Essais l’








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calli, des rii, et des placettes pavées. On vient à rêver quelquefois, à notre époque où le must architectural, en toute ville qu’il visite, est imposé d’avance au touriste par les media, d’un autre mode d’approche, plus fonctionnel, plus naturel et moins superstitieux, où on ne visiterait les cathédrales que parce qu’on va à la messe, les vieilles demeures que parce qu’on y a des amis, et puisqu’il est question de Venise – le Pont des Soupirs – sinon à titre de locataire des Plombs, tout au moins dans le seul prolongement de la lecture familière et souvent reprise des Mémoires de Casanova157 ». Cette approche différente, dissidente, ne peut que nous enthousiasmer.

On l’a vu, l’industrie touristique propose des lieux de plus en plus exotiques et lointains, offre des expériences inoubliables, inédites, mais en masse, saisies dans une expérience bien plus prosaïque, permettant aux acteurs viatiques de se sentir partout chez eux, de partager des codes symboliques communs, « d’être bien reçus et traités dans des cadres spatiaux profondément semblables et peu dépaysants158 », mais en les standardisant, on leur enlève justement ce que le rêve de la mobilité était censé donner, à savoir du dépaysement. Cette tendance a engendré des parodies : Lydie Salvayre dans Les Belles Âmes159 nous propose un circuit touristique dans les banlieues désolées des grandes villes européennes organisé par Real Voyages à l’intention de voyageurs plutôt aisés. Certains touristes plus exigeants, comme pour exorciser la standardisation, recherchent un semblant de voyage dans des expériences plus originales qui répondent, selon Jean-Didier Urbain, aux quatre désirs capitaux : l’appel du désert (Le Sahara, l’Islande, l’Himalaya, la Lozère) ; la tentation sociétale (envie de grégarité et d’effervescence : la féria de Bayonne, les Jeux-Olympiques, le tourisme urbain, la villégiature balnéaire) ; la rêverie cénobite(en communauté : la croisière, les clubs de vacances) ; le rêve altruiste et humaniste (séjours « chez l’habitant », le tourisme solidaire)160.

« Slow Tourism » et éloge de la marche
Le présent a beau être terni par les effets de l’urbanisme galopant, par la mondialisation qui engendre un mal-être identitaire, il ne tient qu’à nous de le réenchanter, de resémantiser le quotidien, de singulariser l’itérativité (la routine), de dépayser le familier. Slow tourism, post-tourisme ou tourisme de proximité, termes déjà attestés ou en passe de l’être, auxquels on pourrait ajouter tourisme piéton/pédestre/passif (au niveau de son empreinte écologique), voire bipède, appellent tous de leurs vœux une nouvelle pratique, plus locale, plus lente, plus humaine, plus à même de lutter contre la corrosion du sentiment d’appartenance, à savoir la promenade comme pratique minoritaire et non plus majoritaire, vectorielle ou utilitaire. Il semble que seul ce tourisme dépouillé de ses dérives kitsch puisse revivifier les caractéristiques du dépaysement viatique :la rupture de l’habitude, la confrontation avec d’autres mœurs, la prise de risque existentielle, la délivrance par la flèche ailée de Klee, le sentiment du divers de Segalen. Cela correspond à une façon rajeunie d’interagir avec l’espace : « Il est très important de déshabituer […] L’habitude est, une fois de plus, le contraire d’habiter. Habiter c’est à chaque instant bâtir un monde où avoir lieu d’être161 ».

La marche que Freud compare au« piétinement de la terre maternelle162 » nous amène à tracer une généalogie de la flânerie depuis Montaigne, en passant par l’époque romantique avec Goethe, Hugo, Baudelaire, les surréalistes, Perec, la Nouvelle Vague, la philosophie nomade de Kenneth White, pour en arriver à des auteurs récents qui revendiquent l’errance comme style de vie : Depardon, Rolin, Réda. Montaigne que, même à cheval, on peut associer au flâneur, arpentait déjà des lieux sans itinéraire préconçu, privilégiait l’expérience sur la connaissance, faisait primer le parcours sur le but à atteindre, ponctuant son itinéraire d’escapades. Il inaugurait par là une épistémè ambulante qui aura des répercussions jusqu’à nos jours. C’est du moins ce que nous entendons par éloge de la marche. Goethe, partant pour l’Italie, a pris la décision de s’enfuir de Bohème et de quitter ses amis sans même les prévenir sous l’effet d’une urgence vitale, d’uneTrieb (pulsion). Trois caractères définissent la figure du Wanderer (l’errant): « la hâte, l’exposition au danger et le désir d’incognito163». Le Wanderer, qui ne veut pas « s’embarrasser des impedimenta traditionnels du voyageur de qualité » est un réel aventurier : « Goethe est fasciné par un escroc comme Cagliostro, qui mène dans les cours d’Europe une vie bien différente de celle à laquelle était destiné le Joseph Balsamo d’une pauvre famille de Palerme164 ». Même si la hâte semble antithétique du slow tourism, c’est le côté vertigineux de l’illégalité qui prime ici : à l’époque être rapide était anti-conformiste, aujourd’hui c’est la lenteur qui détonne : « Anachronique dans le monde contemporain, qui privilégie la vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies165 ». Dans L’Homme qui rit, Victor Hugo considère la flânerie comme une institution moderne et peut-être française, car dans l’Angleterre du XVIIe siècle, « Homo errans fera errante pejor [L’homme errant est pire que la bête sauvage errante] […]. Un passant était un ennemi public possible. Cette chose moderne, flâner, était ignorée ; on ne connaissait que cette chose antique, rôder. […] La loi pratiquait la cautérisation du vagabondage166 ». La marche recueille en tout cas les suffrages de Hugo, témoin le titre d’un chapitre de Notre-Dame de Paris, « Les inconvénients de suivre une jolie femme le soir dans les rues », qui nous renvoie par antiphrase à la magie et aux joies de se perdre dans les méandres des ruelles du Paris gothique : « Gringoire, philosophe pratique des rues de Paris, avait remarqué que rien n’est propice à la rêverie comme de suivre une jolie femme sans savoir où elle va167 ».La flânerie sera officialisée par Baudelaire qui la théorise dans « Le peintre de la vie moderne » et qui la chérit dans ses poèmes en quête de tableaux parisiens au sein d’une ville pourvoyeuse de rencontres fugaces. À une passante évoque en effet la « fugitive beauté » d’une apparition « majestueuse » que le poète entrevoit dans « la rue assourdissante », qui ne dure que le temps d’« un éclair…puis la nuit ! […] Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais168 ». Mieux, Baudelaire va jusqu’à fraterniser avec cette foule qui voit le jour dans cette nouvelle réalité urbaine et devient coextensive de celle-ci, avec les déshérités. Il dit se sentir l’un d’eux, sans toutefois tomber dans la pitié qui irait à l’encontre de son dandysme. La ville s’avère, comme le souligne Walter Benjamin dans Le Livre des Passages, « le terrain véritablement sacré de la “flânerie”169 ». Le philosophe interprétera toutefois la flânerie baudelairienne comme politiquement ambigüe, trahissant le sentiment d’une profonde aliénation : « la rébellion de Baudelaire [a] toujours gardé le caractère de l’homme asocial […]. La seule communauté sexuelle dans sa vie, il l’a réalisée avec une prostituée170 ».

Les surréalistes auront encore davantage d’arguments pour préconiser la marche, la balade, car ils ont été témoins du détournement des inventions techniques à des fins militaires lors du carnage de la première guerre mondiale. La marche devient un signe de ralliement du groupe à tel point que Benjamin définit cette fois le surréalisme comme le nouvel art de la flânerie. La conjoncture urbanistique prodigue en effet aux surréalistes un merveilleux quotidien sous forme d’affinités singulières, d’épiphanies, de « rapprochements soudains » ou de « pétrifiantes coïncidences171 » que Breton a subsumés sous le concept de hasard objectif, ou Benjamin sous le syntagme-oxymore « illumination profane172». La simple rencontre avec Nadja chez André Breton a pour condition un Paris singulier, non emblématique. Benjamin salue ce projet de diriger l’optique du rêve sur la réalité empirique afin d’y extraire des aspects inconnus et négligés du réel, notamment dans des lieux faits expressément pour le passage : la rue populeuse et moderne, le passage, le square, le café, la place, les jardins, les carrefours, les gares, ce que Foucault appelle emplacements de halte provisoire  et qui appartiennent à un espace « pas encore entièrement désacralisé173». Toutefois, Benjamin reproche aux surréalistes de tout traduire en faveur de l’onirisme, de rester prisonniers de la mythologie, alors qu’il s’agirait de formuler la constellation du réveil indispensable à la connaissance dialectique, la révolution prolétarienne. Il voit le flâneur comme livré « aux fantasmagories du marché174 », à ses illusions mercantiles aliénantes et à ses marchandises-fétiches, dès lors que les grands magasins « mettent ainsi la flânerie même au service de leur chiffre d’affaires175». Le flâneur, toujours en état d’ivresse, « ressemble à l’haschischin, il accueille l’espace en lui comme ce dernier176».Il n’empêche, nous semble-t-il, que les surréalistes partagent son désenchantement du rêve le plus profond du XIXe siècle, le progrès et le capitalisme qui s’abattirent sur l’Europe. Louis Aragon aura plus que quiconque vanté les mérites de la promenade et de la déambulation aléatoire dans Paris, jusqu’à s’y égarer. Dans Le Paysan de Paris (1926) il appréhende les lieux non plus en surplomb, mais frontalement, croisant sans cesse des façades, des devantures, des placards, des affiches, des enseignes, des mannequins qu’il intègre dans le texte selon une esthétique du ready-made. C’est ce mobilier urbain qui suscite des visions, des sortilèges, des rêveries dangereuses, qui induit une métaphysique des lieuxou tout simplement l’émerveillement. Aragon arpente un Paris labyrinthique et initiatique peuplé de « sphinx méconnus177 », un Paris qui lui ouvre « la porte du mystère178 ». Le Passage de l’Opéra lui prodigue pour un moment encore – car  le boulevard Haussmann, ce grand rongeur, le menace – « la lumière moderne de l’insolite179 » : « Elle règne bizarrement dans ces sortes de galeries couvertes qui sont nombreuses à Paris aux alentours des grands boulevards et que l’on nomme d’une façon troublante des passages, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n’était permis à personne de s’arrêter plus d’un instant. Lueur glauque, en quelque manière abyssale, qui tient de la clarté soudaine sous une jupe qu’on relève d’une jambe qui se découvre180 ». L’isotopie des ravages de l’urbanisme sur le corps de la ville imprègne le texte. Mais ce n’est pas la pierre qui est vouée à la mutilation, c’est « la rêverie et la langueur » qui risquent de disparaître, voire les « modes de la flânerie et de la prostitution181». Aragon convie le lecteur à explorer les lieux avec lui, guidé par une attention flottante qui s’aiguise à chaque occasion. Ainsi dans la galerie du Thermomètre est-il interpellé par un étrange bâtiment, maison de passe au premier étage, hôtel garni au second. En suivant la disposition des espaces, l’imagination vagabonde à son tour sollicitée par le charme interlope de cet endroit. Des micro-intrigues surgissent au gré de la description : un double système d’escaliers, une porte dont l’usage est incertain, laisse à qui les contemple « un doute qui ne va pas sans enivrement. On cherche la signification de cette porte […]182 ». Plus le lieu est équivoque, plus il est fécond en anecdotes, plus il stimule l’affabulation. La loge vitrée du concierge du Passage enferme deux petits vieillards astreints à ce « lieu absurde183 ». Il n’empêche qu’Aragon leur prête « ces magnifiques dérèglements de l’imagination qu’on ne prête guère qu’aux poètes. À voir s’entrecroiser au-delà de leur vitre les pas du mystère et du putanisme, que vont-ils chercher au fond de leur esprit, ces sédentaires mordus par l’âge et l’oisiveté du cœur 184». Aragon raconte ensuite comment Breton, Marcel Noll et lui-même, déjà troublés par plusieurs coïncidences qu’ils avaient subies, décident nuitamment de quitter les tentations faciles et les plaisirs banals des pentes de Montmartre, pour se rendre au parc des Buttes-Chaumont qui se présente comme un mirage : « Toute noirceur se dissipait, sous un espoir immense et naïf. Enfin nous allions détruire l’ennui, devant nous s’ouvrait une chasse miraculeuse, un terrain d’expériences, où il n’était pas possible que nous n’eussions mille surprises, et qui sait ? une grande révélation qui transformerait la vie et le destin. […] Cette grande oasis dans un quartier populaire, une zone louche où règne un fameux jour d’assassinats, cette aire folle […] pour les trois promeneurs c’est une éprouvette de la chimie humaine où les précipités ont la parole, et des yeux d’une étrange couleur185 ». Leur exaltation est liée au fait qu’ils ne recherchent pas le genre de clique qu’on trouve au Bois de Boulogne désormais sans énigme pour eux : « ils attendent de ces bosquets perdus sous les feux du risque une femme qui n’y soit pas tombée, une femme de propos délibéré, une femme ayant de la vie un sens si large, une femme si vraiment prête à tout, qu’elle vaille enfin la peine de bouleverser l’univers186 ». La nuit contribue au mystère : « dans les jardins publics, le plus compact de l’ombre se confond avec une sorte de baiser désespéré de l’amour et de la révolte. Elle donne à ces lieux absurdes un sens qu’ils ne se connaissent pas187 ». C’est l’imaginaire d’une ville que la marche fait émerger, l’imaginaire qui dépasse l’image, l’imaginaire vif, mobile, fécond et déformant, qui maintient l’imagination béante : « une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images188 ». Tout le roman d’Aragon est ainsi attiré vers cette resémantisation des lieux, vers cette force infinie de l’irréel. Même la description hyperréaliste de la colonne qui décore le rond-point du parc des Buttes-Chaumont peut dégager un pouvoir d’envoûtement et faire jaillir des passages lyriques, comme celui qui exprime l’émoi ressenti devant la promeneuse : « À tes pas vers la nuit je perds éperdument le souvenir du jour. Charmante substituée, tu es le résumé d’un monde merveilleux, du monde naturel, et c’est toi qui renais quand je ferme les yeux. Tu es le mur et sa trouée. Tu es l’horizon et la présence189 ». Aussi l’écriture divague-t-elle pour nous entraîner dans ce divin et délectable fourvoiement jalonné d’allitérations : « La femme est dans le feu, dans le fort, dans le faible, la femme est le fond des flots, dans la fuite des feuilles, dans la feinte solaire où comme un voyageur sans guide et sans cheval j’égare ma fatigue en une féerie sans fin. Pâle pays de neige et d’ombre, je ne sortirai plus de tes divins méandres190 ». La passante mystérieuse semble aimanter toutes les promenades urbaines surréalistes. Un passage de Nadja nous le confirme car la jeune femme a relevé, dans l’exemplaire des Pas perdus que Breton lui a prêté, précisément l’article qui relate la rencontre faite un jour à quelques minutes d’intervalle par Breton, Aragon et Derain de la même apparition féminine : « véritable sphinx sous les traits d’une charmante jeune femme allant d’un trottoir à l’autre interroger les passants, ce sphinx qui nous avait épargnés l’un après l’autre et, à sa recherche, de courir le long de toutes les lignes qui, même très capricieusement, peuvent relier ces points – le manque de résultat de cette poursuite que le temps écoulé eût dû rendre sans espoir191 ». Paul Valéry, qui disait déjà « Le marcheur devient le chemin192 », embraye sur la même figure : « Tes pas, enfants de mon silence, /Saintement, lentement placés, /Vers le lit de ma vigilance /Procèdent muets et glacés. /Personne pure, ombre divine, /Qu’ils sont doux, tes pas retenus ! /Dieux !... tous les dons que je devine /Viennent à moi sur ces pieds nus ! /Si, de tes lèvres avancées, /Tu prépares pour l’apaiser, /À l’habitant de mes pensées /La nourriture d’un baiser, /Ne hâte pas cet acte tendre, /Douceur d’être et de n’être pas, /Car j’ai vécu de vous attendre, /Et mon cœur n’était que vos pas193 ». Si ce poème peut renvoyer à la création poétique, à l’attente de la muse, ou au travail lent, attentif, vigilant, d’un poème en gestation et si l’on peut appréhender les pieds nus comme les pieds d’un vers, à savoir les syllabes sur lesquelles il s’agit de mettre des mots, le tout nimbé de sacré qui plonge le poète dans une attitude de recueillement, on peut aussi le lire comme une simple aspiration à rencontrer la femme que l’on croise dans la rue, la Gradiva au pied cambré qui s’évanouit comme une hallucination.

Cette vision exploratoire de la ville (la déambulation dans des quartiers insignifiants dévoile des épiphanies inexistantes avant le parcours même) relève de ce que Michel de Certeau qualifie de pratiques d’espaces et qu’il décline en « énonciations piétonnières » ou « rhétorique cheminatoire194 ». Pour de Certeau la marche a une fonction « énonciative » : « c’est un procès d’appropriation du système topographique par le piéton (de même que le locuteur s’approprie et assume la langue)195 ». Franz Hessel, collègue et ami de Walter Benjamin, un des grands représentants de ce que les Allemands ont appelé Flaneurliteratur (littérature de flâneurs), va jusqu’à développer une philosophie de la promenade en ce qu’il décèle « à chaque coin de rue des amorces de récits, des portes entrouvertes sur le merveilleux196 ». Son article « L’Art de se promener » qui compose les dernières pages de Ermunterungen zum Genuss (Encouragements au plaisir) s’avère un manifeste quasi politique « à notre époque où il existe tant de moyens de transport ayant une fonction précise197 ». Nous sommes un peu décontenancée par le fait qu’en 1930, le problème du trafic se posait déjà, avec ses automobiles telles des « volcans à essence198 », et que la promenade ait besoin de thuriféraires comme si elle n’allait pas de soi. C’est ce que Breton et Aragon nous avaient déjà enseigné. La flânerie devient un geste marginal, anti-bourgeois, et non une circonstance mondaine : « Ce n’est pas du tout un plaisir typiquement capitaliste-bourgeois. C’est le trésor des pauvres et presque leur privilège199 ».

Au cinéma, la Nouvelle Vague aura retrouvé l’épistémè ambulante, la légèreté du tournage en plein air permettant à la caméra de se faufiler dans les rues de Paris au rythme de la marche. Ce qui, pour Deleuze, a remplacé l’action ou la situation sensori-motrice, c’est la promenade, la balade urbaine « dans un espace quelconque, […] tissu dédifférencié de la ville200 ». C’est du moins, ce que l’on observe dans Le Signe du Lion (1959), premier long-métrage d’Éric Rohmer, conte philosophique moderne qui traque le personnage dans ses pérégrinations mais signe, par le désancrage existentiel, à la fois la fin d’une errance insouciante.

L’urbanisme effréné scellera le déclin de toute promenade, la stigmatisant socialement et moralement. Pas de présomption d’innocence pour le piéton : il devient un voyou et un voyeur potentiels. Le degré zéro, le badaud, le piéton à l’arrêt, est encore davantage blâmé. Joy Sorman s’est ainsi installée pendant une semaine gare du Nord, « pour voir », sans jamais monter dans un train, un RER ou un métro, « une semaine passée là où d’ordinaire on ne s’arrête pas201 ». Elle s’interroge sur ces lieux ingrats, par exemple le parvis de la gare du Nord qui, par l’absence de sièges, de mobilier urbain accommodant, marque l’interdiction de se poser, « comme si s’asseoir dans la rue était devenu l’acte le plus subversif qui soit, le plus menaçant202 ». La marche n’est plus un « vice impuni203 », comme l’était encore la lecture pour Larbaud. La balade urbaine garde un caractère clandestin, idiosyncrasique, voire illégal, car la mobilité avec son culte de la vitesse, en quelque sorte saturée, dévorée par la circulation, s’impose dorénavant comme la norme à respecter malgré ses engorgements et son manque de fluidité réelle et culpabilise dès lors le piéton, en décalage tensif par rapport aux moyens de transport : « Dans cette métropole centrifuge, si tu descends de ta voiture, tu es un délinquant, dès l’instant où tu te mets à marcher, tu es une menace pour l’ordre public, comme les chiens errants sur les routes204 » à en croire Baudrillard en mal de terre ferme sous ses semelles à Los Angeles. De même, le photographe Raymond Depardon fut dénoncé à la police par les commerçants de la place Vendôme lors d’une errance dans Paris : « J’avais, paraît-il, une drôle d’allure205 ».

Aussi la flânerie citadine s’avère-t-elle de plus en plus risquée, en porte-à-faux, non consensuelle, reléguée à des poches de résistance. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les situationnistes aient développé une théorie de la dérive urbaine (1956) comme déambulation urbaine ludique et affective, hasardeuse, en « rupture avec tout un système théologico-métaphysico-psychologique206 ». De Certeau glorifie cette pratique ambulante comme une « mobilité contestatrice207 » clandestine, illégitime, car le geste cheminatoire non seulement actualise les possibilités de l’ordre spatial mais improvise, crée du discontinu et de l’équivoque, « voue certains lieux à l’inertie ou à l’évanouissement et, avec d’autres, il compose des tournures spatiales rares, accidentelles ou illégitimes208 ». Il invite les usagers de la ville à « insinuer des ruses209 » dans les parcours légaux et balisés, s’adonner au « braconnage », à « l’école buissonnière des pratiques210 » afin de faire « marcher les forêts de leurs désirs211 ». L’ère de la vitesse complique en tout cas la dimension irénique de la marche devenue obsolète et suscite la revanche du poète flâneur sur l’urbanisme effréné, voire du futile sur l’utile. Le piéton ne sera plus légitime dans une métropole infestée de véhicules, se voyant converti en usager et les « incroyables flots de rêverie et de langueur212 » réformés en simple « flot des usagers213 », voire en « flot de projectiles214 ». La solution serait peut-être de marcher « à contre-courant »215 comme Louki, la protagoniste évanescente de Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano (2007) qui déclenche toute la quête gyrovague et identitaire du roman.

Notre tourisme revisité adhère ce faisant à la pensée nomade dont Kenneth White a jeté les bases et que Deleuze et Guattari ont développée. Le déplacement nomade épouse le côté aléatoire de la flânerie mais y ajoute encore davantage le côté subversif : un mouvement tourbillonnaire, une avancée rhizomatique qui « appartient essentiellement à la machine de guerre216 ». Nomadiser (de nomos : distribution dans un espace sans frontières ni clôture, avant de désigner la loi) peut devenir une démarche salutaire pour éviter l’espace sédentaire strié par des murs, des clôtures et des chemins, l’appareil d’État policé de la voirie : le nomade, contrairement au migrant, investit le trajet et non la destination. Même son habitat est lié à son itinéraire : « Refusant de s’approprier l’espace qu’il traverse, le nomade se construit un environnement en laine ou en poil de chèvre, qui ne marque pas le lieu provisoire qu’il occupe217 ». Aussi le tourisme de proximité se brancherait-il sur des lignes de fuite et évoluerait-il dans un espace lisse hors de tout« modèle forteresse218 » du tourisme commercial qui impose un quadrillage préalable des lieux. La pensée nomade apprend également à assigner à la marche une fonction cognitive, montre qu’adopter le modo peregrino219 (le mode erratique) participe du cheminement de la connaissance. Deleuze inscrit le nomadisme dans les sciences itinérantes, telle la métallurgie, relevant non pas d’un dispositif royal qui consiste à reproduire selon un modèle légal et théorématique mais d’un dispositif itinérant qui consiste à suivre : les forgerons suivent le flux du filon de métal : « On est bien forcé de suivre lorsqu’on est à la recherche des “singularités” d’une matière ou plutôt d’un matériau, et non pas à la découverte d’une forme220». L’exploration par cheminement des forgerons tire sa connaissance du caractère expérimental, progressif, intuitif, à l’air libre, à même le sol, de leur approche : « Quelle que soit sa finesse, sa rigueur, la “connaissance approchée” reste soumise à des évaluations sensibles et sensitives qui lui font poser plus de problèmes qu’elle n’en résout221 ». Rappelons que l’Essai sur la connaissance approchée (1927)222 de Gaston Bachelard étudie le processus d’affinement de la connaissance scientifique et aboutit à une philosophie de l’inexact : plus on s’approche d’un donné, plus on se heurte à sa vocation chaotique. La connaissance approchée n’atteint jamais qu’une approximation, une objectivation inachevée, provisoire, prudente mais néanmoins féconde, consciente de son insuffisance et sujette à rectification. Le rapport entre nomadisme et connaissance approchée qui serait une des visées du nouveau tourisme, un nomadisme local en somme, est thématisé par certains grands textes qui mettent au jour ces révélations qui surgissent au raz du sol, une fulgurance au plus proche du bitume et pourtant requalifiée par l’imaginaire. Le flâneur, le nomade, et bientôt peut-être le touriste nouvelle manière, portent leur regard vers le bas et l’infime, à hauteur du pied, organe qui gagne à être réhabilité, à en croire Bataille223, car c’est de ce pied si méprisé et si honteux que l’homme tient son érection. On assiste à l’ébranlement du sujet par le hasard objectif d’un objet externe fortuit mais qui s’avère éminemment nécessaire au vécu : une pierre qui roule aux pieds de Chateaubriand dans sa visite à la villa Adriana engendre toute une réflexion sur les ruines qui sombrent dans l’oubli tandis que les hommes gisent sans témoins pour l’éternité224 ; les pavés mal équarris contre lesquels Marcel bute dans la cour de l’hôtel de Guermantes contiennent toute la félicité des retrouvailles avec le baptistère de Saint-Marc et donc avec le temps225 ; Aragon dote le couple de concierges du Passage de l’Opéra, qui voient les jambes des passants, depuis leur loge vitrée en contrebas, de l’imagination des poètes ; « le cendrier Cendrillon226 », que Breton avait vu en songe et dont il fait la trouvaille au marché aux Puces, soudain attiré par une petite cuiller avec un manche en forme de bottine, s’avère un « fait-précipice227 » ; la racine du marronnier qui s’étend comme un « serpent mort », « masse noire et noueuse », « grosse patte rugueuse228 » aux pieds de Roquentin lui dévoilera la clé de l’Existence, lui fera comprendre sa nausée, l’absurdité de la contingence des choses ; le basculement vers la clochardisation-déshumanisation du musicien américain dans Le Signe du Lion de Rohmer commence là où l’individu cesse d’être chaussé dignement ; et, enfin, selon Barthes, la marche sur l’eau suite à l’inondation de Paris de 1955, qui a bouleversé l’optique quotidienne, dépaysé certains objets, suspendu l’ustensilité des lieux et, surtout, en rompant le quotidien, « introduit à la fête229 », relance le grand rêve mythique et enfantin du marcheur aquatique : « on va en bateau chez l’épicier, le curé entre en barque dans son église, une famille va aux provisions en canoë230 ».

C’est de cette niche du piéton avec sa slow mobility tellement menacée par la frénésie de la vitesse qu’il convient de s’occuper. Le référent ne doit pas être adulé ni soupçonné ou évacué, il doit être vécu dans toute l’énigmaticité de ses mille jardins secrets : « Tu te crois, mon garçon, tenu à tout décrire. Illusoirement. Mais enfin à décrire. Tu es loin du compte. Tu n’as pas dénombré les cailloux, les chaises abandonnées, les traces le foutre sur les brins d’herbe. Les brins d’herbe231 ».On pourrait poursuivre avec la mutinerie végétale de Pierre Senges qui, dans Ruines-de-Rome, raconte l’histoire d’un employé du cadastre qui prépare une apocalypse végétale, un travail de sape botanique : « il sème un peu partout graines de plantes et mauvaises herbes qui, en s’épanouissant, percent le goudron, soulèvent le bitume, fissurent les murs », sa fronde ou sa mutinerie jardinière ayant pour fin de « lever les derniers pavés de la ville232 », de parasiter l’architecture afin de créer un « paradis à l’échelle urbaine233» : tous des cas de géocritique de l’infime, d’écocritique234 de la connaissance approchée du monde. L’inflation des ouvrages sur la marche, à l’époque des trains à grande vitesse et des vols transocéaniques, est symptomatique d’un réel besoin de recueillement et de ressourcement. On réédite des textes qui thématisent la marche comme Bashô, La Sente étroite du Bout-du-Monde (1689) ou Spazieren in Berlin (1929) de Franz Hessel. La marche devient objet de réflexion des philosophes et anthropologues : Frédéric Gros, Marcher, une philosophie ; David le Breton, Éloge de la marche et Marcher. Éloge des chemins de la lenteur ; Rebecca Solnit, L’Art de Marcher.

Contrairement au voyage canonique résorbé, subsumé par sa destination, la marche inclut toujours un certain aléa, un itinéraire approximatif tributaire des imprévus, un parcours sans terme précis, continu tout en étant lâche. Le seul but de la marche c’est de découvrir l’imaginaire du lieu, que celui-ci relève de l’Eldorado ou du cloaque, une altérité, la diversité du monde. La marche s’inscrit dans le chronotope de la route bakhtinien, là où se nouent les intrigues et où les événements sont « régis par le hasard ». Moins chargé en valeur émotionnelle que le chronotope de la rencontre, le chronotope de la route s’avère « le lieu de choix des contacts fortuits. Sur “la grande route” se croisent au même point d’intersection spatio-temporel les voies d’une quantité de personnes appartenant à toutes les classes, situations, religions, nationalités et âges. […] En ce point se nouent et s’accomplissent les événements ». En outre : « la route traverse le pays natal, et non un monde exotique et inconnu235 ». 

Georges Perec, avec Épuisement d’un lieu parisien ou son projet inachevé de Lieux (1975), creuse le lieu jusqu’à ce qu’il perde sa familiarité, devienne étranger, insolite. Et nous retrouvons la tentative de s’extraire des effets analgésiques de l’habitude de Proust mais ici de façon plus ludique, moins traumatisante. Comme si l’urgence de voir les choses sous un jour inaccoutumé avait profité de la phénoménologie de la perception qui a imprégné la pensée au XXe siècle. De même, on a vu que selon Deleuze nous ne percevons ordinairement que des clichés, mais si nos schèmes sensori-moteurs s’enrayent ou se cassent, « alors peut apparaître un autre type d’image : une image optique-sonore pure, l’image entière et sans métaphore, qui fait surgir la chose en elle-même, littéralement, dans un excès d’horreur ou de beauté, dans son caractère radical ou injustifiable, car elle n’a plus à être “justifiée” en bien ou en mal236 ». Le tourisme de proximité devrait en effet sortir de l’analgésie-anesthésie de l’aveuglement à l’habituel, intégrer le dépaysement comme une dé-marche active : « Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, […] c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Ou est notre espace ? comment parler de ces “choses communes”, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes237 ». Perec se fait ethnographe de se propre ville. Il part en pèlerinage dans les lieux qui ont compté pour lui d’où la composition de petites « autobiographies obliques238 » des endroits qui lui sont consacrés et en constitue une archive. Pour ce faire, il ramasse et recueille des objets hétéroclites, tickets de métro, photographies, textes issus de la ville écrite (colonnes Morris, affiches, Pariscope), tels des ready-made nostalgiques, témoignant d’une « anxiété fondamentale239», d’une hantise de conserver de peur de perdre. Aussi doit-on distinguer entre le guetteur surréaliste (L’Amour fou) qui traque le merveilleux ou l’inconnu et Perec à l’affût de l’infra-ordinaire. On aimerait avec le post-tourisme allier les deux approches et retrouver le merveilleux au sein de l’infra-ordinaire. Perec le fait partiellement lui-même dans son article de 1977, intitulé « Guettées »,où il opère un jeu de mots avec la rue de la Gaîté qui fut l’une des douze stations de Lieux.

D’autres auteurs nous prouvent que le dépaysement advient au sein des lieux les plus ingrats, ce qui peut nourrir en retour nos réflexions sur un tourisme révalorisé. Ainsi Jean Rolin, dans Zones, redonne-t-il l’étoffe du lieu au non-lieu, revalorise-t-il la périphérie de Paris, s’engageant à élire domicile dans des endroits hostiles s’il en est, telle une réelle opération de survie, par exemple à l’hôtel Ibis face aux échangeurs d’autoroute de la porte de Bagnolet : « Grande fut la surprise du réceptionniste lorsque j’insistai pour obtenir une chambre donnant – et donnant le plus possible – sur l’échangeur :“D’habitude, c’est plutôt le contraire”240 ». Or il reçoit en gage de son périple totalement à rebours, la grâce d’une rencontre, une minuscule révélation dans la grisaille la plus sordide : « En haut de l’escalier du métro, debout devant une table minuscule, une dame chinoise grave des prénoms sur grain de riz241 ». Philippe Vasset, avec Un Livre blanc, requalifie à son tour, ne fût-ce qu’en les fréquentant et en les annotant, les zones vierges dans la mesure où elles défient la parole, zones honteuses, innommables : « si ces zones sont effectivement vierges, pourquoi cette débauche de protection  ? 242». Avec Les Ruines de Paris, Jacques Réda nous invite, pour sa part, à le suivre dans une folle équipée à bicyclette : « Du jour au lendemain entre le 31 août et le 1er septembre (la densité de circulation montant de zéro et cent), la plupart des trajets deviennent autant d’entreprises de suicide. Pour aller du Rond-Point à Saint-Paul, par exemple, j’ai beau chercher, d’une façon on plonge dans un flot de projectiles, les plus menaçants étant comme de juste les taxis, pour qui tous les deux-roues déglingués de mon espèce représentent moins une gêne qu’un affront personnel. C’est donc très délibérément qu’ils pointent droit sur moi, qu’ils me frôlent, espérant me déséquilibrer et m’abolir sous le mufle bas des bus qui chargent en sens contraire dans leur couloir243 ». Ces auteurs révoquent ainsi l’idée d’« impossible voyage244 » dans les non-lieux privés de tout dépaysement.

Le voyage redevient possible pour peu qu’on investisse le réel d’une pratique. Le fait d’emprunter des chemins de traverse hors des sentiers battus (des Holzwege) opposera le possible au devoir-être de la vectorialité établie. La marche permettra aussi une approche diachronique, non plus horizontale (vers une destination), mais verticale, vers le passé d’un lieu, vers les archives de sa mémoire. La marche opérera le « dépliement piétonnier des histoires empilées dans un lieu245 », exhumera des légendes locales et quotidiennes. Les récits que le marcheur récoltera seront d’autant plus subversifs, délinquants, car en porte-à-faux par rapport au canon littéraire et l’on retrouve nos récits de voyage dont on avait mis en évidence la teneur subversive, voire perverse : « Si le délinquant n’existe qu’en se déplaçant, s’il a pour spécificité de vivre en marge mais dans les interstices des codes qu’il déjoue et déplace, s’il se caractérise par le privilège du parcours sur l’état, le récit est délinquant246 ». De Certeau invite à « laisser proliférer cette mobilité contestatrice, irrespectueuse des lieux, tour à tour joueuse et menaçante, qui s’étend des formes microbiennes de la narration quotidienne jusqu’aux manifestations carnavalesques d’antan247 ». Nous pourrions donc extrapoler vers une nouvelle forme de tourisme lent (slow), pauvre, comme on dit pauvre en sel, désintéressé (« la belle gratuité de votre activité248 ») qui se rapproche là encore de la lecture : « Le vrai promeneur est comme un lecteur qui ne lit un livre que pour le plaisir249 ». Et l’on rejoint Montaigne dans cette revendication du plaisir, de la désinvolture et de la solitude : « Il disoit aussi qu’il lui sambloit estre à – mesmes ceux qui lisent quelque fort plesant conte, d’où il leur prent creinte qu’il vieigne bientot à finir : ou un beau livre : lui de mesme prenoit si grand plesir à voïager qu’il haïssait le voisinage du lieu où il se deust reposer, et proposoit plusieurs desseins de voïager à son eise, sil pouvoit se randre seul250 » Franz Hessel préconise en effet un plaisir « dépourvu de toute finalité251 » : « Se promener n’est ni utile, ni hygiénique, c’est, comme la poésie selon Goethe, un fol orgueil252 ». Selon une rhétorique proche de celle qu’adoptera Perec dans L’Infra-ordinaire – « Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez253 » – et se distinguant du tourisme et de ses must (le lointain, les curiosités), Hessel invite à redécouvrir le quartier : « Je ne vous envoie pas, mes chers contemporains qui êtes candidats à la promenade, dans des régions lointaines ni devant des curiosités. Visitez votre propre ville, parcourez votre quartier, vaquez dans le jardin de pierre où vous mènent vos métiers, vos devoirs, vos habitudes. Revivez l’histoire d’un certain nombre de rues. Voyez […] comment de vieux jardins se conservent telles des îles ou dépérissent étouffés entre les murs254 ». Le proche redevient soudain lointain, dépaysant : « Vous entrez en relation, vous communiquez avec des situations et des destins absolument étrangers255 ». Les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, outre les considérations de Montaigne, trône bien sûr comme dieu tutélaire sur ces récits pédestres, en tant que confessions d’un homme ordinaire, livre digressif : « Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries256 ». Les dix promenades instaurent une relation fusionnelle avec la nature, développée par la marche, la contemplation, l’herboristerie, la botanique qui promeuvent et alimentent la rêverie. Le bonheur est dans l’errance, l’ignorance, l’échappatoire. L’intertexte rousseauiste émerge en effet dans la nouvelle intitulée La Promenade du poète suisse Robert Walser, qui relate une journée de flânerie entre la ville et la campagne : « il s’agit là plutôt d’une flânerie délicate et prudente que d’une excursion ou d’un voyage, et plus d’un gentil petit tour que d’une marche forcée et brusquée257». Il insiste d’emblée sur la polarité entre bureau et rue. Dès l’incipit le bureau est affecté de « pensées lugubres », d’« idées pénibles », d’« une certaine gravité258 » ; la promenade, dictée par une simple envie, de légèreté, de désinvolture : « Il faut noter comment gamins et gamines se poursuivent au soleil, libres et sans entraves259 ». Tout comme chez les surréalistes, la flânerie exige une totale réceptivité : « J’éprouvais une curiosité joyeuse pour tout ce qui allait bien pouvoir se trouver sur ma route ou la croiser260 ». Walser effleure les petites épiphanies qui jalonnent la route : « À l’eau de la fontaine un chien se désaltère, dans l’air bleu pépient des hirondelles261 ». Notre équation lecture-voyage s’infléchit ici en lecture-promenade : « Tandis que tu prends la peine, cher lecteur, d’avancer à pas comptés, en compagnie de l’inventeur et scripteur de ces lignes, dans le bon air clair du matin, sans hâte ni précipitation, mais de préférence d’une façon tout à fait propre, bonhomme, objective, posée, lisse et tranquille, voilà que nous arrivons tous deux devant la boulangerie […]262 ». Là encore la promenade est stigmatisée par les actifs, en l’occurrence des ouvriers d’une fonderie métallurgique. Un monteur lui lance : « - Te voilà encore à te promener, on dirait, au beau milieu de la journée de travail263 ». Il détonne encore par rapport aux automobilistes avec leurs mines renfrognées et l’assommant bourdonnement de leurs véhicules qui ne connaissent que « hâte et précipitation » et « l’odeur nauséabonde et délétère qui va avec264 ». Il arrive ensuite à un endroit mi-campagne, mi-banlieue parmi des ateliers tapageurs et croise de ravissantes et naïves scènes avec des enfants et des chiens dans ce petit théâtre quotidien et ambulant : « Pour les enfants des pauvres, la chaussée en été est comme une salle de jeux265 ». Son insouciance l’incite à apostropher les gens, entre autre une femme assise devant une boutique qu’il prend pour une ancienne comédienne. Or la route est aussi le fief de vrais apatrides. Tandis qu’il va son chemin, « tel un voyou amélioré, un vagabond, un maraudeur, fainéant ou chemineau plus raffiné », tandis que toutes sortes de pensées l’agitent, voilà que vient à sa rencontre un colosse, « un type tout en hauteur et inquiétant266 ». La promenade s’avère un conglomérat de choses prévisibles et imprévisibles, de tautologies (« des fleurs et des parfums de fleurs », « des pieds de haricots couverts de haricots267 ») et de surgissements inopinés. Cela n’empêche pas le narrateur de s’enfoncer dans un bois de sapins féerique. Aux effluves et au vrombissement des voitures succède ici le mutisme du bois éprouvé par synesthésie : « ce règne du silence que j’inhalais à cœur perdu, dont je buvais et lapais littéralement les effets268 ». Sa réaction a des accents rousseauistes : « Soudain, je fus envahi d’un indicible sentiment universel et, du même coup, d’une sensation de gratitude qui jaillit puissamment de mon âme en joie269 ». Lorsqu’il passe devant la fenêtre de faubourg d’une chanteuse, c’est Stendhal qui résonne : « Les notes retentissaient comme le bonheur lui-même, le jeune et innocent bonheur de vivre et d’aimer ; elles s’élançaient, comme des figures d’anges aux ailes allègres immaculées comme la neige, vers le ciel bleu, d’où elles paraissaient ensuite retomber pour mourir en souriant. Cela ressemblait à une mort de chagrin, à une mort causée peut-être par une joie trop grande, à un excès de bonheur dans l’amour et la vie, à une impossibilité de vivre à force de se représenter la vie avec trop de richesse, de beauté et de délicatesse, si bien qu’en quelque sorte l’idée subtile et débordante d’amour et de bonheur qui venait envahir l’existence avec exubérance semblait trébucher, basculer et s’effondrer sur elle-même270 ». L’euphorie de son entreprise transparaît dans une phrase qui pourrait être le résumé de toute l’entreprise : « quelle beauté délicieuse, quel bienfait ancestral et quelle simplicité que la marche à pied271 ».Il y aurait donc, d’une part, une flânerie insouciante (Baudelaire, les surréalistes, Hessel, Walser), d’autre part, une marche engagée (Rolin, Réda, l’activisme urbain dont il sera question ci-dessous), Perec occupant les deux pôles. Le tourisme de proximité devrait osciller entre les deux seuils (degré zéro et point d’ignition) afin de réaliser l’éloge de la marche. Il serait à la fois un nomade et un investigateur local. Il pérégrinerait, participerait à du trekking urbain, dans ce qui reste des anciens quartiers. Dans « Les Goélands » de Jules Boissière, Victor Segalen relevait ce même genre de retour au bercail : « Aujourd’hui, lasse d’attendre le baiser des Sirènes / Ma Chair retourne au village natal /Où l’écho du monde encore me fascine272 » et Segalen lui-même d’opérer ce revirement de perspective : « Voici la Motte, le Terroir qui devient tout à coup et puissamment Divers273 ». Le touriste-exote aurait donc pour tâche de dénicher le « Divers » dans son propre périmètre, dans son propre territoire.

La réhabilitation du quartier
André Leroi-Gourhan disait déjà que l’homme est un animal territorial :« Au plan techno-économique, l’intégration humaine n’est pas différente, en nature de celle des animaux à organisation territoriale et à refuge274 ». Le territoire renvoie anthropologiquement mais aussi juridiquement à la césure entre public et privé. Le sujet étend par cercles concentriques son espace privé (qui est un espace de protection). Le quartier est toutefois menacé de disparition et il est peut-être temps de freiner ce processus, de redécouvrir sa spécificité comme suggère Régis Debray : « Aucun quartier de Paris ne ressemble à un autre. Ma ville natale en compte quatre-vingts sur le papier (quatre par arrondissement, et il y en a vingt), mais ce tissu conjonctif en patchwork coïncide rarement avec notre quadrillage administratif. Chacun a son style, ses grands hommes en plaque ou en plâtre, son amour-propre, son costume, accent, patois, et tout ce folklore sédimenté par les siècles fait plus qu’une carte postale : une connivence sous-cutanée. Il est des quartiers qui stipulent un métier. Tous confèrent un petit air de famille. On est de Belleville, du Sentier, de la Butte-aux-Cailles, du faubourg Saint-Germain – avec un de restrictif autant qu’honorifique275 ». Debray oppose à cette réalité des quartiers la planète-réseau impossible à transformer en lieu de séjour, faute de vis-à-vis : « Une personne morale a un périmètre ou n’est pas276 ». L’opposition en anthropologie entre ecoumène et érème (domestique et sauvage277) disparaît en effet dans ce sens que les citoyens fondent leur propre habitat selon les occasions professionnelles, sentimentales, sociales. Ils nomadisent et se sédentarisent alternativement occupant des territoires provisoires278. La « ville des flux279 » a perdu le syncrétisme centripète (conjonction de valeurs et d’activités dans un seul lieu) au profit de la dissociation centrifuge (disjonction de valeur et d’activité dans des lieux différents280).

La marche à pied serait d’ailleurs coextensive du quartier. Pierre Mayol cite Henri Lefebvre pour qui le quartier est « une porte d’entrée et de sortie entre des espaces qualifiés et l’espace quantifié281 ». Il en déduit que le quartier serait « le domaine dans lequel le rapport espace/temps est le plus favorable pour un usager qui s’y déplace à pied à partir de son habitat. Partant, il est ce morceau de ville que traverse une limite distinguant l’espace privé de l’espace public : il est ce qui résulte d’une marche, de la succession de pas sur une chaussée, peu à peu signifiée par son lien organique avec le logement282 ». Mayol distingue le quartier que l’usager s’approprie, où il se replie et où il crée des itinéraires pour son plaisir, de l’espace urbain dont les codes lui échappent. S’il est vrai que « le quartier peut être considéré comme la privatisation progressive de l’espace public283 », se situant à l’intersection d’une dialectique existentielle et sociale d’un dedans (le noyau dur de la sphère du privé) et d’un dehors lentement apprivoisé, il devient « un accroissement de l’habitacle ; pour l’usager, il se résume à la somme des trajectoires inaugurées à partir de son lieu d’habitat284 ». Face à la nécessité d’une coercition spatio-temporelle qui marque le rapport qui lie l’habitat au lieu de travail, « la pratique du quartier introduit de la gratuité au lieu de la nécessité ; elle favorise une utilisation de l’espace urbain non finalisé par son usage seulement fonctionnel. À la limite, elle vise à accorder le maximum de temps à un minimum d’espace pour libérer des possibilités de déambulation285 ». David Le Breton insiste lui aussi sur le fait que toute marche même dans le quartier voisin, dans des lieus anodins ou accoutumés, peut se révéler inattendue et « ouvre des chemins de sens286 ». Ce sont ces caractéristiques – la lenteur, la réduction spatiale, la gratuité – que nous aimerions transférer au tourisme piéton. En outre, « la démarche du promeneur dans son quartier est toujours porteuse de plusieurs sens : rêve de voyage devant telle vitrine, bref émoi sensuel, excitation de l’odorat sous les arbres du square, souvenirs d’itinéraires enfouis dans le sol depuis l’enfance, considérations joyeuses, sereines ou amères sur son propre destin, autant de “segments de sens” pouvant se substituer l’un à l’autre au fur et à mesure de la démarche, sans ordre et sans contrainte, éveillés au hasard des rencontres, suscités par l’attention flottante aux “événements” qui, sans cesse, se produisent dans la rue. La ville est, au sens fort, “poétisée” par le sujet : il l’a re-fabriquée pour son usage propre en déjouant les contraintes de l’appareil urbain […]287 ». Et enfin, « la pratique du quartier relève d’une tactique qui n’a pour lieu “que celui de l’autre”288».

Or, depuis quelques décennies, le hiatus entre espace privé, doté autrefois de la « valeur domiciliaire du nid289»comme le berceau de l’être qui « appelle des rêveries de refuge290», site onirique où l’on retourne toujours (le bercail, le Ort, le Heimat291) chez Bachelard, et espace public, dont « publicus procède du latin pubes, le poil, désignant la population mâle adulte en âge de porter les armes et donc de prendre part aux délibérations du forum292 », tend à s’estomper.Les non-lieux, les hétérotopies tendent à phagocyter l’espace privé au profit d’un espace public indifférencié avec un risque de dilution des moments de vivre-ensemble. La maison, le bureau, l’école, même la prison, ne sont plus des entités circonscrites : on travaille à la maison ou au loin, on s’instruit à distance ou à l’étranger, on porte un bracelet électronique. Cette malléabilité temporelle et spatiale entame la concentration de la vie de quartier. En outre, d’une part, l’espace public est envahi, usurpé par l’individu hyperconnecté qui évolue dans une « physique de l’alibi (on sait que c’est un terme spatial) [...] je ne suis pas où vous croyez que je suis293 », d’autre part, l’espace public pénètre dans nos demeures par toutes sortes d’écrans et d’objets transitionnels (les habitèles294) de Dominique Boullier. L’humain perd son biotope d’origine. Dès lors, les sans domicile fixe non connectés sont dépossédés à la fois d’espace privé et d’espace public.

La littérature et l’art s’accrochent cependant au quartier comme à une valeur sûre à préserver. Léon-Paul Fargue, dans Le Piéton de Paris commence son parcours par un examen de son propre quartier, de la gare du Nord et de la gare de l’Est à la Chapelle « parce qu’il a une physionomie particulière, et qu’il gagne à être connu295 ». Même s’il n’habite plus ce dixième arrondissement « où reposent [s]es souvenirs296 », il est encore en relation avec des personnes qui l’ont connu peu après l’époque des premiers chemins de fer, entre autres sa propre mère, et qui ont des détails à raconter au sujet des voies ferrées, des bateaux à vapeur ou des voitures de poste : « N’est-ce pas aussi beau que les contes d’Andersen ?297 ». Une vingtaine d’années plus tard, la bipolarité dans Mon Oncle (1959) de Jacques Tati, entre la socialité chaleureuse du quartier populaire et l’éclat criard de la villa Arpel technologisée, domotisée mais aseptisée, inhumaine, nous amène à réfléchir sur le déclin de la notion de quartier que le post-tourisme pourrait contribuer à réhabiliter. Georges Perec, dans « Rue Vilin298 », a déjà montré la voie. Il parcourt entre 1969 et 1975 une par une toutes les façades de la rue où il a vécu enfant, assistant au lent dépérissement du quartier de Belleville en proie aux aménagements urbains et aux expropriations, véritable chantier en démolition avec des maisons condamnées, murées. Sous des allures d’épuisement d’un lieu parisien, le document infra-ordinaire s’avère un hymne à la mère déportée. Dans Un homme qui dort le protagoniste, comme prémisse de sa grève existentielle, était lui aussi sensible à l’antithèse vie/mort du quartier : « Tu traînes. Tu imagines un classement des rues, des quartiers, des immeubles : les quartiers fous, les quartiers morts, les rues-marché, les rues-dortoir, les rues-cimetière, les façades pelées, les façades rongées, les façades rouillées, les façades masquées299 ». Pier Paolo
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