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encore une cuillerée de ma potion calmante. – Soit, lui dis-je, bien que je n’eusse aucun souvenir de cette potion : un hôte malade est incommode, et je ne demande qu’à guérir vite. La potion me fit réellement grand bien, car je dormis encore et rêvai de mon immortelle. Quand j’ouvris les yeux, je vis, au pied de mon lit, une apparition qui m’eût charmé l’avant-veille, mais qui me contraria comme un reproche importun. C’était madame d’Ionis, qui venait elle-même s’informer de moi et surveiller les soins que l’on me donnait. Elle me parla avec amitié et me marqua de l’intérêt véritable. Je la remerciai de mon mieux et l’assurai que je me portais fort bien. Alors apparut la tête grave d’un médecin, qui examina mon pouls et ma langue, me prescrivit le repos, et dit à madame d’Ionis : – Ce ne sera rien. Empêchez-le de lire, d’écrire et de causer jusqu’à demain, et il pourra retourner dans sa famille après-demain. Resté seul avec Baptiste, je l’interrogeai. – Mon Dieu, monsieur, me dit-il, je suis bien embarrassé pour vous répondre. Il paraît que la chambre où vous étiez passe pour être hantée... – La chambre où j’étais ? Où suis-je donc ? Je regardai autour de moi, et, sortant de ma torpeur, je reconnus enfin que je n’étais plus dans la chambre aux dames, mais dans un autre appartement du château. – Pour moi, monsieur, reprit Baptiste, qui était un esprit très positif, j’ai dormi dans cette chambre et n’y ai rien vu. Je ne crois pas du tout à ces histoires-là. Mais, quand j’ai entendu que vous vous tourmentiez dans la fièvre, parlant toujours d’une belle dame qui existe et qui n’existe pas, qui est morte et qui est vivante... que sais-je ce que vous n’avez pas dit là-dessus ! c’était si joli quelquefois, que j’aurais voulu le retenir, ou savoir écrire pour le conserver ; mais cela vous faisait du mal, et j’ai pris le parti de vous apporter ici, où vous êtes mieux. Voyez-vous, monsieur, tout ça vient de ce que vous faites trop de vers. Monsieur votre père le disait bien, que ça dérangeait les idées ! Vous feriez mieux de ne penser qu’à vos dossiers. – Tu as certainement raison, mon cher Baptiste, répondis-je, et je tâcherai de suivre ton conseil. Il me semble, en effet, que j’ai eu un accès de folie. – De folie ? Oh ! non pas, monsieur, Dieu merci ! Vous avez battu la campagne dans la fièvre, comme ça peut arriver à tout le monde ; mais voilà que c’est fini, et, si vous voulez prendre un peu de bouillon de poulet, vous vous retrouverez dans vos esprits comme vous y étiez auparavant. Je me résignai au bouillon de poulet, bien que j’eusse souhaité quelque chose de plus nourrissant pour me remettre vite. Je me sentais accablé de fatigue. Peu à peu, mes forces revinrent dans la journée, et on me permit de souper légèrement. Le lendemain, madame d’Ionis revint me voir. J’étais levé et me sentais tout à fait bien. Je lui parlai avec beaucoup de sens de ce qui m’était arrivé, sans toutefois lui donner aucun détail à cet égard. J’avais été fou : j’en étais très honteux, et la priais de me garder le secret ; j’étais perdu comme avocat, si l’on me faisait, dans le pays, la réputation d’un visionnaire ; mon père s’en affecterait beaucoup. – Ne craignez rien, me répondit-elle, je vous réponds de la discrétion de mes gens ; assurez-vous du silence de votre valet de chambre, et cette aventure ne sortira pas d’ici. D’ailleurs, quand même on raconterait quelque chose, nous en serions tous quittes pour dire que vous avez eu un accès de fièvre, et qu’il a plu à ces esprits superstitieux de l’interpréter au gré de leur crédulité. Au fond, ce serait la vérité. Vous avez pris un coup de soleil en venant ici à cheval par une journée brûlante. Vous avez été malade dans la nuit. Les jours suivants, je vous ai tourmenté avec ce malheureux procès, et, pour vous amener à mon avis, je n’ai reculé devant rien ! Elle s’arrêta, et, changeant de ton : – Vous souvient-il de ce que je vous ai dit avant-hier, dans la bibliothèque ? – J’avoue que je ne l’ai pas compris, j’étais sous le coup... – De la fièvre ? Certainement, je l’ai bien vu ! – Vous plaît-il de me répéter, maintenant que j’ai toute ma tête, ce que vous m’avez dit à propos de l’apparition ? Madame d’Ionis hésita. – Est-ce que votre mémoire a conservé le souvenir de cette apparition ? me dit-elle d’un ton léger, mais en m’examinant avec une sorte d’inquiétude. – Non, répondis-je, c’est très confus maintenant ; confus comme un songe dont on a enfin conscience et que l’on ne songe plus à ressaisir. Je mentais avec aplomb ; madame d’Ionis en fut dupe, et je vis qu’elle mentait aussi, en prétendant ne m’avoir parlé, dans la bibliothèque, que de l’effet du manuscrit, pour s’accuser de me l’avoir prêté dans un moment où j’étais déjà fort agité. Il fut évident pour moi qu’elle m’avait dit là-dessus, la veille, dans un mouvement d’effroi devant mon état mental, des choses qu’elle était maintenant bien aise que je n’eusse pas entendues ; mais je ne soupçonnai pas ce que ce pouvait être. Elle me voyait tranquille, elle me croyait guéri. Je parlais avec assurance de ma vision, comme d’un accès de fièvre chaude. Elle m’engagea à n’y plus penser du tout, à ne jamais m’en tourmenter. – N’allez pas vous croire plus faible d’esprit qu’un autre, ajouta-t-elle ; il n’y a personne qui n’ait eu quelques heures de délire dans sa vie. Restez encore deux ou trois jours avec nous ; quoi qu’en dise le médecin, je ne veux pas vous renvoyer, faible et pâle, à vos parents. Nous ne parlerons plus du procès, c’est inutile ; j’irai voir votre père et en causer avec lui, sans vous en tourmenter davantage. Le soir, j’étais tout à fait guéri ; j’essayai de pénétrer dans mon ancienne chambre, elle était fermée. Je me hasardai à demander la clef à Zéphyrine, qui répondit l’avoir remise à madame d’Ionis. On ne voulait plus y loger personne jusqu’à ce que la légende, récemment exhumée, fût oubliée de nouveau. Je prétendis avoir laissé quelque chose dans cette chambre. Il fallut céder : Zéphyrine alla chercher la clef et entra avec moi. Je cherchai partout sans vouloir dire ce que je cherchais. Je regardai dans le foyer de la cheminée et je vis, sur les pierres disjointes, les égratignures fraîches que Baptiste y avait faites avec son couteau. Mais qu’est-ce que cela prouvait, sinon que, dans ma folie, j’avais fait chercher là un objet qui n’existait que dans le souvenir d’un rêve ? J’avais cru trouver une bague et la mettre à mon doigt. Elle n’y était plus, elle n’y avait sans doute jamais été ! Je n’osai même plus interroger Baptiste sur ce fait. On ne me laissa pas seul un instant dans la chambre aux dames et on la referma dès que j’en fus sorti. Je sentis que rien ne me retenait plus au château d’Ionis et je partis le lendemain matin, furtivement, pour échapper à la conduite en voiture dont on m’avait menacé. Le cheval et le grand air me remirent tout à fait. Je traversai assez vite les bois qui environnaient le château, dans la crainte d’être poursuivi par la sollicitude de ma belle hôtesse. Puis je ralentis mon cheval à deux lieues de là, et arrivai tranquillement à Angers dans l’après-midi. Ma figure était un peu altérée : mon père ne s’en aperçut pas beaucoup ; mais rien n’échappe à l’œil d’une mère, et la mienne s’en inquiéta. Je parvins à la tranquilliser en mangeant avec appétit ; j’avais arraché à Baptiste le serment de ne rien dire ; il y avait mis cette restriction, qu’il ne le tiendrait pas si je venais à retomber malade. Aussi je m’en gardais bien ! je me soignai moralement et physiquement comme un garçon très épris de la conservation de son être. Je travaillai sans excès, je me promenai régulièrement, j’éloignai toute idée lugubre, je m’abstins de toute lecture excitante. La raison de toute cette raison prenait sa source dans une folie obstinée, mais tranquille, et, pour ainsi dire, maîtresse d’elle-même. Je voulais constater devant mon propre jugement que je n’avais pas été fou, que je ne l’étais pas, et qu’il n’y avait rien de plus avéré à mes propres yeux que l’existence des dames vertes. Je voulais aussi remettre mon esprit dans l’état de lucidité nécessaire pour cacher mon secret et le nourrir en moi, comme la source de ma vie intellectuelle et le critérium de ma vie morale. Toute trace de crise s’effaça donc rapidement, et, à me voir studieux, raisonnable et modéré en toutes choses, il eût été impossible de deviner que j’étais sous l’empire d’une idée fixe, d’une monomanie bien conditionnée. Trois jours après mon retour à Angers, mon père m’envoya à Tours pour une autre affaire. J’y passai vingt-quatre heures, et, quand je revins chez nous, j’appris que madame d’Ionis était venue s’entendre avec mon père sur la suite de son procès. Elle avait paru céder à la raison positive : elle consentait à le gagner. Je fus content de ne l’avoir pas rencontrée. Il serait impossible de dire qu’une aussi charmante femme me fût devenue antipathique ; mais il est certain que je craignais plus que je ne désirais de me retrouver avec elle. Son scepticisme, dont elle n’avait paru se débarrasser un jour avec moi que pour m’en accabler le lendemain, me faisait l’effet d’une injure et me causait une souffrance inexprimable. Au bout de deux mois, quelque effort que je fisse pour paraître heureux, ma mère s’aperçut de l’épouvantable tristesse qui régnait au fond de mes pensées. Tout le monde remarquait en moi un grand changement à mon avantage, et elle s’en était réjouie d’abord. Ma conduite était d’une austérité complète, et mon entretien aussi grave et aussi sensé que celui d’un vieux magistrat. Sans être dévot, je me montrais religieux. Je ne scandalisais plus les simples par mon voltairianisme. Je jugeais avec impartialité toutes choses et critiquais sans aigreur celles que je n’admettais pas. Tout cela était édifiant, excellent ; mais je n’avais plus de goût à rien et je portais la vie comme un fardeau. Je n’étais plus jeune, je ne connaissais plus ni l’ivresse de l’enthousiasme ni l’entraînement de la gaieté. J’eus donc le temps, malgré mes grandes occupations, de faire des vers, et j’aurais eu encore ce temps-là, quand même on ne me l’eût pas laissé, car je ne dormais presque plus, et ne recherchais aucun de ces amusements qui absorbent les trois quarts de la vie d’un jeune homme. Je ne songeais plus à l’amour, je fuyais le monde, je ne paradais plus avec les hommes de mon âge sous les yeux des belles dames du pays. J’étais retiré, méditatif, austère, très doux avec les miens, très modeste avec tout le monde, très ardent aux luttes du barreau. Je passais pour un garçon accompli, mais j’étais profondément malheureux. C’est que je nourrissais, avec un stoïcisme étrange, une passion insensée et sans analogue dans la vie. J’aimais une ombre ; je ne pouvais même pas dire une morte. Toutes mes recherches historiques n’avaient abouti qu’à me prouver ceci : les trois demoiselles d’Ionis n’avaient peut-être jamais existé que dans la légende. Leur histoire, placée par les derniers chroniqueurs à l’époque de Henri II, était déjà une vieille chronique incertaine à cette même époque. Il ne restait d’elles ni un titre, ni un nom, ni un écusson dans les papiers de la famille d’Ionis, que mon père, en raison du procès, avait tous entre les mains ; ni même une pierre tumulaire en aucun lieu de la contrée ! J’adorais donc une pure fiction, éclose, selon toute apparence, dans les fumées de mon cerveau. Mais voilà où il eût été impossible de me convaincre. J’avais vu et entendu cette merveille de beauté ; elle existait dans une région où il m’était impossible de l’atteindre, mais d’où il lui était possible de descendre vers moi. Creuser le problème de cette existence indéfinissable et le mystère du lien qui s’était formé entre nous m’eût conduit au délire. Je le sentais, je ne voulais rien expliquer, rien approfondir ; je vivais par la foi, qui est l’argument des choses qui n’apparaissent pas, une folie sublime, soit, si la raison n’est que l’argument de ce qui tombe sous les sens. Ma folie n’était pas aussi puérile qu’on eût pu le craindre. Je la soignais comme une faculté supérieure et ne lui permettais pas de descendre des hauteurs où je l’avais placée. Je m’abstins donc de toute évocation nouvelle, dans la crainte de m’égarer à la poursuite cabalistique de quelque chimère indigne de moi. L’immortelle m’avait dit de devenir digne qu’elle restât vivante dans ma pensée. Elle ne m’avait pas promis de revenir sous la forme où je l’avais vue. Elle avait dit que cette forme n’existait pas et n’était que la création produite en moi par l’élévation de mon sentiment pour elle. Je ne devais donc pas tourmenter mon cerveau pour la reproduire, car mon cerveau pouvait la dénaturer et faire surgir quelque image au-dessous d’elle. Je voulais purifier ma vie et cultiver en moi le trésor de la conscience, dans l’espoir que, à un moment donné, cette céleste figure viendrait d’elle-même se placer devant moi et m’entretenir avec cette voix chérie que je n’avais pas mérité d’entendre longtemps. Sous l’empire de cette manie, j’étais en train de devenir homme de bien, et il est fort étrange que je fusse conduit à la sagesse par la folie. Mais c’était là quelque chose de trop subtil et de trop tendu pour la nature humaine. Cette rupture de mon âme avec le reste de mon être, et de ma vie avec les entraînements de la jeunesse, devait me conduire peu à peu au désespoir, peut-être à la fureur. Je n’en étais encore qu’à la mélancolie, et, bien que très pâli et très amaigri, je n’étais ni malade, ni insensé en apparence, lorsque la cause des d’Ionis contre les d’Aillane arriva au rôle. Mon père m’avertit de préparer mon plaidoyer pour la semaine suivante. Il y avait alors trois mois environ que j’avais quitté, par une matinée de juin, le funeste château d’Ionis. V |