2/ Notes sur Festen de Thomas Vinterberg – 1997
Sortie à Paris 23 décembre 1998
SYNOPSIS
Une route traversant la campagne danoise, au milieu des années 1990… Un homme chemine, seul. Christian Klingenfeldt a quitté sa terre natale pour s’établir comme restaurateur à Paris ; il revient à l’occasion d’une fête donnée en l’honneur des soixante ans de son père, Helge.
Outre les domestiques et la communauté familiale, la grande demeure bourgeoise vers laquelle il se dirige abrite un douloureux secret : la famille est rongée par une blessure encore dissimulée, et néanmoins manifestée par le comportement déséquilibré de la plupart de ses membres : alcoolisme plus ou moins discret des deux fils Klingenfeldt, récent suicide de l’une de leurs sœurs, etc.
La cérémonie d’anniversaire est inaugurée par un discours accusateur de Christian, qui dénonce l’inceste auquel son père l’a soumis. Incrédulité générale : dans un premier temps, le groupe refuse d’entendre la parole du fils. Soutenu par l’équipe de domestiques qui s’active en cuisine, Christian revient à la charge : lui et sa sœur jumelle disparue ont bel et bien été victimes de viol. Après avoir joué la surdité, la communauté s’éveille au non-dit, mais pour lui opposer une réaction violente : Christian est banni, littéralement mis à la porte. Pour autant, la parole désormais entendue va traverser le corps familial comme une onde de choc, jusqu’à le disloquer. En définitive, la famille parviendra à se reformer autour de la blessure, mais sans lui apporter d’autre réponse qu’une exclusion supplémentaire, celle du père.
Chronique du fascisme ordinaire
L’étiquette « Dogma 95 » n’est sans doute pas étrangère à la publicité dont bénéficia Festen lors de sa sortie en salle. Mais si le film n’était que l’emblème du « Dogme », il ne mériterait sans doute pas que l’on s’y arrête. Car au fond, le « Dogme », est-ce autre chose que les principes de la dramaturgie classique (règle des trois unités) accommodés à une esthétique supposée « Nouvelle Vague » (décors et éclairages naturels, moyens techniques légers, caméras portées, etc.) ? De même, dire que Festen s’inscrit dans une longue tradition du cinéma nordique, avec référence obligée à Dreyer et à Bergman (Fanny et Alexandre), est exact mais un peu vain. « Ce qui m’intéressait surtout, déclara Vinterberg, c’était d’établir un lien entre la montée du fascisme dans un pays et la pression du mensonge structurant tous les membres de cette famille. » C’est donc la piste « politique » qui semble la plus féconde pour rendre compte de Festen, film de critique sociale et analyse lucide du fascisme ordinaire. Ainsi compris, il s’inscrit dans une filiation plus inattendue : sur le plan thématique, celle de Visconti (Les Damnés) ou de Bertolucci (Le Conformiste) ; sur le plan esthétique, celle de Buñuel (L’Ange exterminateur), voire de Cassavetes (Faces). Il peut aussi apparaître comme le dernier surgeon de l’un des chefs-d’oeuvre les plus féconds de l’histoire du cinéma, La Règle du jeu de Renoir. Plus simplement, Festen demeure un film éminemment actuel, qui frappe par la parfaite adéquation entre son thème, sa présentation dramatique et son traitement artistique.
La Bibliothèque du film
Voyage au bout du non-dit
La structure concentrique du film nous fait cheminer d’exclusion en exclusion.
Celle du fils accusateur puis, au final, celle du père.
FACE-Á-FACE PÈRE/FILS AÏNÉ
Intérieur de la maison, Christian rencontre son père. C’est le premier face-à-face entre les deux hommes et, derrière la banalité des propos échangés, la nervosité affleure, encore inexplicable. Sur la demande d’Helge, Christian accepte d’inaugurer la cérémonie par quelques mots prononcés en mémoire de sa jumelle Linda, récemment disparue.
CHAMBRES
Pendant que se poursuivent, en bas, les préparatifs de la fête, les deux frères et leur sœur investissent les chambres situées à l’étage. La chambre de Christian abrite sa relation, encore balbutiante, avec la jeune domestique Pia. La chambre de Michael et de sa femme Mette est le théâtre d’une violente scène de ménage. Quant à la chambre attribuée à Hélène, c’est précisément celle choisie par Linda pour mettre fin à ses jours. Troublée par la présence fantomatique de la défunte, Hélène, avec la complicité du réceptionniste Lars, entame une étrange (et systématique) exploration du lieu. Elle finit par découvrir une lettre d’adieu, qu’elle décide de dissimuler.
ANALYSE
Le geste d’Hélène, qui consiste à entreprendre une fouille pour exhumer un document, comporte à l’évidence une dimension archéologique. La fonction de la lettre relève de l’incarnation : la feuille de papier donne une consistance matérielle à ce non-dit qui hante le film, en même temps qu’elle lui fournit un ancrage dans l’image. Enfin, cette lettre est un instrument narratif ambivalent dans la mesure où, logée au fond d’un tube d’aspirine, elle est simultanément associée à la souffrance et à la médication.
FACE-Á-FACE PÈRE/FILS CADET
Juste avant le début du repas, Helge convoque Michael pour un entretien privé. Le père est franc-maçon et, dès lors que son fils aîné ne souhaite pas intégrer la franc-maçonnerie, la proposition de rejoindre la Grande Loge est faite au second fils.
ANALYSE
Par la suite, le récit ne fera plus référence, du moins de façon aussi explicite, à la société maçonnique. On pourrait peut-être esquisser un lien entre cette référence et l’existence, à l’intérieur de la fratrie, d’un système de signes cryptés à partir duquel le jeu de piste s’organise. Il y aurait ainsi un peu de l’univers maçonnique dans l’imaginaire des enfants Klingenfeldt…
Cependant, pour un spectateur non initié, la franc-maçonnerie contribue surtout à complexifier et à diversifier l’un des principaux thèmes du film, soit celui du secret : quoi de commun, en effet, entre le secret des maçons (question de savoir et de savoir-faire) et le secret de famille (question de blessure, de honte, de culpabilité) ?
LE REPAS (ACTE 1) : PAROLE/SURDITÉ
Maintenant, le repas de famille peut commencer. Comme convenu, Christian prend la parole et, au terme d’un bref discours, accuse son père d’inceste. Dans un premier temps, la communauté familiale oppose à la parole du fils une parfaite surdité. Christian s’enfuit ; il n’y a tout simplement personne pour entendre ce qui s’est énoncé. Personne, sauf l’équipe qui s’active en cuisine, à l’étage inférieur. Ainsi, tandis qu’au-dessus on tente d’étouffer l’affaire, en dessous, on intime à Christian l’ordre de retourner dans l’arène.
ANALYSE
Le récit se construit selon une architecture singulière. Globalement, l’espace filmique est partagé entre une « scène du dessus », une « scène intermédiaire » et une « scène du dessous ». Au sommet de l’édifice se trouvent les chambres, notamment celle dans laquelle la lettre est cachée ; cet espace est lieu de dissimulation. L’architecture se compose ensuite d’un espace intermédiaire où se déroule la cérémonie – lieu de révélation – et des cuisines en sous-sol. En cuisine, justement, on ne prépare pas seulement le repas, mais aussi le dévoilement du secret : on tente de faire remonter la parole de Christian vers le lieu où elle doit être entendue.
LE REPAS (ACTE 2) : PAROLE/DÉSORDRE
Christian revient à table, réitère ses déclarations et insiste : cet inceste a fait plusieurs victimes, au nombre desquelles Linda, que la souffrance a menée au suicide. La communauté est alors gagnée par un désordre qui succède à la surdité. Cette fois, la parole passe au travers du corps familial, mais pour être immédiatement récusée. Face au déni, Christian bat en retraite.
LE REPAS (ACTE 3) : PAROLE/EXPULSION
Nouvelle récidive de Christian, qui recommence son monologue en l’adressant plus particulièrement à sa mère, coupable d’avoir « su » et « laissé faire ». La parole du fils se propage au sein du groupe et commence à l’imprégner dangereusement. Comment stopper cette parole envahissante ? En écartant ce corps étranger qui menace la cohésion familiale. Le groupe opte pour une solution radicale : Christian est battu, puis jeté dehors.
LE REPAS (ACTE 4) : L’AVEU
Les festivités reprennent, quand l’amant d’Hélène, Gbatokai, fait une entrée tardive. Le jeune homme noir fait figure de second « corps étranger » ou de second « autre », et la famille s’enfonce dans sa logique de rejet. Alors que Christian fait une dernière réapparition, Hélène, excédée, entame une lecture à voix haute de la lettre dissimulée. Les mots de Linda font strictement écho à ceux de Christian, en sorte que le père finit par reconnaître l’inceste.
FACE-À-FACE CHRISTIAN/FANTÔME DE LINDA
La nuit est tombée, quelques convives se sont retirés, quelques ombres se mettent à danser. Dans l’obscurité, le fantôme de Linda glisse doucement vers Christian pour lui faire ses adieux.
ANALYSE
Si la sœur disparue n’intervient qu’à la toute fin du film, elle est constamment présente, sous des aspects infiniment variables. La revenante apparaît d’abord par l’intermédiaire de motifs aériens, la plupart du temps un voilage soulevé par un vent léger. Le drap blanc est classique, ce qui l’est un peu moins, c’est qu’il ne joue pas comme enveloppe : ici, le spectre n’est pas une forme logée sous le drap, mais seulement un souffle. Le fantôme est également associé, tout au long du film, à un regard : les très nombreux plans en plongée radicale renvoient à un point de vue impossible, du moins dans l’ordre de l’espèce humaine, et se référant seulement aux habitants d’un espace céleste. Parfois, le fantôme vient se loger dans le corps d’un personnage, et renoue avec son origine charnelle : lorsque la jeune Pia, vue en plongée, s’enfonce dans l’eau du bain, le film suggère une équivalence entre la domestique et la sœur noyée. À ce moment, un seul et unique corps d’actrice prend provisoirement en charge deux personnages. Ajoutons encore que le personnage de Linda est profondément associé à l’écriture : la lettre, bien sûr, mais aussi les symboles du jeu de piste disséminés sur les murs complètent le registre des modes de figuration du fantôme.
ÉPILOGUE
Au matin, le groupe se reforme autour de la table.
Lorsque le père prend place, il est sommé de partir.
Circulation de l’objet
MISES EN SCÈNE
La lettre de suicide de Linda est un instrument narratif privilégié, dans la mesure où elle matérialise ce non-dit qui structure la communauté familiale.
Objet fétiche du récit, le petit morceau de papier s’articule sur la parole de Christian, dont il constitue le pendant ou l’écho (à corps jumeaux, paroles identiques). C’est en effet la même protestation qui se trouve reprise de part et d’autre, et le film négocie habilement l’articulation entre la forme écrite et la forme orale du secret, en les faisant voyager selon des trajectoires exactement inverses, pour les faire converger au final. Ainsi, dans le temps même où les mots de Christian remontent depuis les cuisines vers la salle du repas, la lettre descend peu à peu des hauteurs où elle était confinée, pour gagner le même lieu. L’un des premiers enjeux narratifs de cette lettre consiste donc, non seulement à incarner le secret, mais surtout à le démultiplier et, par suite, à le délocaliser. Le secret n’est donc pas uniquement une souffrance enfouie au plus profond de Christian, mais aussi ce qui séjourne dans l’image et plane sur la famille.
Le cheminement de la lettre est placé sous le signe de la discontinuité : visible seulement par intermittence, la feuille de papier est régulièrement retirée, mise en réserve dans des cavités qui fonctionnent comme autant d’enveloppes (l’abat-jour, le tube d’aspirine).
Chose remarquable, la circulation de la lettre est étroitement associée au féminin, qui en gouverne les apparitions-disparitions successives. Écrite et cachée par Linda, découverte puis dissimulée à nouveau par Hélène, exhumée accidentellement par Pia pour être enfin lue à voix haute par la même Hélène, la lettre fait l’objet d’une transmission exclusivement féminine ; aucune main d’homme, sinon rapidement celle de Christian, ne se posera sur elle. On aperçoit là un deuxième enjeu de l’objet : tout en dénonçant l’inceste du père, la lettre réalise quelque chose comme une mise à l’écart du toucher masculin.
À ces deux puissances de l’objet – déplacement du secret et maintien d’une distance par rapport à la main masculine –, il faut encore ajouter ceci : la plupart du temps invisible, la lettre n’en travaille pas moins assidûment à la continuité filmique. On retrouve à ce point un principe de mise en scène largement éprouvé, qui consiste à soustraire à la vue un élément capital, dont la présence clandestine dans la représentation ne cessera plus d’obséder le spectateur. C’est, à peu de chose près, sur ce même principe qu’Alfred Hitchcock s’appuie – mais pour en éprouver les limites – lorsqu’il dissimule un cadavre dans un coffre situé au beau milieu du champ (La Corde, 1948). Notons que, si elle engage en tout premier lieu la dynamique du récit, cette stratégie de mise en scène ne va pas sans quelque implication esthétique. En misant sur la capacité de rétention de l’image ou, pour le formuler autrement, sur une invisibilité active au sein de la représentation, le cinéaste contribue à redéfinir le travail de l’image. Grosse d’un contenu dérobé – ou mieux, larvé –, l’image a désormais pour enjeu non de découvrir mais de recouvrir et, parfois, de séquestrer les objets du visible.
Blessure avec effraction
MISES EN SCÈNE
Dans Festen, le traumatisme est d’emblée évacué de toute expression dramatique et se retrouve déplacé du côté de l’organisation spatiale.
L’une des critiques régulièrement formulées à l’encontre du film de Thomas Vinterberg repose sur l’idée que l’inceste s’y trouverait, sinon éludé, à tout le moins traité de manière superficielle. Ce reproche n’est sans doute pas injustifié. Toutefois, comme le souligne l’un de ses commentateurs (voir la rubrique Dans la presse, dans les salles), Festen n’est pas un film sur l’inceste en particulier… mais plutôt sur le traumatisme en général – cela pour signifier que l’inceste possède surtout ici une valeur d’exemple, voire même de prétexte.
À propos de cette idée de traumatisme, un détail est pour le moins troublant : l’acteur ne joue pas sur le registre que nous serions en droit d’attendre. La plupart du temps, le visage de Christian reste impassible, ne manifeste aucune douleur, c’est un visage un peu fermé et quasiment inexpressif. Ainsi, pendant plus d’une heure et demie, un homme entreprend de faire le récit d’un événement traumatisant, et tout cela sur un ton apparemment détaché, agrémenté à l’occasion de quelques pointes d’ironie. En fait, ce qui pose problème est que l’acteur énonce le traumatisme, sans que son visage manifeste aucun des bouleversements qui s’y rapportent. De là découle une question : si le traumatisme n’apparaît pas sur le visage de l’acteur, où se manifeste-t-il ? Et comment ?
L’étymologie du terme « traumatisme » est particulièrement éclairante, au regard de la poursuite de cette analyse. Il provient du grec et désigne, littéralement, une blessure avec effraction. D’après la psychanalyse, le trauma est un « événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique ». On a montré que l’espace filmique est organisé selon un triple découpage vertical, partagé entre une « scène du dessus », une « scène intermédiaire » et une « scène du dessous » (voir Découpage et analyse du récit).
Un second découpage, horizontal celui-là, contribue également à sculpter cet espace. Le film apporte un soin tout particulier à l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur de la maison, et qu’il s’attache à bien marquer la séparation entre une « scène du dedans » et une « scène du dehors ». Le franchissement du seuil par chacun des invités fait d’ailleurs l’objet de l’une des toutes premières séquences et l’on voit bien, alors, que l’entrée dans la demeure n’est pas un événement anodin.
En résumé, il est parfois difficile d’entrer dans cette maison (l’amant d’Hélène en fait les frais, qui se heurte au barrage mis en place par son frère Michael), et il est parfois tout aussi difficile d’en sortir (après les premières révélations de Christian, les convives sont enfermés, pris en otages). Ce qui compte, au fond, n’est pas l’une ou l’autre de ces scènes, mais la manière dont le film les met en relation.
Au-delà de cette difficulté liée aux franchissements du seuil, le film s’attache, en un moment crucial, à mettre en scène une procédure d’effraction…
Christian vient de proposer son troisième toast et de proférer son troisième discours d’accusation. Maintenant, la communauté familiale ne peut plus feindre la surdité et, un peu ébranlée tout de même, commence à s’affoler.
Christian est empoigné par son frère, qui le jette dehors sans ménagement, aidé par quelques invités. Une fois le gêneur écarté, on entend : Fermez à clé !… Je vais vérifier toutes les portes ou La porte est bien fermée ? Ces paroles donnent libre cours à autant d’inquiétudes légitimes, puisque Christian force le passage et, après avoir enfoncé successivement plusieurs portes, réitère son propos. Intervention plus musclée du frère, secondé par trois ou quatre brutes. Christian est de nouveau expulsé. Déterminé à entrer coûte que coûte, il court vers une autre entrée, située sur l’un des côtés de la maison. Cette fois, il n’arrivera pas jusqu’à la porte, rattrapé par les mêmes individus, maintenant enragés. Et, pour que l’intrus n’essaie plus d’entrer en force, on décide de le ligoter à un arbre, non sans l’avoir copieusement rossé. Un peu plus tard dans la soirée, Christian reviendra.
Que se passe-t-il entre la « scène du dedans » et la « scène du dehors » ? Dans un premier temps, le film fait de l’extérieur une véritable menace pour l’intérieur, au point que les personnages s’emploient à cadenasser toutes les portes, pour édifier une clôture. Mais surtout, dans un second temps, le film met en scène une série de tentatives pour faire sauter cette clôture, c’est-à-dire une série d’effractions. Ainsi, si l’acteur ne mime aucun bouleversement émotionnel, c’est tout simplement parce que le traumatisme est pris en charge par la mise en scène ; l’effraction qui définit le traumatisme est déplacée depuis le psychisme d’un sujet vers l’organisation de l’espace filmique.
Une mise en scène moins judicieuse aurait sans doute misé sur une expression plus convenue du traumatisme, et l’acteur aurait sans doute été contraint de le mimer.
En conséquence, ce choix de mise en scène contribue à remettre en question notre compréhension usuelle du jeu de l’acteur : diriger un acteur, on le constate, ce n’est pas lui demander d’imiter ou de feindre des émotions : pour incarner le traumatisme, Christian n’a pas besoin de jouer la douleur ou, pire, de grimacer, mais d’enfoncer deux ou trois portes.
UNE LECTURE DU FILM
Séquences traumatiques
Festen renouvelle le « film à trauma » en abolissant la traditionnelle séquence de remémoration et en inscrivant dans le présent le traumatisme passé.
Fonction du dévoilement
Festen n’est pas le premier film à placer un événement traumatique au cœur de son intrigue. L’histoire du cinéma est pleine de ces événements refoulés, à partir desquels le récit tricote et démaille des biographies plus ou moins plausibles. Il arrive que le traumatisme ne relève pas uniquement de l’histoire intime d’un personnage, mais entre en correspondance avec une question collective : c’est le cas des phénomènes traumatiques liés à la guerre, et c’est aussi le cas du film de Vinterberg, qui montre bien que le trauma est une affaire commune (pour lors familiale, mais cela n’implique évidemment pas que la souffrance soit partagée). Selon un schéma classique, les « films à trauma » finissent presque toujours par lever le voile sur un souvenir informulé et, presque toujours, le morceau de vérité exhumé semble paradoxalement décevant en dépit de la violence des faits (une mère a tué son amant sous les yeux de sa petite fille, une jeune femme a assisté à la mise à mort de son cousin1, etc.).
Là-dessus, Freud nous dit bien que l’intensité du traumatisme est difficile à évaluer objectivement et que c’est la façon dont la mémoire élabore, interprète ou remodèle l’événement qui compte principalement.
La « séquence traumatique » est donc ce moment du film qui prend en charge le dévoilement d’un contenu sur lequel l’inconscient avait posé des scellés, et qui tente d’expliciter les bouleversements occasionnés par lui. De telles séquences relèvent d’une construction historique : à partir du trauma, le récit filmique a élaboré une architecture singulière, dont la séquence traumatique est une pièce maîtresse.
Festen se démarque d’emblée de ce schéma, dans la mesure où la révélation a lieu très tôt dans le film, ne répondant à aucune attente. Autrement dit, elle n’est pas l’aboutissement d’un processus (l’aboutissement, ici, c’est l’exclusion du père), encore moins une résolution narrative, mais un élément déclencheur. Si Vinterberg ne scénarise pas l’amnésie, il n’évacue pas pour autant la question du passé.
De l’usage du flash-back
Sur le plan de la temporalité, la séquence traumatique désigne aussi ce moment où un passé refoulé fait subitement irruption dans le présent de la narration. Pour négocier ce changement de régime temporel, le film possède un moyen très efficace : le flash-back. Classiquement, un déclic se produit, quelque chose fait levier (un mot entendu ou prononcé, un détail sur lequel le regard se pose accidentellement…) et voilà que le souvenir enfoui remonte à la surface. Le présent du récit s’entrouvre alors pour faire place à la « chose remémorée », et le souvenir traumatique prend la forme d’une enclave dans le récit.
C’est précisément au niveau de cette temporalité du traumatisme que Festen nous semble remanier les règles du jeu cinématographique. Le film fait du trauma non plus un unique éclair de passé inséré dans un présent qui le délimite, mais un passé qui double continûment ce présent, un passé toujours actuel, apparemment interminable. C’est pourquoi on ne peut parler de « séquence » traumatique ici : le souvenir traumatique s’étend à l’échelle du film entier. Quant au flash-back, a priori, le film n’en a plus besoin parce que, du trauma, tout est dit dès le départ.
Pas de mystère, pas de coup de théâtre final. Et pourtant, Festen introduit, au moyen d’un seul plan, un flash-back plutôt équivoque. Assis dans sa chambre, Christian s’est endormi ; un plan flou montre le jardin, dans lequel nous apercevons un petit garçon qui court, poursuivi par Helge Klingenfeldt (le père).
Ce plan n’est pas exactement un flash-back, mais il en prend la valeur. C’est un plan qui appartient au rêve autant qu’à la réalité. C’est un plan dans lequel passé et présent s’emmêlent, jusqu’à se confondre. Ce plan est tout ce qui reste de la séquence traumatique.
EXPLORATIONS
Secrets de famille
Festen est aussi un film sur le secret de famille et ses manifestations. La fête constitue le moment privilégié de son dévoilement.
Formes du secret
Au secret, Festen donne une dimension complexe, duelle. Car le film maintient côte à côte deux réalités qui, pour être désignées par le même mot, n’en sont pas moins irréductibles l’une à l’autre : d’un côté, le secret maçonnique, de l’autre, le secret de famille. Si le second est omniprésent, le premier fait l’objet d’un traitement nettement plus allusif.
La « Grande Loge » est mentionnée au détour d’une conversation, et nous apercevons quelques francs-maçons groupés au fond du plan ; au moment même où ces hommes passent à l’avant-plan, leur parole se transforme en murmure inaudible. Ce qui est suggéré ici, en terme de secret, c’est la réserve plutôt que la dissimulation, la discrétion plutôt que l’inhibition. Précisons qu’à l’origine, le secret des maçons concernait une somme de savoirs et de techniques, dont la transmission était ritualisée (bien plus qu’interdite).
Quant au secret de famille, il est d’une tout autre nature, d’abord parce qu’il ne s’articule pas sur le savoir mais sur le déshonneur, ensuite parce qu’il fait l’objet d’une transmission infiniment plus indomptable (là, nous pouvons parler d’interdit, de tabou). Y aurait-il une « bonne forme » et une « mauvaise forme » du secret ?
Nécessité et limites du secret
« Il est fondamental pour notre équilibre que nous puissions croire que nos pensées nous appartiennent bien et qu’elles ne sont pas devinées par ceux qui nous entourent (…)
Le droit au secret permet de constituer une barrière étanche entre les autres et soi. »
(S. Tisseron, Secrets de famille, mode d’emploi, Ramsay, 1996, p. 8).
Dans l’épisode des francs-maçons décrit ci-dessus, on retrouve bien cette idée – attachée au bon secret – d’une barrière protectrice, érigée pour préserver la communauté maçonnique de l’inquisition du regard du spectateur : en raison du decrescendo des voix, les propos des maçons ne sont pas dévoilés et l’intimité du dialogue est garantie.
Si le secret est en principe nécessaire à l’individu, constitutif de son équilibre, à partir de quand devient-il néfaste ? Qu’est-ce qui permet de distinguer entre la « bonne » et la « mauvaise forme » du secret ? « Le secret cesse d’être un fait normal et devient un fait pathologique lorsque nous cessons d’être son gardien pour devenir son prisonnier. »
(Secrets de famille, mode d’emploi, p. 9).
Au moment du face-à-face entre Christian et sa mère, le prisonnier et le gardien s’affrontent : Else veut maintenir le secret de famille, quand Christian tente de s’en délivrer. De là, l’extrême violence de l’échange.
« Suintements » du secret
Dès lors que les mots lui sont interdits, le secret cherche à se manifester sous d’autres formes. Certains gestes récurrents, certaines créations imaginaires fonctionnent ainsi comme autant de sécrétions de l’indicible. Tout au long du film, Christian frotte ses mains l’une contre l’autre, comme pour les laver… mais de quelle tache, de quelle salissure ? Dans un autre registre, le jeu de piste post mortem de la sœur de Christian qui mène Hélène à retrouver la lettre accusatrice est aussi une sorte de débordement du secret dans la narration elle-même, en même temps qu’une transformation ludique de ce qui pèse douloureusement sur la famille.
Il s’agit, ni plus ni moins, de « jouer » avec l’idée même de dissimulation.
Secret et fête de famille
Pourquoi le moment de la fête est-il si propice à la divulgation du secret de famille ?
Peut-être parce que son principal enjeu est enjeu de mémoire : « La fête de famille (...) est un moment fort de réaffirmation de l’identité familiale et collective. Mais elle est aussi souvent l’occasion de rappeler une mémoire personnelle dont les méandres restent souvent impénétrables pour d’autres que soi. Dans le présent de la fête se joue cette contradiction plus ou moins bien négociée du désir de retrouver le passé et d’en être quitte. La fête est toujours un rappel de quelque chose, de quelqu’un ou d’un événement. »
(A. Muxel, « Le souvenir de la fête ou les étincelles du désir »
in La Fête de famille, In Press Éditions, 1998, p. 150-151).
Au-delà de l’événement de façade qui en constitue le prétexte, la fête engage la famille à concilier mémoire collective et mémoire individuelle. De ces petits arrangements avec le secret, Festen montre les limites.
Sur Festen :
• « Cannes Men », H. Hampton, Artforum, vol. 37, n° 3, novembre 1998, p. 19-20.
• « Illustration du psychodrame », G. Marsolais, 24 Images, n° 93-94, automne 1998, p. 48-49.
• « La cérémonie », V. Ostria, Les Inrockuptibles, 16 décembre 1998, p. 116-117.
• « Esprit de corps », C. Pasquereau, Repérages, n° 4, hiver 1998-99, p. 6-7.
• « Festen, inceste et anamorphose », E. O’Neill, Positif, n° 455, janvier 1999, p. 14-15.
• « Pour qui sonne le verre », P. Richou, Cahiers du cinéma, n° 531, janvier 1999, p. 56-57.
• « The big tease », G. Macnab, Sight and Sound, vol. 9, n° 2, février 1999, p. 16-17.
• « Autour de Festen », E. Défachelles et S. Zawadzki, Tausend Augen, n° 17, octobre 1999, p. 24-27. |