La notion de syncrétisme culturel de la marque : le cas de Harley-Davidson
Rosemarie VIEDMA
Doctorante
IAE Université Toulouse I Capitole
CRM Equipe Marketing
06 62 37 89 65
rosemarie.viedma@hotmail.fr La notion de syncrétisme culturel de la marque : le cas de Harley-Davidson
Résumé
Cette recherche introduit la notion de syncrétisme culturel de la marque. Une étude ethnographique sur le cas Harley-Davidson a été menée pendant dix mois. Les résultats d’analyse montrent que le chevauchement des cultures des communautés de marque est à l’origine du processus de construction culturelle. La proximité et les rencontres forment le syncrétisme culturel de la marque. Les cultures en contact sont ressenties comme dominantes ou dominées et de ce fait engendrent des phénomènes de résistances à l’emprunt culturel et à l’emprunteur. Deux types d’individus clés émergent : leaders et marginaux qui vont jouer un rôle d’agents acculturateurs. Le produit reste un élément central du syncrétisme culturel de la marque. Mots clés : syncrétisme culturel de la marque, communauté de marque, acculturation, agents acculturateurs, brand management, méthode ethnographique
Abstract:
This research introduces the concept of cultural syncretism of the brand. An ethnographic study of the Harley-Davidson case was conducted for ten months. The analysis results show that the overlapping cultures of brand communities is at the root of the process of cultural construction. Proximity and meetings form the cultural syncretism of the brand. The cultures in contact are perceived as dominant or dominated and thus generate phenomena of resistance to cultural borrowing and the borrower. Two types of key individuals emerge: leaders and marginal individuals who will play a role as acculturation agents. The product remains a main element of the cultural syncretism of the brand. Key words: cultural syncretism of the brand, brand community, acculturation, acculturation agents, brand management, ethnographic method INTRODUCTION
Contrôler sa culture de marque contre les « prises d’otages » par des communautés, voilà ce que Lacoste aurait aimé pouvoir faire il y a quelques années ou que le Champagne Roederer a dû gérer il y a quelques mois. Ce problème récurrent de pillage ou de déformation de la culture de marque oblige les responsables marketing à changer de logique et à appréhender différemment les consommateurs et les communautés en considérant leur relation de manière endogène (Cova et Carrère, 2002 ; Hebdige, 1979). Le sens de la marque peut donc échapper à l’entreprise.
Pour comprendre la manière dont se crée le contenu de la marque de nombreux concepts ont vu le jour : identité, image, capital marque, personnalité, noyau... Dans la littérature marketing dite classique, la marque est soit un construit élaboré par l’entreprise, soit une perception ou une construction du consommateur. On parle souvent de concept émetteur ou récepteur. (Kapferer, 2007 ; Holt, 2004 ; Sicard, 2001 ; Michel, 1999 ; Aaker, 1996 ; Keller, 1993). Pourtant, le contenu de la marque ne se limite pas à la participation d’un acteur. Semprini(1992),plus récemment Holt et Cameron (2010) montrent que la marque est une co-création de sens par le consommateur et l’entreprise.
Dans le courant de la Consumer Culture Theory, de nombreuses activités marketing sont considérées comme co-construites par les différents acteurs : manager, consommateur, communauté… (Vargo et Lusch, 2004 ; Muniz & Schau, 2007 ; Cova, 2008 ). La communauté joue un rôle important dans l’élaboration de la marque à travers notamment la création de pratiques communes autour de la marque, dans la mise en place de rituels ou de manifestations (Schau, Muniz et Arnould, 2009 ; Sitz, 2006). En ce sens elle fait évoluer la marque en permanence. Pourtant, la marque ne peut se passer du processus initié par l’entreprise et par son responsable de marque. « Il est impossible de ne pas communiquer » (Aaker, 2008). En effet, au moment du lancement, le manager va élaborer une stratégie marketing, il va créer des éléments qui composeront la culture.
La marque devient un concept non pas d’émission ou de réception fixé par l’entreprise ou le consommateur, mais un concept co-construit et évolutif. Bien qu’elles en définissent en partie le contenu, les notions marketing classiques ne rendent pas compte de la réalité du phénomène temporel et multi-acteurs. Elles ne sont donc pas appropriées pour comprendre le processus de construction de la culture. Les individus ne sont pas de simples porteurs de culture, les consommateurs sont perçus comme producteurs de culture (Belk et Costa, 1998 ; Arnould et Thompson, 2005). Par ailleurs, la culture de marque a fait l’objet d’une légion de définitions différentes. Elle est définie comme un « donné ». Ainsi, la littérature étudie les éléments constitutifs de la culture de marque, ou de consommation (Sitz, 2006 ; Schouten et McAlexander, 1995), met en évidence la nécessité de la gérer pour devenir une marque forte (Holt et Cameron, 2010). Mais, elle ne traite pas ce phénomène comme un processus. L’approche anthropologique permet cette vision diachronique. Les mécanismes d’acculturation sont une grille de lecture qui peut aider le marketing à appréhender la culture de la marque et à comprendre ce mouvement afin d’accompagner le travail du manager de marque. Nous pensons que pour pouvoir avoir une action sur la construction de la culture de marque, il est indispensable d’en comprendre les rouages et d’identifier les acteurs à l’œuvre.
Cet article propose donc d’introduire un cadre nouveau pour mieux comprendre la formation de la culture de la marque. Nous proposons la notion de syncrétisme culturel de la marque comme la culture née de la rencontre de plusieurs communautés d’une même marque dans le temps. Partir d’une marque comme Harley-Davidson, reconnue comme possédant une culture de marque et qui a été étudiée par la communauté scientifique a permis de se consacrer à la manière dont elle se construit (Schembri, 2009 ; Martin et al., 2006 ; Sitz, 2006 ; Schouten et McAlexander, 1995).
Comment se construit la culture de la marque ? Qui sont les acteurs qui contribuent à sa formation permanente ? Existe-t-il des agents acculturateurs ? Quels sont les outils qui permettent la diffusion de la culture ? Les communautés adoptent-elles des stratégies d’acculturation ? Le produit a-t-il un rôle dans le contenu de la marque ? Notre question de recherche est de comprendre quel est le processus de création de la culture de la marque.
Pour répondre à cette question, nous introduirons dans une première étape le cadre conceptuel de ce travail sur la culture de la marque et les apports de l’anthropologie dynamique. Après avoir exposé la méthodologie adoptée, nous présenterons les résultats de l’étude. La conclusion discutera des implications académiques et managériales de la recherche avant de clôturer par les perspectives et les limites de ce travail. LE CADRE CONCEPTUEL
Ce travail s’intègre dans le courant de la Consumer Culture Theory dont l’objectif est d’appréhender le comportement des individus et des collectifs à l’intérieur d’une complexité culturelle (Badot et al., 2009 ; Arnould et Thompson, 2005). Nous commencerons par présenter la notion de la culture de marque. Une seconde partie présentera le cadre conceptuel de l’anthropologie dynamique comme outil d’analyse du processus de création de la culture de marque et abordera la nécessité d’introduire la notion de syncrétisme culturel de la marque.
La culture de la marque
La littérature étudie les cultures de consommation ou sous-cultures de consommation, au sein desquelles on distingue la culture de marque.
Un consensus autour de la sous-culture de consommation la définit comme « un système interconnecté d’images, de textes et d’objets commercialement produits que des groupes particuliers utilisent – à travers la construction de pratiques, d’identités et de significations qui s’entrecroisent et parfois entrent en conflit – afin d’attribuer un sens collectif à leur environnement et d’orienter les expériences et les vies de leurs membres. » (Kozinets, 2001 : 66).
Les définitions concernant la notion de culture de marque, (brand culture) sont plus hétéroclites. L'expression culture de marque peut définir la culture dans laquelle se situe la marque : la culture de l'entreprise où brand corporate et brand culture sont confondues (Holt, 2004), le pays d'origine : culture du pays et culture de marque sont confondues (Kapferer 2007 ; Aaker, 1996).
Pour d’autres auteurs, elle fait référence à la marque comme représentation, objectivation d'une culture, la marque devient un objet culturel (Cayla & Arnould, 2008 ; Schoeder & Salzer-Mörling, 2006 ; Thompson, 2004).
Parfois la culture de marque est appréhendée à travers les patterns communs, partagés par un groupe d'individus autour d'une marque : la communauté de marque. (Cova, 2006 ; Sitz, 2006 ; Kozinet, 2001 ; McAlexander, Schouten et Koenig, 2002). Belk & Tumbat (2005) associent l’extrême admiration et dévotion pour la marque à une forme de religiosité et mettent en évidence une sécularisation des religions au profit de la sacralisation des produits.
Pour Cayla et Arnould (2008 : 3), les marques sont des formes culturelles. Elles sont « une manière d’interpréter et d’organiser le monde ». Ils associent la différence d’interprétation au contexte culturel dans lequel la marque globale s’est implantée. Les auteurs synthétisent ainsi les trois visions précédentes : nécessité d’une culture hôte, objectivation culturelle et système de schèmes cognitifs partagés.
Dans chacun de ces cas, on donne de la culture de marque une vision statique de ce qu’elle représente, d’autres vont illustrer son contenu. Ainsi, de nombreux articles présentent des éléments constitutifs de la culture de marque qu’ils ont étudiés. On décrit les normes, les mythes et légendes (Remaury, 2004 ; Lewi & Lacoeuilhe, 2007), les rituels culturels (Schouten et McAlexander, 1995), on précise la notion de sacré et de profane, on parle de religion (Belk & Tumbat, 2005), de langage vernaculaire verbal et non verbal (Saint-Hilaire, 2005), des stéréotypes liés à l’image d’un pays (Kapferer, 2007), du système de valeurs (Semprini, 1992).Ce faisant, le marketing étudie la culture comme « un donné ». Par ailleurs, la recherche s’est intéressée à l’influence que ce cadre culturel va avoir sur le consommateur. La culture de la marque favorise la vraie fidélité (Sitz, 2006). Pour Thompson (2004) elle est au centre des problématiques liées à la maîtrise de l’image de marque et du sens de la marque.
Muniz & O’Guinn (2001) mettent en évidence deux points importants dans leur définition, d’une part le fait que la culture de la marque n’est pas géographiquement délimitée, d’autre part, le fait que cette culture se structure autour d’un groupe socialement organisé et hiérarchisé. Sitz (2006) délimite le rôle des membres centraux d’une communauté dans la création et la diffusion de cette culture.
Cova (2006 : 55) distingue les notions de communauté de marque, de culture de marque et de culte de la marque. « De ce partage [d’admiration, de culte, de passion]… naissent des mythes, des rites et tout un symbolisme qui constituent une sous-culture spécifique. Et cette sous-culture de marque, produite autant par cette communauté que par l’entreprise qui détient la marque, est une véritable mémoire vivante qui vient à son tour alimenter le culte pour cette marque de la part des consommateurs et le développement de la communauté de marque ».
Pour Sitz (2008), la culture de marque n’est pas unique, puisque chaque communauté liée à la marque va élaborer la sienne, créant ainsi une multitude de références culturelles dont le substrat est la culture de consommation.
Les définitions proposées, bien qu’elles apportent des éléments sur les contenus de la culture de marque, bien qu’elles montrent l’influence de certains acteurs sur cette culture, n’expliquent ni les processus de création de la culture, ni l’interpénétration des cultures entre différentes communautés d’une même marque.
L’anthropologie culturelle offre un cadre théorique permettant d’étudier les phénomènes de contacts entre les cultures. L’anthropologie dynamique appelé également acculturation introduit la notion de syncrétisme culturel emprunté à la théologie. Le syncrétisme est le résultat du mélange de plusieurs cultures pour aboutir à une culture nouvelle, évolutive et partagée par tous (Cuche, 2010 ; Bastide, 2000).
La notion de syncrétisme culturel de la marque pourrait mettre en évidence le phénomène longitudinal et multi-acteurs.
Apport de l’anthropologie dynamique
La culture n’existe pas à l’état pur, identique à elle-même depuis toujours. Elle peut être définie de manière dynamique comme un processus permanent de construction, déconstruction et reconstruction (Cuche, 2010).
La théorie de l’acculturation
L’acculturation appelée également anthropologie dynamique va analyser les phénomènes de formation et d’évolution des cultures (Bastide, 1971). Le préfixe « a » n’est pas privatif, et son origine latine ad signifie un mouvement de rapprochement (Bastide, 2007). En 1936, au sein du Conseil de la Recherche en Sciences Sociales, Redfield, Linton et Herskovits rédigent le Mémorandum pour l’étude de l’acculturation. « L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles « patterns » culturels initiaux de l’un ou des deux groupes ».
L’ensemble des scientifiques présente à l’évidence ce phénomène d’acculturation comme universel (Berry, 2008 ; Ward, 2008). Il concerne tous les types de culture. On s’accorde à dire également que l’acculturation est continue et qu’elle persiste tant qu’il existe une différence culturelle entre les groupes en contact (Ogden, 2005). On peut décomposer selon Bastide (1971) trois types d’acculturation :
Acculturation « spontanée », « naturelle », « libre » entre les deux cultures,
Acculturation organisée, elle est généralement forcée au bénéfice d’un groupe,
Acculturation planifiée, les contacts sont contrôlés sur le long terme.
Cette première taxonomie nous permettra de classer les différentes communautés de marques. Certaines communautés refusent, l’intervention des responsables marketing, associant cette immixtion comme une perte de légitimité ou d’indépendance (Sitz, 2006). A l’inverse, on a vu par le passé un certain nombre de marques refuser l’ouverture de communauté de marque en ligne : peur d’être détournée, crainte de ne pas contrôler, auront sans doute motivé ces décisions (Cova, 2006).
En 1967, Graves va introduire un deuxième niveau en parlant d’acculturation individuelle (Cuche, 2010). Il la définit comme « les changements psychologiques se produisant chez le ou les individus en phase d’acculturation ». Il existe donc deux niveaux d’acculturation : un niveau de groupe dans lequel on engage des changements dans les structures sociales, les institutions et les pratiques culturelles dans le cas de l’émergence d’une communauté (Sitz, 2006), et un niveau individuel dans lequel c’est le comportement de l’individu qui va changer, dans le cas du recrutement d’un nouveau membre par exemple (Muniz et Schau, 2005 ; McAlexander, Schouten et Koenig, 2002) ou dans le cas du contact prolongé de ce membre avec une autre communauté. Cette acculturation peut se décomposer en acculturation formelle ou en acculturation matérielle. L’acculturation matérielle est représentée par les faits perceptibles : changement d’un rituel, propagation d’un mythe, folklore… Elle se décrit comme l’acculturation des contenus de la conscience psychique. L’acculturation formelle est celle de l’intelligence et de l’affectivité. C’est la métamorphose de la manière de sentir, d’appréhender les façons de penser. Ce sont donc les structures perceptives, mnémoniques ou logiques qui sont transformées (Bastide, 2000).
L’acculturation individuelle et sociale permet à l’individu de construire son identité et de s’intégrer dans la communauté de marque (Schouten et McAlexander, 1995 ; Belk et Costa, 1998). L’individu peut s’intégrer à la communauté à différents niveaux. Ces niveaux d’intégration vont spécifier son pouvoir, son influence dans la détermination des schémas cognitifs culturels (Bastide, 1971 ; Sitz, 2006).
Plusieurs facteurs sont identifiés pour comprendre à la fois les degrés de motivation des individus mais également leur stratégie dans le phénomène d’acculturation individuelle. (Berry,2005)
Ainsi, le changement d’environnement (Sitz, 2006), la « démographie », la population, sa structure, sa composition, son influence (Ezan et Cova, 2008), la religion (Muniz et Schau, 2005 ; Sitz, 2006), la dimension politique (Bourhis et ali., 1997 ; Berry 2006), comme une culture de consommation transnationale peuvent également être perçues comme des facteurs altérant les processus d’acculturation (Askegaard, Arnould et Kjeldgaard, 2005).
Les facteurs individuels peuvent donc prédire les processus d’acculturation. L’adaptation psychosociale (bien-être psychologique, compétence biculturelle et soutien social perçu), le rattachement à la famille et l’expérience quotidienne des conflits vont avoir un impact sur l’assimilation ou la séparation (Safdar, Lay & Struthers, 2003). Berry (2005, 2006, 2008) distingue quatre niveaux d’acculturation :
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