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CHAPITRE III DIFFÉRENCES CULTURELLES « À l’étranger on parle étranger » (slogan de Free) « Chaque langue détermine une vision du monde singulière » (Sapir& Whorf) « Un homme qui connaît quatre langues en vaut quatre » (Charles Quint) Tu « frotteras, & limeras ta cervelle contre celle d’autrui » Historiquement parlant, on sait que les souverains français ont eu des visées sur l’Italie faisant valoir ce qu’ils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan, depuis Charles XVIII et Louis XII. Les guerres italiennes de François Ier ont contribué à introduire la renaissance en France jusqu’au déclin de l’influence italienne à l’époque de Louis XIV où le grand sculpteur et architecte Gian Lorenzo Bernini se voit refuser son projet de façade du Louvre par Colbert. Or le célèbre Machiavel invoque déjà précisément les différences culturelles pour expliquer l’échec de la conquête de Milan par Louis XII : «Lorsqu’on acquiert des États dans une province dont la langue, les coutumes et les lois diffèrent des siens, il est difficile et il faut avoir beaucoup de chance et faire beaucoup d’efforts pour les garder. Un des majeurs et meilleurs remèdes serait que la personne qui acquiert aille y vivre ; cela rendrait cette possession plus sûre et plus durable, comme a fait le Turc en Grèce278». Il faudrait sans doute définir la culture avant de parler de différences culturelles mais on constate que la culture se définit par interaction avec d’autres cultures : la sémiosphère, concept de Youri Lotman, s’avère la zone de cohérence culturelle où les croyances sont partagées, l’adhésion la plus intense, par rapport à des zones périphériques où cette force d’engagement est plus diffuse : « l’hétérogénéité est maximale à la périphérie […], l’homogénéité n’est attente qu’au centre279 ». En revanche, la mondialisation implique une interaction multilatérale, plurielle avec toutes les autres cultures, un assaut de significations, de nouvelles normes difficiles à gérer. La forme de vie, qui constitue une forme de légitimité, d’organisation, de cohérence, est mise à l’épreuve lors du voyage qui implique un moment de cohabitation entre personnes venant de cultures différentes, entre eux et nous, censées bâtir quelque chose comme une forme de vie commune. De même, la plasticité et la dynamique de la sémiosphère, sujette à des remaniements perpétuels, se voient éprouvées : « Le point de vue de la sémiosphère privilégie les interactions conflictuelles ou pacifiques entre zones de congruence variable [...]280 ». Néanmoins, même dans la différence, dans le dialogisme, on peut trouver une certaine cohérence. Il faut partager ce que Vincent Descombes appelle le même territoire ou pays rhétorique281, c’est-à-dire les mêmes codes qu’il développe dans le cadre d’une cosmologie de Combray mais qu’on peut retrouver à Balbec. Or le pays rhétorique peut aussi s’avérer impénétrable, exclusiviste. C’est le cas du lieu de villégiature normand, en tant que repaire d’« habitués » avec leurs codes, leurs contraintes sociales et leur informateur : « Ce petit groupe de l’hôtel de Balbec regardait d’un air méfiant chaque nouveau venu, ayant l’air de ne pas s’intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le maître d’hôtel282 ». Marcel souffre en effet de ne pas faire partie des baigneurs qu’il trouve d’ailleurs vulgaires par rapport à Mme de Villeparisis : « Avant de monter en voiture j’avais composé le tableau de mer que j’allais chercher, que j’espérais voir avec le “soleil rayonnant”, et qu’à Balbec je n’apercevais que trop morcelé entre tant d’enclaves vulgaires et que mon rêve n’admettait pas, de baigneurs, de cabines, de yacht de plaisance283 ». Même Charlus semble appartenir à un pays vestimentaire plus raffiné que ces baigneurs : « Pourtant sa mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et rassurantes pour mon veston si souvent humilié par la blancheur éclatante et banale de leurs costumes de plage284 ». Le langage est encore plus sensible aux variations culturelles, voire la différence des langues détermine une autre appréhension des choses. Cette variabilité exacerbe ou atténue le dialogue de sourds culturel et linguistique comme l’illustre Jean Portante : « je veux rester nomade a dit l’un /l’errance est la perfection /l’unité parfaite entre’ombre et son corps /l’autre sédentaire sans doute a compris monade /et l’indivisible lui a fait peur /comme font peur tous les mots a deux sorties 285 ». Chaque langue connaît en outre ses idiolectes régionaux, ses topolectes culturels : « Un homme du peuple à Naples, vous dit froidement : “L’année dernière, au mois d’août, j’eus un malheur” ; ce qui veut dire : “L’année dernière, au mois d’août, j’assassinai un homme”286 ». On voyage avec dans ses bagages son encyclopédie (Umberto Eco), son « archéologie expérientielle287 » à savoir ses expériences engrangées, tributaires de ses propres habitudes culturelles, son savoir qui s’avère un filtre pour le voir, sa propre praxis linguistique, idiolectale, ses particularismes. L’accommodation sémantique touche tant les coutumes que le langage. Charles de Brosses est mis de mauvaise humeur par ce pays de canailles qui vous demandent sans cesse un pourboire et qui vous traitent de « poveri forestieri, c’est-à-dire, en langue vulgaire, les étrangers sont faits pour être volés288 ». Charles Mercier Dupaty, quant à lui, semble reconnaître aux Napolitains une espèce de seconde nature crapuleuse ou du moins insiste sur les glissements sémantiques. Et, quoique cette naturalisation des vices et des vertus – tout est encore brut, non épuré, sans dépravation – puisse refléter une certaine condescendance de la part du civilisé qui exonère les barbares de leurs défauts, on peut également y lire une réelle empathie : « La misère commet ici très peu de vols caractérisés, et très peu d’assassinats. La filouterie y est plus une tromperie qu’un vol : quand le peuple en voit faire un, il rit, et il laisse faire. La vengeance seule assassine. La débauche fait plus partie de l’oisiveté que de la volupté289 ». Ou, chez Stendhal : « Il y avait ce soir un bellissimo teatro : c’est-à-dire que tout était plein290 ». Toutes ces différences culturelles ou linguistiques mènent à un relativisme salutaire : « À Paris, la décence est aussi grande dans les usages que l’indécence l’est dans les mœurs. Ici c’est peut-être le contraire ; mais, après tout, qu’est ce que l’indécence dans les usages, si ce n’est le défaut d’habitude de ces usages mêmes ? 291». La muse de Flaubert, Louise Colet, demande dans une auberge à Ravenne si elle peut avoir un bain : « Si signora, lui répondit-il, un bagno al mare292 » (Oui, madame, un bain de mer). Le récit de voyage doit forcément fournir une image de l’Autre, des us et coutumes de la population des pays visités et, en retour, éclaire sur sa propre culture : « Florence et Rome m’apprendront à voir Paris, car je ne l’ai point encore vu293 », avoue Montesquieu. Or, même s’il est question dans nos pages de plongeon dans la réalité autre, voire de devenir-autre, nous devons garder à l’esprit la foncière irréductibilité des sémiosphères, l’« aveu d’impénétrabilité » formulé par Segalen : « Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire éjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers294 ». Le défi de se mesurer à l’altérité n’en sera qu’accru. Le regard envers l’étranger peut être celui du colonisateur ou celui de l’ethnologue. Pour le premier il est intéressant de revisiter la notion de colonisateur d’Aimé Césaire : « […] le colonisateur qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter de bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête295 ». Ce binôme colonisateur vs ethnologue recoupe le regard egocentré vs géocentré proposé par Westphal. Celui-ci reproche précisément aux récits de voyage de notre tradition d’être trop ethnocentriques, culturocentriques et de n’épouser que le seul point de vue exogène : « […] une culture regardante se focalise sur une culture regardée dont le statut de “culture” est le plus souvent minoré. En littérature, l’adaptation la plus systématique de ce binarisme s’opère dans le récit de voyage. Un regard se pose sur un espace rendu exotique. Ce regard est occidental, voire septentrional, car l’exotisme dominant va du nord au sud autant que d’ouest en est296 ». C’est ne pas faire justice, nous semble-t-il, aux regards d’ethnologues de Montaigne ou de Stendhal. Le premier, grand intellectuel cosmopolite européen, l’emporte de loin sur les autres auteurs quant à sa capacité de s’accoutumer à d’autres mœurs, de s’acclimater : « Il mêloit à la vérité à son jugement un peu de passion du mespris de son païs qu’il avoit à haine & à contrecoeur pour autres considérations ; mais tant y a qu’il préferoit les commodités de ce païs-là sans compareson aux Francèses, & s’y conforma jusqu’à y boire le vin sans eau297». Et dans les Essais : « La diversité des façons d’une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes d’estain, de bois, de terre : bouilly ou rosty ; beurre, ou huyle, de noix ou d’olive, chaut ou froit, tout m’est un298». Montaigne s’enorgueillit de son adaptabilité : « Quand j’ay esté ailleurs qu’en France : et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé, si je vouloy estre servi à la Françoise, je m’en suis mocqué299 ». Il va même jusqu’à apprendre l’italien pour rédiger une partie de son Journal dans la langue du pays d’accueil : « ASSAGGIAMO di parlar un poco questa altra lingua, massime essendo in queste contrade dove mi pare sentire il più pefetto favellare della Toscana, particolarmente tra li paesani ché non l’hanno mescolato & alterato con li vicini300 ». L’italien est certes un peu maladroit (de Querlon avoue avoir corrigé beaucoup d’erreurs) et truffé de gallicismes : assaggiamo est un faux ami d’essayons, car assaggiare signifie « goûter » en italien. Dans la suite en italien il raconte qu’il donne un bal local de paysannes et qu’il y danse lui-même pour ne pas paraître trop réservé. Il s’adapte même à la coutume locale qui veut qu’on offre des prix à l’issue du bal. Aussi se fait-il envoyer par son « ami particulier », M. Jean da Vincenzo Saminiati, des ceintures de cuir et des bonnets pour les gentilhommes ; des tabliers de taffetas, des épingles, des escarpins, des mules, des coiffes de gaze, des colliers de perles pour les dames. Les présents sont offerts à ceux ou celles qui se distinguent par la grâce dans la danse : « C’est véritablement un spectacle agréable & rare pour nous autres François, de voir des paysannes si gentilles, mises comme des Dames, danser aussi bien, & le disputer aux meilleures danseuses, si ce n’est qu’elles dansent autrement. J’invitai tout le monde à souper, parce qu’en Italie les festins ne sont autre chose qu’un de nos repas bien légers en France. J’enfus quitte pour plusieurs pieces de veau & quelques paires de poulets301». Il avoue ne pas trop se mouiller mais il a néanmoins contenté toute une compagnie par sa générosité. De nos jours cela correspondrait à offrir un caffè sospeso, un café que l’on paie à l’avance à l’intention d’un éventuel client anonyme démuni, coutume napolitaine (ville du café) qui avait disparu et a été réhabilitée depuis peu (en raison de la crise)302. On le voit, l’imprégnation dans une culture autre ne va pas sans un choc culturel même si l’extrait de Montaigne montre qu’il ya beaucoup de complaisance dans cette façon d’agir et que le premier signe de l’acculturation est d’imiter les codes extérieurs : culinaire, vestimentaire. C’est néanmoins de la différence de mœurs que jaillit le désir de se fondre avec l’altérité. Stendhal, qui ne voulait pas ajouter un ouvrage au corpus déjà gigantesque de voyages en Italie plus ou moins médiocres, déplorait que ses devanciers, ne s’intéressant qu’aux bâtiments, ne se fussent pas penchés sur les coutumes locales : « Excepté de Brosses, les voyageurs ne se sont pas doutés des mœurs, des habitudes, des préjugés, des diverses manières de chercher le bonheur du peuple qu’ils traversaient, ils n’ont vu que les murs303 ». Il épargne Montaigne, Misson et de Brosses mais sa préférence va aux Italiens : les Mémoires de Benvenuto Cellini (1567) et l’itinéraire Vallardi. Que le regard soit endogène, exogène ou allogène, on verra qu’il peut évoluer, que l’esprit peut « guérir de ses préjugés nationaux ». Le Chevalier de Jaucourt dans son article pour l’Encyclopédie était déjà très visionnaire au sujet de ce qu’on appelle aujourd’hui les différences culturelles. C’est en vantant les vertus pédagogiques du voyage, comme moyen d’acquérir de l’expérience, qu’il en arrive aux avantages de la rencontre avec l’autre : « Voyage, (Éducation.) […] Les voyages étendent l’esprit, l’élevent, l’enrichissent de connoissances, & le guérissent des préjugés nationaux. C’est un genre d’étude auquel on ne supplée point par les livres, & par le rapport d’autrui ; il faut soi-même juger des hommes, des lieux, & des objets. Ainsi le principal but qu’on doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit d’examiner les mœurs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures & leur commerce.[…] Il est en particulier un pays au-delà des Alpes, qui mérite la curiosité de tous ceux dont l’éducation a été cultivée par les lettres. Je sais que l’Italie moderne n’offre aux curieux que les débris de cette Italie si fameuse autrefois […]. Cependant le principal n’est pas, comme dit Montagne, “de mesurer combien de piés a la santa Rotonda, & combien le visage de Néron de quelques vieilles ruines, est plus grand que celui de quelques médailles ; mais l’important est de frotter, & limer votre cervelle contre celle d’autrui”304 ». Dans l’éducation de Gargantua Rabelais avait déjà prévu cet enseignement qu’on peut tirer du voyage ou des voyageurs invitant son géant et son précepteur à aller « visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens que eussent veu pays estranges305 ». Montaigne, relayé par Jaucourt, est plus complet et dit en germe tout ce que les théories des différences culturelles avancent par grande batteries de concepts. L’expression « frotter, & limer votre cervelle contre celle d’autrui » comporte un aspect cognitif (la cervelle, la « tête bien faite » de Montaigne, une intelligence qui ne porte pas encore le nom de raison mais qui se nourrit d’expérience) et, d’autre part, un geste actif : frotter et limer. La tolérance interculturelle de Montaigne se décline d’ailleurs dans d’autres observations qui témoignent de son profond relativisme : « chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage. Comme de vray nous n’avons d’autre mire de la verité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes306 ». Rappelons que le mot barbare signifie étymologiquement : étranger, de sorte qu’il est légitime de s’étonner que des compatriotes ne cessent de « condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu’elles ne sont Françoises ?307 » Stendhal, véritable girouette, a toujours révisé ses propres préjugés : « À Naples, la grossièreté de ce peuple demi-nu, qui vous poursuit jusque dans les cafés, me choquait un peu : on sent, à mille détails, qu’on vit au milieu des barbares. Ces barbares sont friponneaux, parce qu’ils sont pauvres, mais ne sont pas méchants. Les vrais méchants-bilieux de l’Italie sont les Piémontais […]. J’ai reconnu un trait observé sous la tente noire de l’Arabe bédouin : une fois que le Piémontais vous dit sem amiz, vous pouvez tout attendre de lui. Le Piémont et la Corse peuvent encore donner des grands hommes : Alfieri est le type. Son valet de chambre lui tire un cheveu en le frisant ; il lui donne un coup de couteau ; le soir même il s’endort à côté de ce valet de chambre308 ». Maupassant reconsidère l’apriori français selon lequel la Sicile serait un pays sauvage, dangereux à visiter : « Moralité : si vous recherchez les coups de couteau et les arrestations, allez à Paris ou à Londres, mais ne venez pas en Sicile309 ». Chez les écrivains qui acceptent de se mêler à l’altérité, les images de l’immersion et de la fusion priment comme pour rejoindre la distance intime de l’autre théorisée par l’anthropologue Edward Hall. Celui-ci articule les distances entre les personnes comme déterminées culturellement et distingue quatre bulles de réaction personnelle : distance intime : 15-46 cm ; distance personnelle : 46-120 cm ; distance sociale ou consultative : 1,2-3,7m ; distance publique ; 3,7-7,6 m ou plus310. Un geste pénétrant la bulle personnelle d’espace selon une distance intime est permis dans les pays méditerranéens mais pas en Angleterre. Or il nous semble qu’il s’agisse d’une fusion culturelle, existentielle et non seulement physique. Montaigne s’est toujours « jetté aux tables les plus espesses d’estrangers311» tandis qu’il a honte de voir ses compatriotes « s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voilà à se r’alier, et à se recoudre ensemble312 ». Au lieu d’entrer en fusion avec l’étranger, ses compatriotes manifestent un repli sur soi. Il compare cette frilosité à celle des jeunes courtisans qui « ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de l’autre monde, avec desdain, ou pitié. Ostez leur les entretiens des mysteres de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu’un honneste homme, c’est un homme meslé313 ». Se mêler aux mœurs étrangères, accepter le brassage culturel qui met fin à la consanguinité culturelle, est donc une condition du voyage pour Montaigne. Trois siècles plus tard, le marquis de Putuarey insiste lui aussi sur la proximité et rabroue Barnabooth au sujet de sa distance élitiste : « Ces vagabonds du portique des Offices dont vous m’avez parlé avec enthousiasme, vous n’avez même pas songé à entrer en relation avec eux ? J’ai connu ça à mes débuts dans la vie européenne : de la paresse et quelques dégoûts…Vous ne vous logez pas chez l’habitant de peur des insectes domestiques ; il vous faut votre chauffage central et votre tapis partout ; il vous faut le palace, et non le Palazzo ; et ça vous ennuie d’aller chercher votre bain en ville ; vous le voulez à six pas de votre lit. […] à Florence, il n’y a pas que vos musées ; il y a la vie florentine qui mérite aussi quelque attention. Et les rencontres des rues… Vous avez passé à côté du meilleur. […] au moins, avez-vous mangé dans une vraie trattoria florentine ? avez-vous joué au lotto ? attendu impatiemment l’estrazione du samedi soir ?...314 ». Chez les écrivains ou personnages qui privilégient l’isolement, les images de la cloison abondent. Montaigne reproche à ses compatriotes de voyager « couverts et resserrez, d’une prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion d’un air incogneu315 ». Dans Corinne ou de l’Italie de Madame de Staël (1807) qu’on peut considérer comme une anthologie des préjugés Nord-Sud, de la pudibonderie protestante face à l’exubérance catholique, la « muraille de Chine » est évoquée ironiquement par Corinne lorsque le comte d’Erfeuil défend l’esprit français au théâtre : « Notre théâtre est le modèle de la délicatesse et de l’élégance, c’est là ce qui le distingue ; et ce serait nous plonger dans la barbarie, que de vouloir introduire rien d’étranger parmi nous – Autant vaudrait, dit Corinne en souriant, élever autour de vous la grande muraille de Chine316 ». On retrouve cette image dans le cas de la vieille femme riche chez Proust qui débarque à Balbec barricadée dans son chez soi, jalouse du « privilège de son exterritorialité317 » sur un sol étranger, et qui met « entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu s’adapter, la cloison de ses habitudes318 ». C’est le jugement du narrateur qui résonne dans l’incise « auquel il eût fallu s’adapter », car on sait combien il lui en a coûté. La vieille femme ne fait au contraire aucune effort : « Dès lors, ayant placé entre elle d’une part, le personnel de l’hôtel et les fournisseurs de l’autre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse l’atmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses amies n’auraient pas reçus, c’est dans son monde qu’elle continuait à vivre […]319 ». À son tour, selon un éclairant renversement multifocal, la salle à manger de l’hôtel avec sa grande baie vitrée, « devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges320 ». Proust se demande cependant combien de temps encore cette paroi de verre tiendra et s’il n’y a pas parmi la foule quelque écrivain amateur d’ichtyologie humaine qui consignera et classera ces mâchoires par caractère innés ou par ces caractères acquis« qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld321 ». La même métaphorique de la clôture réapparaît chez Walter Lippmann, premier théoricien des stéréotypes, dont il fait une « protection contre le monde, du sens de notre propre valeur », une « forteresse de la tradition322 ». Comme nous le rappelle Jacques Fontanille revisitant la notion de sémiosphère : « Le domaine intérieur est celui de l’harmonie, de la culture, de la sécurité ; le domaine extérieur est celui du chaos, de la barbarie et de la menace323 », mais il précise que ce champ de la sémiosphère est dynamique, connaît des entrées, sorties, intégrations, expulsions : les rôles positionnels, nous et eux, sont susceptibles de transformations et entraînant une évolution dans les effets passionnels : « le l’inquiétude à la familiarisation en passant par l’inquiétante familiarité 324». Tant Montaigne que Stendhal se dissocient de leurs compatriotes chez qui ils déplorent un manque de flexibilité. Ils atténuent la polarité entre nous-voyageur et eux-indigènes, et exacerbent celle entre le moi-voyageur et le eux-compatriotes. Se sentir différent des siens serait déjà la preuve d’une tolérance culturelle. Cela se traduit chez Stendhal par l’usage de la troisième personne dont il se distancie :« Les gens du Nord sont difficiles pour la gaieté du Midi ; chez eux la détente du rire part difficilement325». Nous pourrions invoquer ici les quatre dimensions culturelles définies par Geert Hofstede, qui voit la culture comme une programmation mentale résultant d’un conditionnement général inconscient. À l’issue d’une étude menée auprès des employés IBM dans soixante-dix pays, il distingue cinq facteurs variables d’un pays à l’autre : la distance hiérarchique, à savoir le degré de respect dont font preuve les gens vis-à-vis de leur hiérarchie et de l’autorité ; le contrôle de l’incertitude, qui désigne le degré de résistance aux événements imprévus ; l’individualisme et le collectivisme, qui exprime la plus ou moins grande solidarité du groupe et l’attachement aux valeurs communautaires comme l’amitié ou la famille ; la dimension masculine/féminine qui reflète le fait qu’une société soit, d’une part, plutôt plus sensible à des facteurs émotionnels (féminin) ou factuels (masculin) et, d’autre part, organisée avec une séparation marquée ou non des rôles des deux sexes dans les tâches de la vie quotidienne ; l’orientation court terme/long terme, le long terme étant associé aux valeurs de la vertu, de l’économie et de la persévérance, tandis que le court terme privilégie les méthodes traditionnelles326. L’indice du contrôle de l’incertitude nous intéresse dès lors que la rupture de l’habitude qu’impose le voyage requiert une adaptabilité plus prononcée chez les ressortissants qui ne voient pas la situation imprévue comme inquiétante, mais au contraire comme stimulante tandis que d’autres cultures, plus casanières – et les Français ont un indice de contrôle de l’incertitude élevé selon Hofstede –, sont à l’affût de prévisibilité, de règles formelles et rigides. Les voyageurs avides de dépaysement tels Montaigne ou Stendhal ne craignent pas d’affronter les aléas du voyage, de se faire aventuriers (du latin adventura, ce qui doit arriver), voire pirates (du grec peiratếs < peirô : voyager, traverser). Ce que les écrivains nordiques semblent venir chercher en Italie et à Naples comme destination méridionale par rapport à un Milan encore trop septentrional, c’est précisément l’aléatoire, le dépaysement, l’excitation de l’inconnu, l’apogée de leur traversée des Alpes qui fonctionnait déjà comme levée de la censure et des tabous, attirés par la liberté, la déviance, l’ambiguïté, le propre en somme du littéraire, tout ce qui va à l’encontre du conformisme et de l’uniformisation, tout ce à qu’on peut reprocher à l’Italie d’aujourd’hui savoyarde, imprégnée de deux décennies de berlusconisme. La citation de Goringque Hofstede met en exergue de son ouvrage, « L’Allemand vit en Allemagne, le Parisien vit à Paris, le Turc vit en Turquie, mais l’Anglais vit chez lui » (1909), donne la teneur de celui-ci : chacun regarde le monde à travers le prisme d’un chez soi culturel, régi par une norme, sans compter qu’il n’est pas de normativité culturelle. Que les Français soient considérés par tous comme d’éternels inadaptés devient presque une lapalissade si l’on considère que l’on n’a pas attendu la littérature de voyage pour le démontrer et que La Fontaine en faisait déjà l’objet d’une fable, à savoir Le Rat et l’éléphant où il pointe du doigt la sotte vanité et le snobisme des Français dans un style aphoristique propice à la production de clichés. Or, ce n’est pas l’arrogance du rat qui nous intéresse, sa prétenton à égaler l’éléphant mais « le mal françois » : « Bas du formulaire Se croire un personnage est fort commun en France /On y fait l’homme d’importance, /Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois : /C’est proprement le mal françois. /La sotte vanité nous est particulière. /Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière. /Leur orgueil me semble en un mot /Beaucoup plus fou, mais pas si sot327 ». Que l’Italie atteste à son tour un faible taux de contrôle d’incertitude se vérifie dans la débrouillardise de ses habitants. Pour déjouer l’ordonnance qui interdit aux carrossiers napolitains de construire encore des corricoli (comme on l’a vu, espèce de tilbury attelé à deux chevaux où s’amassent toutes sortes de mendiants et de parasites et qui brûle le pavé au triple galop, Dumas invoque l’histoire du couteau de Jeannot dont les propriétaires successifs avaient changé quinze fois le manche et quinze fois la lame, ce qui ne l’empêchait pas d’être toujours le même. De façon analogue : « Il est défendu de faire des corricoli, mais il n’est pas défendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues328 ». Hofstede cite encore quatre critères de différenciation culturelle qu’il décline en symboles, héros, rites et valeurs, liés à des pratiques qui sont ancrées du moins profond au plus profond de la culture en question. Ce sont surtout les rituels qui frappent et qui nourrissent la prose des nordiques en anecdotes savoureuses. Ce sont les rites qui cristallisent les coutumes et ont ce pouvoir de dépaysement en ce qu’ils se différencient des nôtres : pour la seule ville de Naples, le carnaval, la liquéfaction du sang de Saint-Janvier, la jettatura (le mauvais œil), la fête du cocomero (pastèque), les lazzaroni (mendiants). Ils nous révèlent une autre dimension du réel, l’imaginaire dont est imprégné l’ailleurs. Selon l’équation entre lire et voyager que nous avons établie, le récit de voyage n’est jamais fiable, réaliste. Il obéit à cette logique retorse car il appartient à la littérature qui ne peut que rendre compte d’un soupçon sur la réalité, jamais d’une certitude. Il exige une willing suspension of disbelief, une suspension volontaire d’incrédulité (selon la formule forgée par Coleridge en 1807). Il dépayse le lecteur car il investit le champ des possibles pour éviter le déontique, la nécessité du devoir-faire. Le modal est toujours dépaysant car c’est le domaine de la pensée, de l’imaginaire et du langage, qui mine la logique, les lois et les institutions sociales. Roland Barthes invoquait aussi la modalité (la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement) comme une façon quoique difficultueuse de se soustraire à la servilité de la langue, un « supplément de la langue », « ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation329 ». Le réel même n’est pas une liste de faits positifs, mais possède une profondeur de possibles, contrefactuels ou non. Si la dimension modale s’éclipse, le monde perd sa profondeur, et l’on fait l’expérience d’une dé-réalisation du vécu, ce qui est le cas dans les psychoses (qui présentent des cas spectaculaires de l’écroulement de la charpente modale du sens, des cas de démodalisation330. Croyance et crédulité Le culte de la liquéfaction du sang de saint Janvier (début mai et le 19 septembre), évêque de Bénévent, martyre décapité en 305 sous le consul Dioclétien, et dont les restes (sa tête et son petit doigt) ainsi que son sang dans une ampoule, sont enfermés au Duomo, reflète bien l’idiosyncrasie des coutumes, en l’occurrence reposant sur une crédulité inédite pour les gens du Nord. On attribue à ce saint aussi la vertu de calmer la fougue du Vésuve, témoin, sa statue une main levée sur le volcan érigée près du pont de la Madeleine, lorsque la fameuse éruption de 1767 cessa. Que les écrivains aient ressenti le besoin de relayer cette légende est encore plus remarquable. Ils l’ont en quelque sorte entretenue, préservant cette part de mystère. D’une part, Montesquieu soupçonne bien vite l’imposture du rite car son regard de naturaliste y décèle des causes objectives, physiques : le verre du reliquaire est embué par les baisers, il ne s’agit pas de sang coagulé mais d’un thermomètre dont le liquide, passant d’un lieu très frais à un lieu réchauffé par la multitude du peuple, par un grand nombre de chandelles et par les mains du prêtre, doit nécessairement se liquéfier. D’autre part, malgré sa suspicion, il est dans le croire, dans une certaine suspension d’incrédulité et succombe au miracle : « Aujourd’hui, samedi 30, je suis allé voir la liquéfaction du sang de saint Janvier. Je crois avoir vu que la liquéfaction est advenue, quoiqu’il soit difficile de s’en apercevoir : ils vous montrent le reliquaire pendant un seul instant, et le verre est embué par les baisers des gens331 ». En outre, il perçoit bien la sémiotique du miracle – si celui-ci advient cela signifie que le lieu est pur, purgé de ses hérétiques –, mais aussi son but politique et sa raison sociale : un moyen de souder ces mendiants crédules, superstitieux, pour les soulager de leur misère extrême : « Ces Lazzi, les hommes les plus misérables de la terre, sont ceux qui craignent le plus les mésaventurs qu’entraîne la non-liquéfaction. Pour autant on peut bien dire que la plèbe napolitaine est beaucoup plus plèbe que les autres332 ». D’autre part, il est soudain pris par un moment d’hésitation où il est encore question de crédulité : « Je crois donc que les prêtres tombent eux-mêmes dans le piège ; ils ont vu la liquéfaction et ils ont cru qu’elle arrivait par miracle333 ». À force de baigner dans cette cérémonie, Montesquieu semble lui-même contaminé par la fervente intensité religieuse de ce spectacle. Se mettant à la place des fidèles, il sent la raison impuissante à expliquer le phénomène, comme si quelque chose d’occulte, de surnaturel lui échappait. D’où la conclusion : « Peut-être y a-t-il véritable miracle334». Il faut sans doute que ce battement entre croyance et suspicion reste intact. La fiction n’aurait pas de sens dans un monde où la pensée magique serait prise totalement au sérieux. Le Président de Brosses, sur le ton badin qu’on lui connaît, tourne en dérision ce culte dans ses Lettres familières : « Tandis que vous êtes en train de dévotion, voulez-vous que je vous fasse voir le miracle de saint-Janvier ? Ce n’est pas marchandise bien rare à Naples que les miracles. Le peuple, qui n’a que cela à faire, s’en occupe volontiers ; Et otiosa credidit Neapolis [Horace, Épodes, 5]. Celui-ci est un joli morceau de chimie […]335 ». Il raconte ensuite qu’un Parisien porteur d’une physionomie un peu anglaise faillit se faire attribuer la cause de l’avortement du miracle en tant que « chien d’hérétique336 ». Les Anglais sont à nouveau visés, non pas comme touristes mais comme infidèles. Le marquis de Sade, dans son Voyage à Naples, stigmatise toute l’entreprise comme une « simple expérience de physique », une « barbare ineptie », une « ridicule farce337 », mais y voit à la fois, en tant que libertin éclairé, l’occasion de revaloriser le paganisme antique par-delà les idolâtries chrétiennes : « Que de tels traits prouvent à quel point ce peuple superstitieux et ses aveugles chefs sont encore plongés dans les ténèbres de l’ignorance ! Car si ces chefs croient… quelle odieuse imbécillité ! S’ils ne croient pas et que la pusillanimité seule les empêche d’abolir cet idolâtre usage, que de faiblesse !338 ». Juliette n’invoque pas ce culte dans son récit, car seules les coutumes susceptibles d’un prolongement lubrique l’intéressent. Vivant Denon inscrit le miracle dans un ensemble de coutumes étranges qu’il qualifie de « singulier usage339 » ou « particularités340 » : à Noël, les ripailles et bacchanales, le tir de pétard devant chaque Madone, le spectacle des presepi (crèches) ; à la Toussaint, l’habitude d’aller passer cette journée avec les défunts exhumés pour l’occasion et revêtus de leurs vêtements et bijoux. D’où la question suivante : « Il n’est pas bien décidé si l’on doit applaudir à des réformes qui, en ôtant en apparence des superstitions au peuple, détruisent ce qui lui sert de principes, et ôtent à un pays des usages qui le caractérisent341». L’usage dont l’origine s’explique par une raison naturelle, scientifique a donné une coutume, une superstition qu’il faut respecter car elle constitue l’identité du peuple, son liant. Théophile Gautier en arrive aux mêmes conclusions : « au-dessus de la plupart des échoppes, un glorieux phallus de terre cuite colorié et l’inscription hic habitat felicitas témoignaient de précautions superstitieuses contre le mauvais œil ; Octavien remarqua même une boutique d’amulettes dont l’étalage était chargé de cornes, de branches de corail bifurquées, et de petits Priapes en or, comme on en trouve encore à Naples aujourd’hui, pour se préserver de la jettature, et il se dit qu’une superstition durait plus qu’une religion342 ». C’est une des raisons pour lesquelles Vivant Denon respecte le miracle de saint Janvier et toute la comédie qui l’entoure, celle entre autres que nous jouent les parentes, sans vouloir s’y mêler : « Rien n’est plus curieux que l’impatience de voir opérer ce miracle. Les femmes s’adressent à ce saint à haute voix ; le pressent, crient ; s’attribuent, chacune en particulier, ou le succès de se miracle, ou la cause de ce qu’il n’opère pas. Elles sont toujours entre l’excessive joie, ou la douleur qui ressemble au désespoir. Leur délire va jusqu’à l’emportement. J’en ai vu trépignant des pieds, conjurer le saint du ton de l’invective ; d’autres se jeter à plat ventre, et fondre en larmes ; d’autres abîmées dans la réflexion, faisant sans doute l’examen de leur conscience, attribuant à leurs crimes l’inefficacité des prières des autres. Pendant ce temps-là un prêtre tient la relique dans ses mains, et l’appuie sur son estomac. Un clerc est auprès de lui avec une bougie et, à chaque instant, il verse et renverse la fiole, en montrant au peuple ce qui s’y opère ; et à chaque fois les cris redoublent jusqu’à la frénésie. Il y avait une demi-heure que j’étais là, et quoique je me sentisse la conscience nette sur tout cela, je craignis que, comme étranger, on ne me jugeât pas tel, malgré le cagotisme que j’affectais […]343 ». Alexandre Dumas, pour sa part, est si exalté par le culte de saint Janvier qu’il y consacre trois chapitres entiers dans son Corricolo, accordant à ce rite un crédit aveugle car on sait qu’il n’a pas eu le temps d’y assister, persécuté qu’il était par la police des Bourbons pour sa réputation de propagateur d’idées révolutionnaires. Dumas parcourt en long et en large la légende miraculeuse : la sortie indemne du brasier, les ailes archangéliques qui poussent sur les épaules du saint ou encore l’amadouement des fauves. Il décrit aussi comment la chapelle du Trésor fut bâtie par de zélés notables napolitains en signe de reconnaissance publique à la suite de l’intercession du saint contre la peste qui sévit en 1527 et comment les peintres qui accoururent de partout pour l’orner de fresques (tels le Dominiquin, célèbre peintre bolonais, le Guide et le chevalier d’Arpino) devinrent à leur tour des martyrs car furent évincés par les peintres indigènes (l’Espagnolet, Lanfranco et Stanzione) à coup de tentative d’assassinat, d’empoisonnement ou de persécution. Ce fut finalement l’Espagnolet, de son vrai nom Jusepe de Ribera, qui se vit confier l’exécution du retable après la mort du Dominiquin en 1641, et qui réalisa Il Miracolo del Santo che esce illeso dalla fornace signé Joseph de Ribera hispanus F. 1646. On suppute toutefois qu’il se soit servi de certains dessins du Dominiquin pour exécuter le groupe de figures en fuite autour du saint car on y reconnaît l’influence de l’école bolonaise. On restaure maintenant les fresques supplantées du bolonais Dominiquin. Cet épisode des peintres étrangers évincés, littéralement sacrifiés par les indigènes doit en outre être lu en écho au propre vécu de Dumas, indésirable dans cette ville, incognito, clandestin, sauf à ruser avec les règles et les lois. L’historique et le romanesque se mêlent à nouveau indissociablement. Le chapitre intitulé « Le miracle » corrobore le pouvoir de fascination de ce culte qui prime sur le vraisemblable scientifique. La fiducie, l’empathie, l’adhésion l’emportent même si Dumas – rappelons-le – n’a pas assisté à la cérémonie mais tient ses sources d’autres informateurs. D’où l’amplification, la magnification, l’hyperbole. La procession est décrite en termes de « torrent », de « flot », de « mer de têtes humaines344 ». Dumas insiste en tout cas sur la récidive du miracle au-delà de toute réfutation, car il prétend l’avoir vu de ses yeux : « La liquéfaction s’était faite au moment où la fiole était posée sur l’autel, et où le prêtre, à dix pas de la fiole à peu près, apostrophait les parentes de saint Janvier. Maintenant, que le doute dresse sa tête pour nier, que la science élève sa voix pour contredire ; voilà ce qui est, voilà ce qui se fait, ce qui se fait sans mystère, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait à la vue de tous. La philosophie du dix-huitième siècle et la chimie moderne y ont perdu leur latin : Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre à cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont usé leurs dents. Maintenant, est-ce un secret gardé par les chanoines du Trésor et conservé de génération en génération depuis le quatrième siècle jusqu’à nous ? Cela est possible ; mais alors cette fidélité, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle. J’aime donc mieux croire tout bonnement au miracle ; et, pour ma part, je déclare que j’y crois345 ». Roger Peyrefitte, un siècle plus tard, s’accommode d’un scepticisme de bon aloi : « Je songeai à cet art que l’Église témoigne, en Italie, de conserver ses vrais assises, c’est-à-dire la foi populaire. Elle a bien raison de ne pas faire analyser le contenu de l’ampoule. Il faut en éloigner cette terrible science qui veut toujours tout savoir, autrement dit, tout détruire346 ». Or, ce que l’on veut montrer ici c’est qu’il faut un déclencheur, en l’occurrence la fascination d’un mystère, pour que la fiducie347 s’installe. Il n’empêche que le propre de la fiducie c’est d’inclure le croire et le non-croire, la conviction et le doute. Le faire croire, la suspension of disbelief de l’idolâtrie littéraire et superstitieuse accepte la marge de liberté de la méfiance (Montesquieu, Sade, Denon), de la croyance aveugle (Dumas), de tout genre de scepticisme (Peyrefitte). C’est une des conditions pour que la liberté d’expression inconditionnelle soit garantie. C’est ce j’y crois que nous devons souligner, cette fiducie sur laquelle repose tout contrat littéraire. La croyance relève d’une auto-manipulation modale pourrait-on dire. On garde notre dose de suspicion mais on veut baigner dans la réalité autre, devenir-autre. En contrepartie la méfiance peut également émaner des locaux envers les étrangers. La femme du pêcheur dans Graziella lui reproche d’avoir accueilli deux Français : « Ne savais-tu pas que ce sont des païens (pagani) et qu’ils portent le malheur et l’impiété avec eux ?348 ». On connaît la théorie des climats de Montesquieu développée dans De l’Esprit des lois (1748) selon laquelle le climat pourrait influencer substantiellement la nature de l’homme et de sa société, la chaleur augmentant les vices, les passions et la paresse. Montesquieu va jusqu’à affirmer que certains climats sont supérieurs à d’autres, le climat tempéré de France étant l’idéal. Il soutient que les peuples vivant dans les pays chauds ont tendance à s’énerver alors que ceux dans les pays du Nord sont rigides. Montesquieu fut en cela influencé par La Germanie de Tacite, un de ses auteurs favoris. Si cette idée peut sembler aujourd’hui désuète, elle témoigne néanmoins d’un relativisme inédit à l’époque en matière de philosophie politique : « Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. […]Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplient les crimes […] La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors l’abattement passera à l’esprit même : aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur349 ». Il va jusqu’à expliquer le profit dans les pratiques coloniales : « La plupart des peuples des côtes de l’Afrique sont sauvages ou barbares. Je crois que cela vient beaucoup de ce que des pays presque inhabitables séparent de petits pays qui peuvent être habités. Ils sont sans industrie ; ils n’ont point d’arts ; ils ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent immédiatement des mains de la nature. Tous les peuples policés sont donc en état de négocier avec eux avec avantage ; ils peuvent leur faire estimer beaucoup des choses de nulle valeur, et en recevoir un très grand prix350 ». Vivant Denon, dans cette même visée scientifique, s’adonne plutôt à une « théorie socioclimatique351». À son arrivée de nuit à Montrone (entre Civitavecchia et Naples), un des paysans se met à improviser une églogue de soixante couplets décrivant chacun des hôtes. Or le postillon de Denon de renchérir avec l’aisance d’un « littérateur forcené » : « Que nos paysans sont loin de là ! À quoi attribuer cette différence ? Sont-ils nés moins bien organisés ? Non ; les moyens sont les mêmes, la misère est la même ; mais un soleil ardent qui développe, mais un ciel heureux et riant qui ôte au besoin même l’aspect du malheur, voilà l’unique cause de cette singularité. Que la misère est hideuse quand elle est sale ! qu’elle est affligeante quand elle est mouillée ! qu’elle est cruelle et affreuse quand elle a froid ! L’Italie est exempte de ces fléaux, et les paysans peuvent se croire heureux dès qu’ils n’ont plus faim. La bise n’attriste point leur chaumière ; leurs enfants rient en mangeant du pain ; ils s’en procurent sans un travail forcé ; ainsi rien ne flétrit leur imagination352 ». Non seulement la misère serait moins pénible au soleil mais les cieux cléments semblent favoriser l’imagination. Le caractère des Napolitains mérite selon Denon tout un excursus théorique, socio-climatique. Il se donne d’abord une légitimité scientifique (son long séjour parmi eux) pour ne pas tomber dans les stéréotypes hâtifs, les caricatures et les sottises sur les aubergistes, les cicérones qui font la cour aux étrangers, les ridicules qui semblent consoler les voyageurs de leurs propres ridicules. Son but est de généraliser sans faire tort au particulier. Ces observations préliminaires lui permettent d’établir ensuite la théorie des nuances napolitaines de l’universelle nature humaine : la paresse, la jalousie, la violence ; et de classer les Napolitains en trois catégories : la populace, les bons bourgeois, les gens de la cour. Mais, plus tard, il vantera aussi objectivement la cordialité des habitants de Pizzo, en précisant que « cette Calabre dont on nous faisait tant de peur est le lieu où j’ai vu exercer l’hospitalité avec la plus grande douceur. Les Calabrais vont au-devant de tout ce qui peut plaire à leurs hôtes […] les Calabrais, malgré leur mauvaise réputation, n’ont que la barbe et l’habit plus noirs que les autres353 ». Au fond, avec quelques particularismes superficiels liés aux climats et aux lois qui les gouvernent, tous les hommes se ressemblent, les mêmes passions agissent sur eux : « Un philosophe qui aura étudié l’homme hors de son cabinet, lorsqu’il se sera instruit des lois russes, ou napolitaines, et qu’il saura comment elles sont maintenues, ou transgressées, dans l’un ou l’autre pays, connaîtra, à peu de choses près, le Russe et le Napolitain354 ». Le même engourdissement touche les habitants du Nord par le froid et ceux du Sud par la chaleur, « Il n’y a que de violentes passions qui les réveillent et les mettent en activité355 ». Cette absence de préjugés fait que Vivant Denon s’adapte aussi bien aux gens aisés qu’à ceux du peuple. Lévi-Strauss formulera la même thèse à sa façon : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter la vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés356 ». Stéréotypes Les différences culturelles s’inscrivent dans les stéréotypes que véhicule chaque culture à l’égard de l’autre, idées préconçues sur l’altérité qui sont déclinées sur leur versant émotionnel (acceptation vs rejet). Et l’on aurait ici la racine des préjugés, jugements préalables sans démonstration, tant chauvinistes pour sa propre culture (j’aime) que méprisants pour les cultures aliènes (je déteste). On n’arrive jamais en voyage vierge d’images préalables, de clichés, d’un imaginaire forgé par les textes. Toutes les théories sur le stéréotype (de Walter Lippman à Ruth Amossy) ramènent celui-ci à la catégorisation, à la généralisation hâtive, à l’assertion universelle ou au syllogisme fallacieux : « Les Japonais sont travailleurs ; M. Suzuki est japonais ; donc M. Suzuki est travailleur357 ». La métaphore du syllogisme met ainsi en évidence le caractère de généralisation à un individu des caractéristiques d’un peuple, voire à l’idéologie comme usurpation du naturel par le culturel. Le stéréotype partage avec le cliché et le poncif une origine typographique qui remonte au début du XIXe siècle, de reproduction d’un modèle fixe que l’on conserve pour de nouveaux tirages. « Plus tard, cliché s’emploie dans le domaine de la photographie (1865), où il désigne le négatif à partir duquel on peut tirer un nombre indéfini d’exemplaires. Par une autre extension analogue, il dénomme ensuite “familièrement”, selon P.Larousse (1869), une “phrase toute faite que l’on répète dans les livres ou dans la conversation”, ou bien “une pensée devenue banale”358 ». L’évolution de l’adjectif stéréotypé est analogue. Du sens « imprimé par les procédés de la stéréotypie », on arrive à l’idée de fixité, de ce qui ne se modifie pas. Amossy cite le « sourire stéréotypé359 » chez Dumas, qui devient cliché du roman-feuilleton. Le stéréotype au sens de formule figée n’apparaît qu’au XXe siècle avec Walter Lippmann qui, dans son ouvrage Opinion publique (1922), désigne par ce terme des images toutes faites, schèmes préexistants qui médiatisent notre rapport au réel, qui filtrent le monde. Selon Lippmann, ces images sont indispensables à la vie en société et à la catégorisation du réel, s’avèrent une tendance universelle à regrouper les événements et les objets sur la base d’une similarité. Autrement dit, il pensait que la pratique du stéréotype et leur conception faisait partie d’un mécanisme simplificateur mais aussi d’une économie d’effort qui nous permet de gérer « l’environnement réel, qui est à la fois trop grand, trop complexe et trop évanescent pour une connaissance directe360 ». Sans stéréotypes, l’individu resterait plongé dans le flux et le reflux de la sensation pure. Cette valorisation du rôle du stéréotype ne va pas sans une réaction protectionniste. L’image de la clôture, évoquée précédemment, se voit affublée de connotations encore plus réactionnaires car il s’agit des idées, de l’idéologie et non plus des corps et des coutumes : « Une structure (pattern) de stéréotype n’est pas neutre. C’est la garantie de notre amour-propre; c’est la protection, contre le monde, du sens de notre propre valeur, de notre propre position et de nos propres droits. Les stéréotypes sont ainsi hautement chargés des sentiments qui leur sont attachés. Ils sont la forteresse de la tradition, et derrière ses défenses, nous pouvons continuer à nous sentir en sécurité dans la position que nous occupons361 ». Le poncif est un terme plus ancien, venu également des arts graphiques : « il désigne au XVIe siècle le “papier dans lequel un dessin est piqué et découpé, de façon qu’on puisse le reproduire en le plaçant sur une toile ou une autre feuille de papier, et en ponçant ensuite par-dessus avec une poudre colorante”. Au XIXe siècle, le poncif est “un dessin fait de routine, selon un type et des procédés conventionnels”362». Le stéréotype se rapproche encore du signe conventionnel, symbole ou légisigne selon Peirce, appartenant à la tiercéité, le régime de la règle, de la loi de l’ordre du nécessaire et de la prédiction : « Un signe est un |
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