Essais l’








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Le récit de voyage déjoue aussi tout contrat de fiducie avec le lecteur dès lors qu’il est pris en charge par un narrateur non fiable, qui parle des lieux où il n’a pas été1. Stendhal simule ainsi une visite au site de Paestum, certes par le biais d’une prétérition : « Il y aurait trop à dire sur l’architecture des temples de Paestum et des choses trop difficiles à comprendre2 » et se met à inventer de toutes pièces une rencontre avec Rossini dans une auberge de Terracina : « Nous restons à prendre du thé jusqu’à minuit passé : c’est la plus aimable de mes soirées d’Italie, c’est la gaieté d’un homme heureux. Je me sépare enfin de ce grand compositeur, avec un sentiment de mélancolie3 ». Lorsqu’Alexandre Dumas dans son Corricolo. Impressions de voyage à Naples se met lui aussi à enfanter une anecdote analogue, la méfiance du lecteur sera au comble. 


Quoique le voyage se solde souvent par une consécration de la vertu et de la sagesse, un retour à l’ordre établi – témoin tous les voyages initiatiques de notre littérature : de l’Odyssée (Ulysse doit honorer son engagement envers les Athéniens et envers sa femme Pénélope) à La Divine Comédie (Dante retrouve Béatrice au Purgatoire, levier pour atteindre la visio dei au Paradis), du Quichotte à Candide, d’Alice au pays des merveilles (doté d’une fin victorienne) à Pinocchio (content d’être devenu un ragazzino perbene, un petit garçon convenable), jusqu’aux expéditions pseudo-scientifiques de Jules Verne –, c’est là encore pour se dédouaner des débridements, de la frivolité intrinsèque du genre, de l’impunité liée à la distance géographique, comme les peintres qui, sous prétexte d’honorer la mythologie, pouvaient pratiquer le nu dans tous ses excès.

On eût cru que le XXe siècle, après cette fêlure avec les instances autoritaires, pût donner libre cours à toute la puissance subversive du genre sans devoir négocier une fin consensuelle, sans devoir se justifier. Or les voyages non canoniques sont toujours tenus de se démarquer d’une norme désuète mais apparemment opiniâtre : Le Bateau ivre (1871) d’Arthur Rimbaud,  La Prose du Transsibérien (1913) de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, L’Étrange Voyageur sans bagages (1922) de Philippe Soupault, les explorations périlleuses d’Antoine de Saint-Exupéry, les voyages dans des contrées imaginaires, oniriques et l’exploration de soi de Henri Michaux, La Modification (1957) ou les Génie du lieu de Michel Butor demeurent tous dans la frange avant-gardiste d’une littérature normative qui, quoique peu fournie, a toutefois inspiré des disciplines comme la narratologie formaliste qui prétend décortiquer le récit comme une quête (au gré d’un mûrissement du sujet avec un départ et une sanction à l’arrivée). S’il est vrai que « tout récit est un récit de voyage4 », au sens d’une pratique de l’espace, il faut sans doute tenir compte de son irrespect envers toute doxa. De sorte que le voyage et son récit s’avèrent toujours un parti pris contre une instance en place. Même le projet de Carol Dunlop & Julio Cortazar relaté dans Les Autonautes de la cosmoroute, pour innocent qu’il paraisse, relève d’une infraction. Leur expédition – passer un mois sur l’autoroute Paris-Marseille à raison de deux parkings par jour à bord d’un camping-car – a beau être aussi « fertile en prodiges5 » qu’un long périple, elle se déploie dans l’illégalité la plus totale, car la demande d’autorisation officielle au Directeur de la Société des Autoroutes pour qu’une voiture puisse rester plus de deux jours sur la voie a été refoulée, au motif que la lenteur était interdite.

Les variations minimales par rapport au degré zéro du voyage, « excursion », « sortie », « promenade6», portent d’ailleurs déjà en germe l’exaltation de la dissidence : ainsi les tramways deviennent-ils pour Julien Gracq « ces séduisantes baladeuses nantaises, qui faisaient de tout itinéraire un chemin d’école buissonnière7 ». Seul Jean-Marie Le Clézio, qui s’est vu décerner le prix Nobel en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en-dessous de la civilisation régnante8 », semble échapper à cette marginalisation du voyage, sans doute parce que, tout en évoluant dans des contrées éloignées, il ne cède jamais à la tentation de l’exotisme, comme collection d’images pittoresques égocentrée, ethnocentrique, mais effectue une réelle plongée géocentrée9 dans l’ailleurs. Il n’en demeure pas moins qu’il faille appréhender le voyage et sa mise en discours comme levée de tout interdit, comme essentiellement pervers. La « relation contractuelle » que Marc Augé distingue dans les gestes obligés du voyageur en partance « toujours tenu de prouver son innocence10 », par exemple par la présentation de son passeport,  fait partie de cette logique retorse de tout voyage, car cette innocence conquise fonctionne comme laissez-passer, comme alibi aux multiples ruptures qui s’ensuivront.

Le tourisme aurait-il perdu cette veine mutine inhérente au voyage ? Dès son avènement, le tourisme s’inscrit dans un parcours balisé, quoiqu’encore imprégné de nonchalance et de liberté. Daniel Sangsue nous rappelle que c’est aux Anglais que nous devons le nom et la notion de tourisme : « Une de leurs traditions, très vivace aux dix-huitième siècle, voulait que les jeunes gens distingués effectuent à la fin de leurs études ce qu’on appelait le “Grand Tour”, c’est-à-dire un voyage sur le continent qui pouvait durer de vingt à trente mois et qui avait pour étapes les principales capitales européennes11 ».Cesare de Seta précise que jusqu’à la fin du XVIIe siècle le caractère national d’origine se reflétait dans l’itinéraire du voyage : « Les Anglais élisent comme capitale idéale Venise, les Français sont attirés irrésistiblement par Rome12 ». Un glissement quantitatif s’est donc opéré entre le jeune noble effectuant le Grand Tour et les hordes de touristes qui envahissent la planète. Toutefois, bien que la condamnation du tourisme soit postérieure à la pratique du Grand Tour, elle semble découler de celle-ci. Jean-Didier Urbain insiste sur « l’infamante épithète de “touriste”13 » qui porte atteinte à la dignité du voyageur, le dépouillant de sa qualité principale : voyager. La connotation péjorative semble remonter au XIXe siècle et avait précisément pour cible le voyageur anglais. Les grands voyageurs-écrivains, dotés d’un certains staélisme (cette supériorité du génie et des arts sur la médiocrité que prônait Mme de Staël), se distinguent en effet des touristes non encore de masse mais en passe de le devenir, invectivant contre leur instinct grégaire, leur incompétence artistique, leur asservissement aux clichés et leur prise d’assaut des curiosités ou des lieux emblématiques. Chateaubriand approchant de la ville sainte s’afflige de la cécité des barbares : « les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence ? n’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’Etat romain ? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ?14 ». Stendhal s’en prend lui aussi aux Anglais (les ennemis de son idole, Napoléon ?). Ayant assisté à la messe du pape dans la fameuse chapelle Sixtine, il est le seul à s’indigner du « charivari […] dégoûtant des castrats » à l’inverse de ses voisins, « des Anglais, gens pour qui la musique est lettre close15 ». Lors de la cérémonie de Noël à Saint-Pierre de Rome, le Grenoblois s’offense encore de l’invasion de la perfide Albion : « Il y avait deux Romaines, cinq Allemandes, et cent quatre-vingt-dix Anglaises. Dans le reste de l’église, personne, excepté une centaine de paysans d’un aspect horrible. Je fais en Italie, un voyage en Angleterre16 ». Le nombre d’Anglais décuplera à Naples, où Stendhal en déplore « deux ou trois mille17 ». Au musée des peintures antiques de Portici, contenant les fresques enlevées à Pompéi et à Herculanum, enfin, il rencontre trois officiers de marine anglaise qui parcourent les vingt-deux salles en trois à quatre minutes. Flaubert se fâche plutôt des idées reçues dont s’abreuvent les touristes, des stéréotypes dans lesquels ils restent engoncés : « Saint-Pierre de Rome, œuvre glaciale et déclamatoire, mais qu’il faut admirer. C’est dans l’ordre. C’est une idée reçue18 ». Au sujet des Stanze du Vatican, les chambres de Raphaël qui servaient d’appartements à Jules II, Hippolyte Taine est interpellé par le fait que les étrangers s’attardent religieusement « un livret à la main19 » devant des fresques mal éclairées, aux coloris ternis, écaillées par la moisissure. Quant à Barnabooth, alter ego de Valery Larbaud, cosmopolite voyou mais formé aux classiques, il redoute que ses tableaux favoris des Offices ne soient souillés par des regards ignares et exposés « aux rires du vulgaire20 », comme s’il subodorait déjà le pouvoir qu’aurait bientôt l’opinion publique. Aussi est-ce avec une ferveur accrue qu’il s’insurge contre la majorité, dont il tient à se distinguer : « On se demande ce que l’Italie peut faire pour eux. Ils partiront, ayant tout blasphémé, mais certains d’avoir augmenté ce qu’ils nomment leur culture, et plus convaincus que jamais de l’excellence des esprits médiocres […]21 ». Les œuvres d’art souffrent aussi selon lui de « tout le fumier littéraire que les critiques ont, depuis cent cinquante ans, accumulé à leur pied22 ». Il ne reste plus qu’à faire table rase, à résister à la tentation de « discuter l’appréciation de Ruskin sur les fresques de Ghirlandaio23 ».C’était l’argument qui animait la feinte jalousie de Goethe à l’égard des « voyageurs » qui n’approfondissent rien : « Rome est un monde, et il faut des années rien que pour s’y reconnaître. Que je trouve heureux les voyageurs qui voient et qui passent !24 ».

Le tourisme de masse entraîne aussi une banalisation, un panurgisme qui plonge les références à une culture élitiste dans les oubliettes ou dans le mépris. L’ami de Barnabooth, le prince de Putouarey, essaie de lui faire perdre ses illusions au sujet de la haute culture. Le règne de la bêtise est en train de prendre le pas sur tout voyage imbu d’érudition: « Imagine un homme tel que Benvenuto Cellini dans la petite ville de Mme Bovary. Ne crois pas que les gens d’Yonville auraient peur de lui. Non, ils le trouveraient ridicule, avec ses amours, ses vantardises et son art : et jusqu’aux poules, tout Yonville lui donnerait la chasse25 ». Les Allemands prendront le relais des Anglais au XXe siècle comme cible du mépris anti-touristique, témoin le jugement du même Barnabooth depuis l’hôtel Carlton à Florence : « Je suis depuis bientôt quatre heures dans cette curieuse ville américaine, bâtie dans le style de la Renaissance italienne et où il y a trop d’Allemands26 ».Notons que le voyage demeure jusqu’alors l’apanage d’une caste bien spécifique, une activité réservée à une élite intellectuelle et aristocratique, cultivant l’otium, le désœuvrement, le dolce far niente, tandis que le neg-otium, le négoce était le sort de la classe active. Les congés payés (1936), en démocratisant le voyage, auront rendu une part d’otium à tout un chacun. Il n’empêche que, comme on vient de le constater, le tourisme grégaire semble avoir pris son essor bien avant son acte de naissance sociale.

Dans les nouvelles pompéiennes de Théophile Gautier, Arria Marcella (1852), et de Wilhelm Jensen, Gradiva. Fantaisie pompéienne (1903), tant les touristes que les guides sont dépréciés parce qu’ils annihilent le rêve, l’imaginaire du voyage. Chez Gautier l’on voit le cicérone ânonner sa leçon ou le patron de l’osteria vanter les croûtes qui décorent son local. Les convives qui « n’appartenaient pas au genre mystifiable des philistins et des bourgeois27 » ont tôt fait de le remettre en place : « Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles toiles28 ». Or, l’hôte, agissant dans une perspective commerciale target-oriented (comme l’on dit en théorie de la traduction, c’est-à-dire veillant à la compréhension optimale du destinataire-cible) loue maintenant sa cave en reléguant les spécialités locales à la fin d’une litanie œnologique globalisante : « château-Margaux, grand-Laffitte retour des Indes, sillery de Moët, hochmeyer, scarlat-wine, porto et porter, ale et gingerbeer, lacryma-christi blanc et rouge, capri et falerne29 ». Or, nos camarades avertis auraient apprécié un abord source-oriented (qui essaie de préserver la complexité du pays-source au risque d’affecter la communication).Dans la nouvelle de Jensen, ce sont les jeunes couples allemands en voyage de noces rivés à leur Baedeker, qui remportent la palme de la sottise et sont la risée du narrateur archéologue, ou encore les Anglais et les Américains « venus pour obéir aux devoirs du touriste30 » avec « leurs voix de crécelle et leurs accents nasillards31 ». Le narrateur s’en trouve fortement agacé : « pourquoi un tel couple, multiplié en cent exemplaires, envahissait-il les musées de Florence, Rome et Naples au lieu de se livrer à ses diverses occupations chez soi, en Allemagne, dans la mère patrie ?32 ».

Vers la fin du XIXe siècle, à la charnière entre tourisme élitiste et industrie du tourisme qui s’installe avec les « fantasmagories33 » aliénantes des expositions universelles, Guy de Maupassant intitule « Lassitude » le premier chapitre de La Vie errante, car il est las et dégoûté des « papiers gras »et « sueur confondue34 » des masses qui affluent à Paris pour venir admirer une « carcasse métallique », « squelette disgracieux et géant35 » qui signe la fin de l’art désintéressé. Son départ précipité vers le sud est donc dicté par cette « kermesse internationale », par « cette foule humaine qui s’amuse36 ». Jean Giono attribue pour sa part à l’expansion du tourisme la muséification des villes : « Je ne suis pas un touriste », clame-t-il d’emblée « ou alors je le suis quand je me promène dans mon jardin37 ».Il faut, à son sens, tenter de retrouver dans Venise autre chose que l’image d’Épinal avec ses bals costumés et ses gondoles qu’elle est devenue, ville muséifiée qui fait oublier sa population locale d’artisans, menuisiers, cordonniers, tailleurs, cordiers dont on ignore les aspirations quotidiennes  et les « pipes fumées au frais » : « Tout ça va son train ; comme à la grande époque où il n’y avait pas de touristes, où l’on allait à Venise comme on va à Romorantin. Le touriste a fait de cette ville un décor à usage de touriste. Ruskin s’en est mêlé, et Wagner, et D’Annunzio, et le Duce, et maintenant Laurel et Hardy ; si on se sait pas qu’elle est surtout une ville à usage des Vénitiens, on ne la voit guère38 ». Julien Gracq pousse la récrimination encore plus loin dans Autour des sept collines : il conspue « les visiteurs à kodak » ; « le tourisme de contreseing et de validation39 », « le prêt à porter culturel », les « must paysagistes » et les « ghettos hôteliers40 », voire déplore que la piazza Navona soit devenue « une baignoire pour bains de foule41 ». 

Et pour achever cette généalogie de la touristophobie42, citons Jean Baudrillard qui, dans son voyage en Amérique, nous décline en quelque sorte l’évidement du tourisme, son obsolescence dans un monde trop lisse. Son regard se heurte à l’insignifiant radical, tant les stéréotypes anéantissent toute sémiose. Dans l’« ivresse inculte, amnésique43 » de la disponibilité et de la transparence, il achoppe à un « rejet des avatars touristiques et pittoresques, des curiosités, des paysages mêmes (seule leur abstraction demeure, dans le prisme de la canicule). Rien n’est plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir44 ». Les longues traversées en voiture dans « les déserts de l’insignifiance45 » font oublier l’Europe, abolissent tout point de vue critique, toute velléité de dépaysement : « En réalité, on ne prend pas ici, comme je l’espérais, de distance par rapport à l’Europe, on n’y gagne point de vue plus étrange. Quand vous vous retournez, l’Europe a tout simplement disparu46 ». On pourrait lui opposer le voyage au Japon de Roland Barthes, décrit dans L’Empire des signes, ce là-bas dont les coutumes sont tellement aux antipodes de ce que l’on connaît qu’il ne livre que des signifiants vides d’un tout autre système sémiotique, visant l’exemption du sens que l’Occident s’acharne à saturer. Barthes ne prétend pas comparer deux cultures : « Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, l’Orient m’est indifférent, il me fournit simplement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de “flatter” l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre47». Il ne cherche pas à comprendre la culture ou la langue étrangères, mais à « apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre “réel” sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; […] jusqu’à ce qu’en nous tout l’Occident s’ébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires d’une culture que précisément l’histoire transforme en “nature”48 ». Le dépaysement est tel qu’il dépouille le sujet de toute assise, de tout repère.

Le glissement du voyage comme itinéraire émancipé de toute contrainte au tourisme comme clôture dans un projet préétabli était déjà illustré par le même Barthes dans les Mythologies lorsqu’il opposait le Bateau ivre de Rimbaud au Nautilus de Verne (le poème Le Bateau ivre et le roman Vingt mille lieues sous les mers remontent tous deux à 1871). Tandis le Bateau ivre de Rimbaud libère le navire de sa concavité de réceptacle ou d’habitat et lui fait dire je à son tour, inaugurant une poétique de l’exploration et de l’évasion car « il devient œil voyageur, frôleur d’infinis49 », Verne « cherchait sans cesse à rétracter [le monde], à le peupler, à le réduire à un espace connu et clos, que l’homme pourrait ensuite habiter confortablement […]50 ».

Ce qui distingue également voyage et tourisme est le fait que le tourisme n’ait pas engendré de récits, hormis des notes privées, une carte postale ou une lettre adressée à des proches et, de nos jours, des témoignages, voire des doléances postés sur les sites ou les réseaux sociaux. Les textualités touristiques se situent plutôt en amont du déplacement : guides, sources virtuelles. Dès qu’elles se situent en aval et ont une vocation littéraire (bien que sujette à caution), elles concernent le voyage. Il serait toutefois un peu simpliste d’encenser le voyage et de stigmatiser le tourisme. Notre binôme voyage/tourisme gagnera à être appréhendé à nouveaux frais. L’industrie touristique actuelle semble d’ailleurs tabler sur la veine viatique en occultant ses intentions commerciales. Elle offre au touriste une expérience susceptible de l’arracher à la routine, lui faisant oublier qu’elle s’adresse à une masse. Elle lui fait miroiter une catabase (errance, abandon) mais pour la récupérer aussitôt en anabase (promesse d’un gain ontologique). Bertrand Westphal insiste bien sur tous les dispositifs mis en place par les médiateurs (prospectus, tours opérateurs), pour valoriser le lieu et personnaliser le sujet grégaire : « Sur le papier, le touriste est un sujet egregius, hors du troupeau, à qui l’on promet une expérience unique alors même qu’il a pour destination une plage constamment bondée51 ». Westphal invoque cette surdétermination par des textualités pour appâter le touriste. L’on abuse du recours à une « manne mythologique52 », mais on adopte surtout une rhétorique de la prudence : « La métaphore vise à ramener la référence exogène à un référence familière. […] le nord de la Sardaigne est comme la Bretagne, constatait Dominique Fernandez, dans Mère Méditerranée (1965). La permutation se contente d’instaurer un registre minimal de familiarité, car la dimension exotique des lieux doit être préservée53». Westphal parle de déterritorialisation contrôlée54 qui place le voyageur « dans une situation d’oscillation permanente entre une Verfremdung (défamiliarisation) maîtrisée et le renvoi à une familiarisation rassurante55 ».

C’est en effet le dépaysement qui formera pour nous la charnière entre le voyage (friand de dépaysement) et le tourisme (qui module le dépaysement pour le libérer de tout ébranlement) et qui servira de curseur pour étudier les deux pratiques, pour déterminer le taux viatique ou touristique du déplacement. Nous éviterons toutefois d’opposer de façon manichéenne le regard d’initié du voyageur au regard prosaïque du touriste. Certains s’étonneront en outre de l’importance accordée à la péninsule italienne comme destination privilégiée (l’iter italicum56) dans les pages qui suivent au détriment de l’Orient qui attira maints voyageurs. Ce choix puise une légitimité dans le fait que l’Italie était une étape privilégiée, incontournable du Grand Tour. L’Italie se situe en outre à la bonne distance pour mesurer le dépaysement relatif de l’auteur français ou d’Europe du Nord, car elle est à la fois géographiquement limitrophe (malgré l’épreuve symbolique de la traversée des Alpes) et culturellement exogène. Les Français ne sont pas trop dépaysés en Italie, mais suffisamment pour que l’individu ressente l’écart avec son lieu d’origine, pour que ses clichés soient révisés à l’aune d’un système sémiologique local, confrontés à d’autres moralités57, pour paraphraser le Nietzsche du Gai Savoir. L’Orient, qui a donné lieu à la veine orientaliste à l’époque romantique, mène plus facilement aux poncifs du pittoresque. Cette veine remonte déjà à l’injonction rousseauiste « Voyez l’Egypte, cette première école de l’Univers58» en tant que modèle artistique et philosophique, au Voyage en Egypte et en Syrie de Volnay ou au Voyage de la Basse et de la Haute Égypte pendant la campagne du général Bonaparte de Vivant Denon qui conforte la vague d’égyptomanie. Mentionnons aussi Chateaubriand et Lamartine qui font pivoter leur voyage autour de l’origine de la chrétienté, la Terre sainte, Nerval, Gautier, Flaubert, Loti, Barrès ou Gide (avec l’Afrique du Nord) jusqu’à Muriel Cerf (avec l’Inde hippie)et, enfin, les accusations d’impérialisme dans l’essai L’Orientalisme d’Edward Saïd59. L’Orient, par son étrangeté, s’avère trop différent quant aux mœurs et à la religion pour qu’on puisse échapper à la tentation de l’exotisme. Si Montaigne, Stendhal, Dumas, Peyrefitte ou Déon ont pu élire l’Italie en patrie de cœur et s’immerger dans la culture autre passant de l’acculturation à l’expatriation volontaire, l’Orient invite plutôt à copier un style de vie, en adoptant le vestimentaire, en se déguisant, sans vraiment s’imprégner de l’altérité. Les Lettres persanes illustrent le phénomène inverse tout aussi probant : Rica à son arrivée à Paris suscite la curiosité générale, s’entend dire « qu’il a l’air bien persan60 » et trouve son portrait partout. Cela le résout « à quitter l’habit persan, et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans [s]a physionomie quelque chose d’admirable61 ». Dépouillé de ces ornements étrangers, il perd soudain l’estime publique, entre tout à coup « dans un néant affreux62 », mais si quelqu’un apprend par hasard qu’il est Persan, l’attention revient : « j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah ! Ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?63».  Nerval, pour sa part, qualifie l’Egypte de « pays des énigmes et des mystères » car « la beauté s’y entoure comme autrefois, de voiles et de bandelettes, et cette morne attitude décourage l’Européen frivole64 ». Pour assister à une cérémonie de mariage et éviter les dangers de la rue la nuit, il n’hésite pas à se travestir : « Heureusement j’avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machlah qui couvrent un homme des épaules aux pieds ; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet65 ». Se déguiser serait une façon de rester à distance. Barthes avait mis en garde contre cet usage commode, bourgeois de l’exotisme qui classe la culture autre dans une altérité dont on reste à l’abri : « L’Autre se dévoile irréductible : non par un scrupule soudain, mais parce que le bon sens s’y oppose : tel n’a pas la peau blanche, mais noire, tel autre boit du jus de poire et non du Pernod. Comment assimiler le Nègre, le Russe ? Il y a ici une figure de secours : l’exotisme66 ». Soit l’Orient s’avère trop exotique pour y pénétrer, soit il entraîne une déterritorialisation absolue sans espoir de retour. On peut aussi invoquer un voyage vers le Nord, quoiqu’il soit moins fréquent : « Briques et tuiles, /O les charmants /Petits asiles /Pour les amants ! /Houblons et vignes, /Feuilles et fleurs, /Tentes insignes /Des francs buveurs ! /Guinguettes claires, /Bières, clameurs,/Servantes chères /A tous fumeurs!/Gares prochaines, /Gais chemins grands…/Quelles aubaines, /Bons juifs-errants !67 ». On pourrait même avancer que, malgré les idiolectes culturels, la destination s’avère peut-être indifférente par rapport à l’acte, au geste viatique: « qu’importe le lieu ?68 » disait Chateaubriand. L’Italie ne serait qu’une destination parmi d’autres, tout comme on pourra imputer au voyage vers Balbec de Proust les affres et les joies de tout voyage, ce qui nous a amenée à y lire une scène primitive.
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