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La réforme grégorienne en France Entre les conditions de la vie spirituelle de la fin du XIIe siècle et celle de la fin du XIe siècle, les différences sont nettement sensibles. En matière de recrutement1048 du clergé d’abord. Il est clair que la réforme grégorienne1049, relayant1050 l’effort de purification clunisien, a combattu des pratiques jusqu’alors répandues et préjudiciables1051 à la mission de l’Église. La condamnation des investitures laïques par Grégoire VII et ses successeurs fournit aux légats1052 pontificaux – parmi lesquels se détache1053 la figure intransigeante1054 de Hugues de Die – les moyens de traquer1055 la simonie (achat des dignités ecclésiastiques) et le nicolaïsme (concubinage1056 des prêtres). Doctrine plus pure, discipline plus ferme donnent à l’Église plus d’indépendance que jadis à l’égard du monde séculier* et des conceptions féodales. Encore1057 faut-il nuancer1058 ce jugement. Sans doute, le clergé supérieur est-il, dans son ensemble, mieux choisi, plus soucieux de1059 ses responsabilités pastorales1060. Les moines, recrutés de plus en plus parmi les fils de chevaliers – ceux qui viennent de la paysannerie portent le nom de « convers1061 » et se chargent des tâches matérielles –, ont plus souvent reçu la prêtrise1062, obéissent à la règle et élisent librement leur abbé. Les chapitres* cathédraux* – qui réservent, en fait, leurs prébendes1063 aux fils de nobles – respectent mieux les prescriptions canoniques1064 de la règle d’Aix. Enfin, les évêques sont tous élus par les chanoines* : certes, le roi et les grands influencent le choix dans nombre de cas, mais, en général, les candidats sont plus dignes de la charge qu’ils postulent1065 et plus conscients des devoirs qu’elle comporte1066. Nette au niveau supérieur, l’amélioration est moins sensible au niveau du bas clergé. Même si les seigneurs ont cédé1067 aux évêchés ou aux abbayes le droit qu’ils s’étaient arrogé1068 de désigner le desservant1069 de l’église construite sur leur domaine, le gain est faible. Certes, les cadres paroissiaux* se stabilisent, l’église paroissiale est mieux entretenue, le culte est assuré plus régulièrement, mais faute de séminaires1070 appropriés, les prêtres ruraux, fils de serfs, vaguement1071 frottés1072 de notions de liturgie, restent souvent grossiers1073 et peu instruits, vivant à la façon de leurs ouailles1074. A bien des égards1075, la religion qu’ils enseignent ne s’écarte1076 guère de la superstition, voire des pratiques magiques de la sorcellerie. André Joris, L’essor du XIIe siècle, 1075-1180, in Histoire de la France, éd. Georges Duby, Larousse, 1970. ![]() Cîteaux Parmi [les] communautés nouvelles, une fondation bénédictine brille d’un exceptionnel éclat. C’est, en effet, la règle de saint Benoît, mais appliquée dans sa rigueur1077 originelle1078, que veut suivre Robert de Molesme, installé d’abord au cœur de la forêt marécageuse1079 de la vallée de la Saône, puis à l’abbaye de Cîteaux (1098), qui devait donner son nom à l’ordre tout entier. La règle cistercienne met en évidence1080 les grandes tendances de la rénovation spirituelle* qui se manifeste dans le courant nouveau. Pauvreté absolu : dans le vêtement, dans la nourriture, dans la couche1081, jusque dans la nudité des églises, dépouillées1082 de toute ornementation figurative (en réaction contre le « luxe » clunisien) ; solitude des monastères, bâtis au « désert », à bonne distance des villages. Retour au travail manuel, par opposition à Cluny, confiné1083 dans ses préoccupations liturgiques ; aidés de frères « convers1084 », fils de paysans, les Cisterciens mettent leurs terres en valeur1085 de leurs propres mains, « parce qu’ils ne lisaient pas dans la règle ni dans la vie de saint Benoît que ce maître eût possédé des autels ou des églises, des offrandes ou des sépultures, la dîme* des autres hommes, ni des fours, ni des moulins, des villages ou des paysans » (Exordium parvum). Cette condamnation non équivoque1086 du genre de vie seigneurial ne devait nullement les empêcher de s’insérer1087 peu à peu dans les circuits1088 commerciaux. Davantage que vers les défrichements1089, ils s’orientèrent rapidement vers l’élevage ; les granges1090, bien réparties1091 sur leur domaine, se mirent à produire laine et cuir, fromages et viande, c’est-à-dire les denrées que réclamait précisément une population urbaine en pleine croissance. Le renom1092 des Cisterciens repose1093 en grande partie sur la personnalité hors série1094 de saint Bernard, abbé de l’une des filiales, Clairvaux, qui devint l’âme de la congrégation1095. Cadet d’une famille noble bourguignonne, ce moine passionné et volontaire1096, dévoré1097 d’une foi ardente1098, entreprit de1099 réformer la vie monastique, l’épiscopat1100 et jusqu’à la papauté. Conseiller officieux1101 des hauts barons1102, des rois et des papes, organisateur de la deuxième croisade, il régenta1103, de 1130 à 1150, la chrétienté1104 tout entière, sur le plan de la doctrine comme dans les faits, avec une vigueur et une énergie parfois excessives1105. Ses invectives1106 contre la scolastique1107 parisienne – qu’il qualifia de ΅« stultilogie1108 » –, son incompréhension en face des insurrections communales1109, son échec devant l’hérésie du Midi témoignent cependant des limites de ce fougueux1110 polémiste1111, auquel l’ordre cistercien dut un lustre1112 incomparable1113. André Joris, L’essor du XIIe siècle, 1075-1180, in Histoire de la France, éd. Georges Duby, Larousse, 1970. ![]() Le XIIe siècle Les marchands professionnels En fait, entre le premier tiers du XIe siècle et les alentours1114 de 1075, on a vu apparaître et se répandre un nouveau type social : l’homme qui ne travaille pas la terre et qui pourtant n’est pas seigneur, ni mendiant, ni – sauf occasion – brigand et qui tout de même gagne sa vie, le marchand professionnel. Aventurier toujours en route – car le négociant1115 de ce temps n’attend pas les clients dans une boutique : il les visite, va déballer1116 pour eux son stock1117 dans les châteaux où sont réunis les vassaux pour le conseil, au seuil des églises à pèlerinage, lors des grandes fêtes qui attirent les nobles ; il les pousse à1118 acheter. Et c’est bien la grande nouveauté : autrefois, le riche envoyait ses serviteurs quérir1119 au loin les objets exotiques ; s’approvisionner1120 était une entreprise qu’il décidait d’avance et qui restait hasardeuse1121 ; maintenant, au contraire, son désir est devancé et attisé1122 par le marchand itinérant1123 ; tenté1124, il puise1125, pour acquérir ces objets qu’on lui présente, dans la réserve1126 de métaux précieux dont naguère1127 il ne savait que faire, sinon* des bijoux grossiers1128 et stériles. De la sorte, par l’installation de relations nouvelles entre l’acheteur et le fournisseur1129, se sont en partie mobilisés dans le courant du XIe siècle les trésors des églises et des chambres seigneuriales ; de nouveau se mirent à circuler les métaux précieux dont l’Occident ne s’était pas complètement vidé1130, mais qu’avait figés1131 au haut moyen âge la paralysie des circuits1132 du commerce. Au XIIe siècle, la monnaie est donc plus abondante. Des pièces nouvelles ont été frappées avec l’argent des coupes1133, des bracelets1134 et des ornements d’autel1135 ; en outre, les deniers ne sont pas les seuls instruments monétaires, on utilise aussi le poivre en sac, l’or en paillettes1136. La monnaie circule surtout beaucoup plus vite. Plus communes, les pièces ont donc moins de valeur : dans les dernières années du XIe siècle s’est amorcée1137 une hausse du prix des subsistances1138, elle aussi impossible à évaluer, mais qui se poursuit régulièrement. Les hommes commencent alors à s’apercevoir que les pièces issues* des ateliers monétaires si nombreux, – car au temps d’extrême repliement1139 économique, il en fallait un auprès de chaque marché un peu fréquenté, – et qui maintenant fonctionnent plus activement, ne sont pas toutes identiques. Nouvelle notion, celle du cours1140 des monnaies ; nouveau métier, celui du changeur – peseur, manieur1141, rogneur1142 aussi, prêteur enfin de deniers. Vagabond1143 donc, le marchand du XIIe siècle transporte avec lui les denrées* qu’il possède – parfois fort loin, comme ces Italiens protégés du pape qui, dès le règne de Philippe Ier, eurent à subir1144 dans la région parisienne les exactions* royales – sur son dos, ou plus souvent sur les bâts1145 des bêtes de somme1146. Couvert de la poussière du voyage, c’est, comme le pèlerin, un « poudreux1147 » – c’est ainsi qu’on l’appelle alors depuis les pays anglo-normands jusqu’en Mâconnais –, un « aubain1148 », un inconnu. Objet de méfiance par conséquent – objet de scandale aussi, parce qu’il s’enrichit sans effort visible, parce qu’il rafle1149 la monnaie, parce que, à l’encontre1150 des préceptes1151 de charité*, il revend à ses frères avec bénéfice1152 ce dont ils ont besoin et ne peut pour cela être dans l’amitié de Dieu –, objet de convoitise1153 enfin, car ses besaces1154 sont pleines d’objets extraordinaires et de plus de deniers que l’on n’en a jamais vu réunis dans les campagnes. Toutefois, depuis l’an mil, place a été faite peu à peu aux hommes de passage1155, voyageurs ou négociants. Les chemins d’abord se sont quelque peu aménagés1156. La plupart des anciens ponts de France datent dans leurs actuels fondements du XIe siècle ; leur entretien est alors tenu pour une œuvre* pie1157, comme la construction de ces maisons-Dieu qui, à la même époque, s’élèvent le long de tous les grands itinéraires1158, asiles1159 de réconfort1160 pour les gens de la route qu’accueillent, restaurent1161 et soignent des hommes charitables1162 groupés en confréries*. Aménagement1163 aussi de la sécurité. Menacés, les marchands voyageaient d’ordinaire1164 en troupes, caravanes disciplinées et armées, réunissant au début de la belle saison1165 pour une campagne commerciale curieusement semblable à une expédition militaire les négociants d’une même ville, les usagers1166 d’un même chemin. Mais cette organisation communautaire1167 n’était pas toujours suffisante contre les dangers d’un monde encore très cloisonné1168, où chaque potentat1169 local détenait1170 tous les droits sur les intrus1171 qui n’avaient pas résidence dans le territoire de son ban* : groupés en associations de voyage et de défense, les marchands langrois1172 qui chaque été se rendaient dans le grand centre de consommation qu’était alors l’abbaye de Cluny n’en furent pas moins dépouillés1173 de leur cargaison1174 vers 1075 par un châtelain local qui n’avait pas su résister à la tentation. Certes, les prescriptions de la paix de Dieu* engageaient à1175 épargner1176 spécialement les marchands, mais la sauvegarde1177 des caravanes ne fut vraiment assurée que par une institution nouvelle, le « conduit1178 » : en pénétrant sur le territoire de la châtellenie*, les voyageurs entraient dans la protection du seigneur jusqu’aux bornes du ban* ; en échange de cette prise en charge1179, ils acquittaient1180 une taxe spéciale, assurance contre les spoliations1181, le « péage* ». Enfin, il fut nécessaire d’assurer la paix des foires, de ces grandes rencontres de négoce1182, indispensables dans l’état des techniques de la circulation car elles permettaient aux trafiquants1183 d’une région d’entrer périodiquement en contact avec des commerçants venus d’ailleurs, de renouveler leur stock en offrant leurs propres marchandises à ces étrangers en échange de denrées* de provenances1184 plus lointaines. Parmi les nombreuses foires qui végétaient1185 depuis le haut moyen âge, quelques-unes, sous l’impulsion1186 de seigneurs puissants et avisés1187, comme les comtes de Champagne, ceux de Flandre ou les abbés de Saint-Denis, qui avaient su procurer sans tracasserie1188 une protection efficace aux marchands, sont devenues dans le cours du XIIe siècle, à dates fixes et pour quelques jours, les foyers1189 les plus animés du renouveau commercial. Georges Duby, Robert Mandrou, Histoire de la civilisation française, Librairie Armand Colin, 1968. ![]() Naissance de la bourgeoisie […L]eur fonction professionnelle […] différencie [les bourgeois] des vilains*. Les chefs des familles bourgeoises pratiquent presque tous un « métier ». Le mot est du temps et désigne une activité économique spécialisée, distincte du labeur1190 commun, celui de la terre. Cette activité était au début souvent menée au service d’un maître : les premiers « hommes d’affaires » de la renaissance urbaine furent en fait les agents de l’un des seigneurs de la ville, chargés de ravitailler* sa demeure en produits lointains, d’exploiter sur place le four, le moulin, la taverne publique, de percevoir1191 les péages*. Ils ont étendu peu à peu leurs initiatives. Des tenanciers1192 du voisinage les ont imités, délaissant1193 quelque peu les besognes paysannes. Les plus entreprenants, pour se donner1194 entièrement à des tâches de plus en plus profitables, se sont libérés de leurs fonctions domestiques ou bien, malgré les récriminations1195 du seigneur foncier, ont laissé leur lopin1196 en friche1197. Beaucoup tiennent auberge, ou cuisent du pain pour les gens qui passent ; beaucoup sont bouchers, c’est-à-dire à la fois éleveurs, fournisseurs1198 de viande, préparateurs de cuir, revendeurs1199 de sel (dans toutes les villes médiévales, le métier des bouchers est le corps le plus nombreux, le plus anciennement organisé et souvent le plus riche) ; quelques-uns sont « merciers1200 », c’est-à-dire vendeurs de toutes denrées* exotiques qu’ils partent offrir aux riches. Ces entreprises détachées du travail agricole laissent un profit direct en deniers. D’où cette autre caractéristique du bourgeois : la nature de sa richesse. Elle est faite de ces valeurs mobiles – métaux précieux en lingots1201, en rognures1202 ou en monnaies de diverses frappes1203 – qui sont si rares encore aux mains des ruraux. Fortune beaucoup plus secrète, qui peut s’enfouir1204 en quelque cache1205 et qui échappe plus facilement que le bétail du paysan et ses réserves* de grain ou de lard aux exactions* du seigneur. Fortune plus personnelle aussi, qui n’est pas comme la terre ancestrale la propriété commune du groupe familial, dont la solidarité est à la ville beaucoup moins étroite : l’homme y est plus indépendant de ses frères, de ses fils, et le genre de vie du marchand, en partie itinérant1206, accentue cette tendance à l’individualisme. Fortune beaucoup moins stable surtout. Le bourg est le seul endroit où un homme ait par son activité chance de s’enrichir vite, où s’introduise, par conséquent, dans les esprits les idées de profit, de bénéfice, d’épargne, si étrangères aux ruraux, seigneurs et paysans. Non sans mauvaise conscience d’ailleurs : très souvent le nouveau riche, craignant d’être puni pour avoir tant péché contre la charité*, lègue1207 en mourant la plus grosse part de son trésor à l’Église, aux églises de sa ville qui par là profitent indirectement de la prospérité nouvelle et qui, dès le milieu du XIIe siècle, disposent de moyens financiers beaucoup plus considérables que les communautés religieuses rurales, riches seulement de terre. Ainsi, dans le bourg, les fortunes se défont1208 aussi vite qu’elles se sont faites, et ce n’est qu’après 1150 que quelques-uns des gens des villes commencent à investir1209 un peu de leurs profits individuels, dans des richesses moins mouvantes : ils construisent de ces maisons de pierre, signe de leur aisance1210, dont il subsiste encore aujourd’hui quelques-unes dans la France méridionale. Autre différence majeure : les habitants des bourgades nouvelles sont, du fait même de leur richesse en deniers, plus libres, mieux protégés contre les exactions arbitraires des seigneurs. Très tôt, dès le milieu du XIe siècle en Flandre, à Saint-Omer, à Valenciennes, les marchands d’une même ville s’étaient associés1211 pour organiser les caravanes, pour former un front uni face aux clients et aux fournisseurs de l’extérieur. Souvent ces groupements d’entraide1212, d’allure1213 religieuse, réunis autour d’un saint patron et se manifestant par des prières collectives, des processions1214, s’étendirent à l’ensemble de la population de la bourgade, la prenant dans une solidarité étroite fondée par un serment collectif. « Amitié », conjuration1215 véritable, très proche dans son esprit des associations pour la paix de Dieu, et destinée à maintenir l’ordre parmi les habitants, à assurer une sécurité renforcée dans ces milieux ouverts sur le monde, pénétrés d’étrangers, d’inconnus, et pleins de richesses faciles à dérober. « Tous ceux qui appartiennent à l’amitié de la ville ont affirmé par la foi et le serment que chacun aiderait l’autre comme son frère dans l’utile et dans l’honnête… ; si quelqu’un, par l’incendie de sa maison ou, captif1216, par l’obligation de se racheter1217, a été mis dans la gêne1218, chacun donnera en secours à l’« ami » appauvri un denier… » ; ces prescriptions de la charte1219 d’Aire-sur-la-Lys le montrent clairement : il s’agit bien là d’une fraternité où se nouent1220, pour la sécurité de ces gens, dont beaucoup sont des déracinés1221, les solidarités protectrices qui unissent naturellement les membres du lignage1222. Georges Duby, Robert Mandrou, Histoire de la civilisation française, Librairie Armand Colin, 1968. ![]() |
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