télécharger 1.61 Mb.
|
Comme dans la nouvelle de Larbaud intitulée, Mon plus secret conseil, écrite dix ans plus tard, en 1923, à la troisième personne mais également farcie des souvenirs personnels de Larbaud, Barnabooth mettra en pratique l’abjection en fuyant en catimini : « J’ai quitté Trieste cette nuit, aussitôt après avoir écrit mon journal. Je savais qu’il y avait un rapide pour Vienne vers minuit et demie. Quitté l’hôtel sans prévenir de mon départ Mme Hansker93 ». Dans la nouvelle : « Cette fuite est ignoble. Elle suffit à prouver qu’il […] a atteint le fond de l’abjection : sa liberté est celle du lièvre, une fuite perpétuelle. Cette journée sera la plus honteuse de sa vie94 ». Arrivé en Russie c’est le prince Stéphane, lui aussi un renégat, libéré de la « diarrhée morale et intellectuelle » de la haute société, de la « dégénérescence95 » de la Gotha, qui lui servira d’exemple. Ce prince a surmonté le Tu dois : « Le Devoir, […] le nom que la bourgeoisie avait donné à sa lâcheté morale96 ». Il a réussi à se débarrasser de tout ce qu’on lui avait inoculé par une expédition guerrière au Kharzan qui fut comme une sublimation thérapeutique de sa richesse : « J’avais vu avec étonnement qu’on pouvait se passer d’un étui à cigares en or massif ; […] O pauvreté, c’est toi que j’aime. Mépris, maladie, tribulations, vous êtes le trésor que j’ai toujours désiré97 ». Le peuple perd cependant de son attrait s’il est lui-même perverti par la richesse : « Un peuple de candidats à la bourgeoisie, un peuple d’aspirants à la bedaine98 ». Barnabooth commence à voir une lueur de progrès car on le range parmi les Ignavi, les Inertes que Dante place dans l’Enfer au motif qu’ils ont vécu sans gloire. En dernière instance il épouse Concepción Yarza, une jeune fille compatriote qu’il a sauvée de la misère à Londres, pour la ramener en Amérique latine. Après une ultime crise de boutiquisme – « ma femme emporte la rue de la Paix, et j’emporte Bond Street 99» –, il renonce à tout, acceptant la vie dans sa forme la plus réelle, reniant son journal, détruisant ses Déjections. « J’ai dit adieu à l’Europe. Je sais bien que rien ne m’empêche de recommencer cette promenade de ville en ville, de boutique en boutique, d’hôtel en hôtel. […] Je veux être enfin un mauvais élève ; je renonce à passer mes examens. Je ne me contente même plus de jouer dans la cour de récréation100». Barnabooth finit par faire table rase : « En publiant ce livre, je m’en débarrasse. Le jour où il paraîtra sera le jour où je cesserai d’être auteur. Et je le renie tout entier : il s’achève, et je commence. Ne m’y cherchez pas ; je suis ailleurs […] Vieux monde, oublie-moi comme je t’oublie déjà. Voici que je me déshabitue de penser en français101 ».L’épilogue digne de Montaigne semble réaliser cette double émancipation : « Oublie-moi, traîne mon nom et mon souvenir dans ta boue. Voilà tes sous, ramasse-les ; veux-tu ma défroque, veux-tu mon déshonneur ? Je me dépouille comme pour mourir, je m’en vais, content et nu…102 ». Abjuration de soi qu’on peut ramener à la pratique de l’expositio sui, pratique ancestrale dont s’emparait l’inculpé pour condamner son propre passé comme une manière de confession publique103. Une fois dépris du poids des contraintes, le voyage se désolidarise du journal et vice versa. « Quatre heures. J’attendrai le jour. J’ai allumé toutes les lampes de la maison ; et le perroquet, que la clarté a réveillé et qui s’agite dans sa cage au sommet d’une pile de valises, ne se retient plus de parler : “Loro… Lorito ? lorito réal !”104 ». Le journal se termine sur une onomatopée (même si c’est le nom d’un perroquet brésilien), proche de l’aphasie dont sera touché Valery Larbaud lui-même en 1935 suite à une attaque qui le laissera également paralysé jusqu’à sa mort. Il abandonne tout à la fois : l’Europe, la littérature, la langue française, la respectabilité. Reste la jubilation de la fiction, un hymne au cosmopolitisme, quoique Barnabooth se qualifie de « cosmopolite de la misère105 », et à l’individu moderne, avec ses idiosyncrasies, ses particularismes, ses revirements, ses repentirs, ses faux-fuyants, le reniement de ses origines. Par ce geste de tout quitter et de suspendre l’écriture, le roman de formation redevient ainsi journal, ensemble de « notations infimes106 », de griffonnages, de lapsus et de borborygmes, qu’on peut raturer à loisir. Restent la rue de Naples ou le perroquet Lorito, l’aphasie d’un vécu : « Assez de mots, assez de phrases ! ô vie réelle, /Sans art et sans métaphores, sois à moi107 ». Borborygmes, lapsus, et aphasie sont des explorations des franges du langage proches de l’humour (à la surface) et non de l’ironie (en profondeur) selon la distinction de Deleuze : « Il y a dans l’ironie une prétention insupportable : celle d’appartenir à une race supérieure, et d’être la propriété des maîtres […] L’humour se réclame au contraire d’une minorité, d’un devenir-minoritaire :c’est lui qui fait bégayer une langue, qui lui impose un usage mineur ou constitue tout un bilinguisme dans la langue108 ». Triomphe de l’usage idiomatique sur l’usage courant et conventionnel. Triomphe de la multiplicité des langues sur le français, ce que pratiquait par ailleurs déjà Stendhal : « I did think to sposar my old vicina for having per me il credito dei suoi brothers109 », triomphe du langage privé sur la publication : « Dirais-je ce qui m’a ému le plus, en arrivant à Milan ? (On va bien voir que ceci n’est écrit que pour moi.) C’est une certaine odeur de fumier particulière à ses rues110 ». Si « aucun texte n’est hors de toute norme générique, […] un texte affirme ou affiche sa singularité par rapport à un horizon générique, dont il s’écarte, qu’il module, qu’il subvertit » à en croire Antoine Compagnon111, cela est d’autant plus vrai pour le récit de voyage intime, intrinsèquement frivole car cumulant les libertés du récit de voyage et de l’écriture de l’intime. Or seul ungenre marginal, hybride, enclin à absorber d’autres genres peu canoniques – l’anecdote, la lettre, la légende, le récit enchâssé les conquêtes de ses amis), le pamphlet contre la richesse –, peut, semble-t-il, assumer le devenir-autre jusqu’au bout. Un des risques du voyage, mais c’est un bonheur de l’imagination, serait d’ailleurs la déterritorialisation absolue. Deleuze s’était déjà intéressé à l’apologie de la vie sauvage dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier (1969) lequel prend à contre-pied le roman fondateur de l’idéologie puritaine et bourgeoise, Robinson Crusoe de Daniel Defoe, et constitue en quelque sorte la version nomade et déshumanisée du mythe sédentaire anglais. S’il est vrai que dans chaque voyage sommeille une robinsonnade, il faut se prémunir contre la déviation fantasmatique de notre monde, la perversion comme altruicide, comme annulation d’autrui, « meurtre des possibles112 ». Deleuze lisant Tournier nous aide à revoir les catégories de l’étranger, de l’altérité et son apprivoisement. « L’effacement progressif de la structure d’autrui » dans l’île déserte peut nous éclairer sur les rapports entre le sujet et « la structure Autrui qui tend elle-même à se dissoudre113 ». Par sa déshumanisation le Robinson de Tournier signe la fin du voyage qui était un hymne au possible et précisément l’expérience de se frotter à autrui. Le nomade a beau être libre, il ne doit pas devenir psychotique. L’errance verbale est sans doute l’autre risque d’une littérature de la licence. Il n’en demeure pas moins que la jouissance du lecteur est au comble. Dans « À travers l’Europe » Apollinaire, effectue une errance surréaliste qui peut dérouter le lecteur et le bourlingueur potentiel : « J’ai cherché longtemps sur les routes /Tant d’yeux sont clos au bord des routes /Le vent fait pleurer les saussaies /Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre /Regarde mais regarde donc /Le vieux se lave les pieds dans la cuvette /Una volta ho inteso dire chè vuoi /je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances /Et toi tu me montres un violet /épouvantable /Ce petit tableau où il y a une voiture /m’a rappelé le jour /Un jour fait de morceaux mauves /jaunes bleus verts et rouges /Où je m’en allais à la campagne /avec une charmante cheminée /tenant sa chienne en laisse […]114 ». Le cosmopolitisme éveillera les consciences locales Reprenons. Le cosmopolitisme (de cosmos, monde et politês, citoyen) de Barnabooth /Larbaud facilite sans doute son devenir-autre. Le cosmopolitisme s’opposant au patriotisme est une disposition d’esprit qui conduit quelqu’un à considérer tout pays comme sa patrie, son pays d’origine, ou une conscience d’appartenir à l’ensemble de l’Humanité, à la communauté mondiale. Le terme de cosmopolitisme aurait été défini par Diogène de Sinope, le cynique. Il faut en effet une dose de cynisme pour renier ses origines. Or un autre devenir-autre se profile à l’horizon, celui des ressortissants du pays que l’on visite. Selon la thèse de Cesare de Seta le cosmopolitisme des voyageurs éclairés au XVIIIe siècle aurait contribué à l’éveil des consciences, voulant imposer des idées républicaines dans un pays encore morcelé en principautés à tel point que leur contribution aux événements qui ont secoué la péninsule serait loin d’être marginale : « Si, dans le “miroir” du Grand Tour, l’Italie divisée en une mosaïque d’États s’est mise à exister et à prendre conscience d’elle-même aux yeux de ses habitants, elle le doit largement aux textes et aux images que le voyage a suscités115 ». La découverte d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748) fut en tout cas un facteur fédérateur des voyageurs de plusieurs pays. En outre « au cours du XVIIIe siècle, l’idée de l’Europe comme concept moral et civil, à caractère supranational, est en train de s’affirmer, ce qui est un des signes plus évidents de la culture cosmopolite des Lumières européennes116 ». Vivant Denon, adepte des Philosophes (de Voltaire en particulier) et des Économistes, observe la misère générale, notamment en Calabre, et l’attribue au gouvernement des prêtres et des barons « qui a tenu jusqu’à nos jours cette nation dans un appauvrissement soporifique, qui détruit toute émulation117». Et il espère que « les grands chemins que l’on travaille pour ouvrir le pays au commerce [l’ouvriront] peut-être un jour à la liberté118». À tel point que « Les dessinateurs ont négligé là une belle scène : Le Voyageur apportant les Lumières aux Calabrais 119 ». Il déplore encore « cette espèce d’orgueil [de croire que Naples est le centre de tout], qui fait leur bonheur, leur ôte toute espèce de curiosité, et nuit au progrès de leurs connaissances, en leur inspirant de la défiance pour les étrangers ; ce qui fait qu’ils les connaissent peu, et qu’ils en sont peu connus120 ». Histoire de Juliette, rédigée dans un contexte révolutionnaire, sera plus politisé que le Voyage en Italie dont il s’inspire, rédigé sous l’Ancien Régime. La jeune libertine n’hésite pas rabrouer les despotes un à un. Dès son arrivée en Italie, elle sermonne Victor-Amédée III, alors roi de Savoie, de Piémont et de Sardaigne qui, hostile à la Révolution, accueille de nombreux émigrés. « Après son orgie, le roi de Sardaigne m’offrit la moitié de son chocolat, j’acceptai ; nous politiquâmes…121 » : « Respectable portier de l’Italie, toi qui descends d’une maison dont l’agrandissement est un vrai miracle de politique, toi dont les ancêtres, naguère simple particuliers [Sade traite les Médicis de marchands de laine], ne se sont rendus puissants qu’en permettant aux princes extra-montains de traverser tes États, pour aller s’agrandir en Italie… permission que tes habiles ancêtres ne leur donnaient qu’aux conditions de partager. Roitelet de l’Europe, en un mot, daigne m’écouter un moment. […] laisse donc là ton sceptre, mon ami, abandonne la Savoie à la France, et restreins-toi dans les limites naturelles que t’a prescrites la nature ; […]. Eh, mon ami ! ne propage point la race des rois ; nous avons déjà, sur la terre, que trop de ces individus inutiles, qui s’engraissant de la substance des peuples, les vexent et les tyrannisent sous le prétexte de les gouverner. […]122 ». Juliette, après avoir assisté à une messe noire lubrique et à une crucifixion blasphématoire sur les colonnes torses de l’autel de Saint-Pierre, admoneste le pape Braschi (Pie VI) et donc le pouvoir pontifical au sujet de son obscurantisme : « - Braschi, les peuples s’éclairent ; tous les tyrans périront bientôt, et les sceptres qu’ils tiennent, et les fers qu’ils imposent, tout se brisera devant les autels de la liberté, comme le cèdre ploie sous l’aquilon qui le ballotte. Il y a trop longtemps que le despotisme avilit leurs droits, il faut qu’ils les reprennent ; il faut qu’une révolution générale embrase l’Europe entière, et que les hochets de la religion et du trône, ensevelis pour ne plus reparaître, laissent incessamment à leur place, et l’énergie des deux Brutus et les vertus des deux Catons123 ». Juliette s’adresse enfin à Ferdinand 1er des Deux-Siciles, ce roi bourbon dont le règne hormis quelques interruptions durera 60 ans, pour lui reprocher d’entretenir un système féodal et le vice de l’inégalité, dès lors que l’opulence côtoie la misère : « - Ton peuple a perdu la trace de sa première origine ; le malheur qu’il a eu de passer de domination en domination, lui donne une sorte de souplesse et d’habitude à l’esclavage, qui détériore absolument son ancienne énergie, et qui l’empêche d’être reconnu124 ». Encore au début du XIXe siècle le pays est morcelé. Madame de Staël, grande cosmopolite, glisse également des allusions à un peuple en décalage avec ses ambitions dans Corinne : « Les Italiens sont bien plus remarquables par ce qu’ils ont été, et par ce qu’ils pourraient être, que par ce qu’ils sont maintenant125 ». Stendhal est lui aussi confronté à une Italie pulvérisée entre six centres d’influence qui exercent une véritable tyrannie sur les dix-huit millions d’habitants : Turin, Milan, Modène, Florence, Rome et Naples. Il ne semble toutefois pas rêver d’une Italie unie car le titre de son ouvrage utilise la parataxe pour juxtaposer les villes Rome, Naples et Florence. La nostalgie de l’Italie napoléonienne n’est pas un garant suffisant d’unité. Car si l’Empereur venait à bout des brigands, il ne pouvait réduire les différences entre le Nord et le Sud. Ce morcellement nuit toutefois à l’ambition littéraire du pays: « J’apprends que La Testa di bronzo est un de nos mélodrames. Méprisé à Paris, il est un chef-d’œuvre à Milan. Voilà l’avilissante monarchie. L’Italie n’aura de littérature qu’après les deux Chambres ; jusque-là, tout ce qu’on y fait n’est que de la fausse culture, de la littérature d’académie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale, mais Alfieri travaille à l’aveugle, il n’a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l’exècre et le calomnie126 ». Et Dumas n’hésite pas à glisser des considérations politiques dans son |
![]() | «Transformation du Bois» dans le cadre du Transfert de technologie vers les entreprises | ![]() | «risque minimisé» suivant le C2-112 édition de mars 2015, édité par Synergrid, la fédération des gestionnaires de réseaux électricité... |
![]() | ![]() | ||
![]() | ![]() | ||
![]() | ![]() | ||
![]() | ![]() |