquois remplis, un yatagan dans son fourreau, un canon dressé, un bouclier turc échancré, un faisceau de flèches, un drapeau tombé, une hache, deux tambours, une timbale, une proue de bateau forment un trophée rappelant la victoire récente de Lépante (1571) sur les Turcs.
La composition du médaillon central est due à Jost Amman. Un monogramme figure au centre, au bord de la plus grande voile. Il y a là treize vaisseaux à rames et à voiles, armés de canons, qui couvrent la mer jusqu'à l'horizon, placé très haut. La vue est celle d'un oiseau, mais l'artifice de la perspective est de montrer chaque vaisseau de profil sans le survoler. Les voiles de certains sont exagérément gonflées, deux autres les ont complètement carguées. La composition fort dense laisse très peu d'espace à la mer, dont les vagues ourlées d'écume ne donnent pas assez de profondeur à l'image. Oeuvre d'un artiste qui n'a pas vu le spectacle qu'il propose, mais qui combine à son gré les formes que d'autres gravures sans doute lui ont fournies.
AMMAN (Jost) ( Zürich 13 juin 1539 - Nuremberg 17 mars 1591)Fils d'un distingué professeur de logique, de rhétorique, de latin et de grec de Zürich, frère d'un orfèvre, il s'établit vers 1561 à Nuremberg. En 1562 lorsque Virgile Solis meurt de la peste, il devient le principal artiste du fameux imprimeur et éditeur Sigmund Feyerabend. Après son mariage avec Barbara Wilke, veuve d'un orfèvre de Nuremberg, il demande sa naturalisation, qu'il obtient en 1577. Il voyage à Heidelberg, à Augsbourg, à Altdorf et à Francfort, siège de son éditeur Feyerabend. Barbara, qui lui a donné quatre enfants, meurt précocement en 1586. Sa seconde femme, qu'il épouse vers la fin de la même année, est aussi une veuve, Elisabeth Maler. Nous pouvons penser que ses rapports avec le poète Hans Sachs (avec lequel il collabora au livre
Beschreybung aller Stände auf Erde, 1568) et avec l'orfèvre Werner Jamnitzer aussi bien qu'avec quelques patriciens locaux, ne se limitèrent pas à des rapports commerciaux, mais étaient aussi personnellement cordiaux. Homme bien éduqué, Amman était l'auteur d'un livre traitant de poésie, de peinture et d'architecture. On dit qu'Amman était scandaleusement exploité par son chef, le riche Feyerabend. Il mourut plutôt pauvre, à l’âge de cinquante deux ans, laissant une veuve et deux filles (Ses deux fils étaient déjà morts). Jost Amman est désigné plusieurs fois comme peintre. De ses oeuvres à l'huile ne survit qu'un portrait, actuellement au musée de Bâle. Son activité principale consistait en dessins, dont beaucoup étaient aquarellés. D'un intérêt tout particulier est le reportage d'Amman sur l'entrée de l'empereur Maximilien II à Nuremberg en 1570. Sur une série de feuilles collées les unes aux autres en une bande haute de 14,5 pouces et longue de 15 pieds, plus de 450 personnes et animaux sont représentés. Amman n'est pas Dürer, mais il fut une figure éminente de la période où commença en Allemagne le déclin des arts...
Extrait et traduit de la version anglaise d'Alfred Werner "Introduction to the Dover Edition" of Amman's
Kunstbüchlin. Dover Publications Inc., New-York, 1985.
24. Bandeau d’illustration composite d’un livre de Boèce, De consolatione Philosophiæ, Strasbourg, chez Grüninger, 1501, fol. 103 recto. 
Le bois permet de mêler au texte des figures imprimées. Les éditeurs ont vite compris que leur intérêt était d’économiser le travail en réutilisant les figures à plusieurs endroits du livre. On observe que le bloc ci-dessus est obtenu en calant par un filet d’encadrement quatre blocs de bois gravé dont les traits ne touchent pas le cadre ou s’ajustent mal entre eux. C’est la technique du bois composite, souvent employée dans les impressions rhénanes dès le XV
e siècle.
En combinant les éléments on pouvait recomposer des scènes différentes. Ici le philosophe Boèce apparaît à droite, accompagné de la Philosophie personnifiée, ils ont sous les yeux un homme riche.
Conformément à l’usage médiéval, ces personnages de l’Antiquité sont habillés en costumes contemporains du graveur. Le décor aussi est anachronique : échauguette, créneaux, colombages appartiennent à l’architecture du Moyen Age.
Le commentaire imprimé au verso cite Cicéron et le poète latin Catulle, de l’époque classique. Le texte de Boèce traite des honneurs. « Mais les dignités rendent honorable et respectable celui à qui elles sont conférées. Est-ce que les magistratures ont un tel effet qu’elles instillent des vertus dans les esprits de ceux qui les exercent et en chassent les vices ? »

Verso de l’image précédente
25. Anonyme, Illustration d’un traité de morale allemand du XVIe siècle. Bois de fil composite formé de deux blocs .

Le décor de paysage et la coque du bateau forment un U à l’intérieur duquel s’encastre une pièce de bois qui contient le mât et la voile, les personnages et s’arrête au garde-corps du bateau. Les traits du paysage, de la vergue, des cordages sont interrompus de façon visible. L’insertion donne à la scène un sens mystique : la vergue et le mat forment la croix du Christ, la navigation devient une image allégorique de la vie morale.
Wie der Schiffher das Schiff weisst und regiert und verschafft mit den andern, was sie thun sollen 4.
La planche a été découpée et pourvue d’un empiècement qui contient le crucifix et les personnages et qui s’arrête sur le garde-corps. C’est pourquoi le trait carré sur le côté supérieur s’interrompt, ainsi que les lignes du paysage à gauche et à droite du navire. Cette pratique permet de corriger une erreur de gravure ou de récupérer un bois déjà gravé pour le transformer en vue d’un autre emploi.
La présente gravure est tirée d’un ouvrage allemand de morale chrétienne qui fait une allégorie de la navigation comme modèle de la vie spirituelle et développe des métaphores fort familières :
"
De la cabine, chapitre XV.Quand tu auras donc nettoyé et astiqué à fond le bateau, va dans la cabine. Elle est tapissée intérieurement de pourpre rouge et extérieurement de velours hyacinthe et bleu. Dans notre nef, tu dois l'entendre ainsi: tu dois recouvrir ton âme intérieurement de la pourpre rouge de l’amour de Dieu, ce que la couleur indique. Que l'amour soit une couverture, l'apôtre Pierre nous l'enseigne quand il dit : l'amour couvre la multitude des péchés et il est le costume de noces que l'âme doit revêtir...
Du maître du navire et de son compas, chapitre XVI.Le navire doit aussi avoir un maître qui le régisse et le guide. Il est assis en haut, auprès du gouvernail..."
Le Christ est cloué en croix sur le mât de ce navire, dont les occupants passent le temps à prier et à discuter plutôt qu’à manœuvrer. Il s’agit d’une représentation allégorique de la vie spirituelle chrétienne plutôt que d’une scène marine.
On remarque cependant que le maître du navire fait le point avec un instrument de visée, dont l'arc est divisé en 6 sections, dans une navigation qui semble fluviale à en juger par les roseaux du premier plan. Il mesure le temps avec un sablier ou horloge de quart, qui constituait, avant l'invention d'horloges fiables, le moyen de mesurer le temps à bord des navires. Il existait des sabliers d'une demi-minute, d'une demi-heure, d'une heure et de quatre heures. Ils sont restés en usage jusqu'au XVIII
ème siècle. Le gouvernail de ce vaisseau rond, appelé
coque ou
cogge par les Hollandais, est encore tenu latéralement par le pilote. Des préceintes renforcent sa coque de l'extérieur.
Le ciel est blanc, les vagues qui entourent le bateau ont des formes stéréotypées qui sont aussi celles des nuages dans l'art du temps.