Concepts, actions et outils linguistiques








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Dynamique des langues africaines




Stratégies et aménagement didactiques des langues partenaires pour un développement durable en Afrique




Moussa Daff


Université Cheikh Anta DIOP de DAKAR
Les États généraux du français tenus à Libreville ont fait un vaste diagnostic des difficultés du système éducatif africain et invité à une refonte totale du secteur. Il a manqué, à cette rencontre, une définition hiérarchisée des priorités. Nous pensons que la première urgence est la réponse à la question de l’aménagement linguistique et didactique des langues partenaires ouvrant sur le développement. La relation Langues et Développement doit être penser à l’intérieur du système éducatif et non seulement scolaire. On aménage une ou plusieurs langues dans un objectif opérationnel et fonctionnel mais pas seulement pour leur donner une représentation graphique dont le seul but est de brandir le nombre de langues à traces écrites latines que possède tel ou tel pays. La visée didactique, l’orientation didactique (de langue de scolarisation et/ou d’éducation) doit déterminer le choix de la graphisation. Il est temps de faire, de manière sereine, le bilan des graphisations phonético-phonologiques et de travailler à une harmonisation des pratiques orthographiques dans une même langue. Pour illustrer nos propos, nous prendrons, pour la graphisation, le cas du pulaar ou fulfuldé, langue de large territorialité en Afrique noire francophone et pour l’approche lexico-morphologique nous y ajouterons le wolof, langue de territorialité linguistique plus restreinte. Nous nous intéresserons également à l’activité terminologique dans ces deux grandes langues sénégalaises et africaines car sans travail terminologique adéquat préalable, il est impossible de concevoir des messages écrits cohérents et encore moins de pouvoir les diffuser efficacement. Au Sénégal, par exemple, l’utilisation de ces deux langues par des radios privées comme première langue de l’information a favorisé une importante activité métalinguistique permettant l’expression de nouvelles réalités contemporaines avec des stratégies discursives très proches, parfois, du génie propre à la langue. Le fait, aussi, que ces deux langues partagent au Sénégal le même espace culturel autorise une démarche comparative dans la description morphologique et l’approche terminologique à envisagée. Notre hypothèse sera qu’il est difficile de faire un travail morphologique ou de terminologie sur une langue africaine en ignorant les autres langues de l’espace territorial partagé. Ce sera une invitation à travailler sur des familles de langue et cela permettra de réduire significativement le spectre de la différence pour mieux travailler sur les domaines de partage. En plus, didactiquement, l’apprentissage d’une des langues aidera, si la méthodologie comparative est bien menée, à potentiellement être apte à apprendre ou tout au moins à avoir une compétence passive de l’autre langue. N’est-ce pas cela qui est à la base du plurilinguisme d’éducation naturel africain ?
État des lieux et problèmes de l’enseignement des langues

L’enseignement du français en Afrique date de la période coloniale. Plusieurs méthodologies didactiques ont été tentées avec des succès différents. Les recherches sur les langues nationales ayant débuté depuis les années 70 donnent, aujourd’hui, des descriptions phonético-phonologiques et une codification pour leur graphisation satisfaisantes facilitant ainsi leur utilisation dans des campagnes d’alphabétisation. Il reste, cependant, à prolonger ces travaux par un aménagement linguistique à visée didactique plus ambitieuse que l’alphabétisation afin d’introduire de manière efficiente les langues de souche nationale dans un système d’enseignement cohérent où français et langues nationales fonctionneraient avec les mêmes possibilités et avantages didactiques. C’est pourquoi, partout en Afrique francophone, on a créé un Ministère ou une Direction chargé des Langues Nationales et de la politique d’alphabétisation. Des campagnes d’alphabétisation fonctionnelle d’adultes étaient alors lancées et appuyées par des ONG et surtout par des associations culturelles soucieuses de défendre la langue de leur ethnie, support irremplaçable de leur culture.

La revendication ethnologique en contestant le droit d’unicité de la langue française sur le champ de l’apprentissage a surtout mis l’accent sur la nécessité de maîtriser la lecture et l’écriture dans les langues maternelles. Dès lors, la préoccupation dominante était l’alphabétisation en langues nationales comme premier jalon à la valorisation des langues et cultures du terroir natal.

Élargissant la perspective d’alphabétisation fonctionnelle d’adultes, l’école communautaire de base est non seulement la manifestation d’une volonté de prise en charge de l’éducation lettrée des plus jeunes mais aussi également une des réponses permettant de renforcer les relations entre l’école et la communauté par le biais de l’enseignement des langues nationales. Au Sénégal, par exemple, l’ouverture des ECB dont l’expérimentation première est confiée au PAPA entre dans la politique de mise en place dans le sous-secteur non formel d’un modèle alternatif de formation capable de sortir des jeunes de 9 à 15 ans de l’analphabétisme. Cette expérimentation devra déboucher, au terme de quatre années de formation sur un modèle d’éducation de base plus pertinent, ouvert et généralisable parce que servant de plus prés les véritables aspirations et préoccupations des populations en matière d’éducation. L’éducation communautaire vise donc à susciter et à développer chez les membres d’une communauté des aptitudes et des comportements qui favorisent leur participation consciente aux activités de développement. Elle doit aussi aborder tous les aspects de la vie en communauté : ses activités économiques, ses problèmes sociaux, politiques et culturels. Il est, par exemple, impossible de faire une éducation à l’environnement pour un développement durable efficiente en dehors des langues et des savoirs culturels locaux.

Une éducation de ce type orientée vers le développement, c’est-à-dire la croissance matérielle et spirituelle ne peut être significative que si elle est menée non seulement à partir de la base mais aussi et surtout par des opérateurs et des volontaires d’alphabétisation capables d’identifier les besoins de la population-cible par l’étude du milieu. Dans les ECB, les aptitudes éducatives (la lecture, l’écriture et le calcul écrit) qui constituent le curriculum du programme d’alphabétisation seront envisagées non seulement dans la perspective d’une éducation comparée et bilingue langue nationale/français mais aussi dans une perspective plus ouverte avec un aménagement qui donnerait aux langues du terroir la fonction structurante du développement endogène autocentré.
Propositions de démarches méthodologiques pour une scolarisation bilingue accélérée

Nous pensons que les méthodologies préparées pour l’enseignement du français langue étrangère ou du français langue seconde (Cuq, 2002) destinées à l’école de base ne peuvent donner des résultats satisfaisants si nous ne procédons pas à un recentrage méthodologique. Toutes ces méthodologies mettent l’accent, ces dernières années, sur l’acquisition d’une compétence de communication en partant de l’oral vers l’écrit. Hors nous sommes en présence d’un public appelé à être non seulement locuteur mais utilisateur au quotidien du potentiel linguistique acquis. Nous devons éviter l’excès de pédagogisme pour nous orienter vers une démarche plus pragmatique. Pour cela, les compétences déjà acquises en langue nationale (lecture, écriture, calcul écrit) doivent servir de point de départ à l’enseignement du français. Autrement dit, il serait plus judicieux dans les ECB de partir de la lecture et de l’écriture pour accéder à l’élocution. La méthodologie utilisée pour enseigner les langues nationales devrait pouvoir être reconduite pour le français. De même que le jeune apprenant a pu s’approprier, par une méthodologie, du système de transcription de sa langue maternelle ou de la langue nationale, de même il pourra développer des stratégies discursives lui permettant de s’approprier non seulement du système de transcription phonologique d’une autre langue africaine très proche de celle apprise mais aussi du système graphique du français. La comparaison entre les deux systèmes de transcription montrera qu’il y’a très peu de différences qui peuvent être neutralisées par l’installation d’une compétence d’adaptation permettant de passer plus aisément d’un système de transcription phonologique considéré comme étant l’orthographe de la langue à un système orthographique. La philosophie de l’alphabétisation doit constituer la charpente à partir de laquelle, on bâtira la méthodologie d’apprentissage du français. On fera ainsi des jeunes formés dans les ECB des alphabétisés avancés en français capables de se mesurer à leurs jeunes frères de l’école de base.

La réflexion didactique doit, donc, proposer des esquisses de solutions et de démarches opérationnelles pour un enseignement bilingue en milieu défavorisé. Cette démarche pourrait être la base d’une recherche africaine sur la scolarisation bilingue à partir de l’expérience des écoles communautaires élémentaires. Dès lors, pour réaliser ce projet novateur, il faudrait mettre en place une démarche de la recherche-action qui saura combiner la réflexion théorique, conceptuelle et la pratique de terrain. Il s’agira, en premier temps, de définir les conditions et les situations d’apprentissage du français dans les milieux d’expérimentation qui seront ciblés après une enquête exploratoire et en un second mouvement complémentaire au premier de proposer non seulement un curriculum spécifique de français et de la langue nationale pour l’école communautaire de base mais aussi de définir une démarche adaptée à l’utilisation des outils pédagogiques et didactiques.Ce travail qui doit mener à une éducation bilingue qui s’appuiera sur une scolarisation bilingue ne peut se faire sans une recherche fondamentale approfondie sur les langues nationales permettant d’aborder plus aisément durant la scolarisation tous les niveaux de l’analyse linguistique d’une langue et non plus de se contenter seulement d’une bonne description phonético-phonologique comme c’est souvent le cas. Nous pourrons, alors, sereinement, nous poser la question quelle orthographe ou quelle transcription des langues nationales est plus pertinente pour une scolarisation complète dans la langue souche. La réponse à cette question viendra en complément à la réponse satisfaisante qui a été donnée depuis les année 70 à quelle transcription pour l’alphabétisation en langue souche. Cette transcription donne aujourd’hui une image fidèle de l’oral des langues dites nationales mais permet-elle un travail satisfaisant sur les autres niveaux de l’analyse linguistique en milieu scolaire ? Nous le savons, le milieu scolaire travaille plus sur la langue écrite que sur la langue orale, cela ne justifie-t-il pas que nous nous posions la question de la possibilité d’inventer l’image de la langue écrite à côté de celle de la langue orale ? La réponse à ces quelques questions audacieuses parce que pouvant déranger des acquis stabilisés en matière de transcription de la langue orale (gémination du « a » dans la transcription de « pulaar » qui ne se justifie que par la réalisation orale) ouvrirait des pistes permettant d’envisager d’enseigner les langues africaines comme des langues modernes tout en comptabilisant les avancées réalisées par certaines langues de souche africaine.

Aménager et enseigner les langues africaines comme des langues modernes : cas du peul, langue de large territorialité à cause de sa dispersion géographique et cohabitant avec le wolof au Sénégal.

La langue peule, langue de cohabitation, est une graine dispersée qui nécessite des rencontres de convergence scientifique pour être vivifiée et, partant, augmenter sa capacité germinale et pourquoi pas sa densité dans tous les espaces forcément hétérogènes où elle est appelée à produire les fruits escomptés. La dispersion, loin d’être un frein au développement de la langue, est, au contraire, si elle est bien pensée, le garant de la longévité linguistique et culturelle du pulaar à travers la pulaagu, c’est à dire les valeurs fondamentalement positives de l’éthique peulhe. La dispersion géographique est un atout certain pour un aménagement linguistique et didactique de la langue. Chaque espace géo-culturel d’accueil de la langue est une part de la richesse que recèle la langue et la preuve de son adaptabilité en fonction des domaines de communication qu’appelle la communauté concernée. La variation linguistique est la maladie des langues de grande communication nationale et internationale. Elle est l’indice du dynamisme, de la vitalité et de la capacité de la langue à couvrir des domaines d’usages variés, comme de dire non seulement la tradition mais aussi la modernité.

C’est pourquoi, le pulaar, pour être une langue moderne, doit être une langue ouverte et tournée vers l’avenir et non vers le passé seulement (c’est à dire le connu, l’intégrité, l’image figée de la culture), le passé qu’on ne renie pas mais qu’on donne à l’avenir. Et l’avenir, c’est la jeunesse d’aujourd’hui, avec ses besoins spécifiques de communication et sa compétence langagière hybride. Une langue vivante et moderne est une langue qui sait dialoguer avec les autres langues en les enrichissant tout en puisant dans celles-ci le potentiel dont elle a besoin pour se développer.

Le pulaar, langue vivante et moderne, doit s’enseigner en pulaar, même s’il faut adopter, provisoirement, une interlangue truffée de citations et d’emprunts légitimes. Car jusqu’à présent, pour l’essentiel, les langues de souche nationale sont enseignées dans les langues qui sont outillées pour être langue d’enseignement, si on ne les confine pas au rang de langue d’alphabétisation fonctionnelle (lire, écrire, calculer). On enseigne le pulaar, le wolof, le sereer etc. en français ou parfois en anglais, bref, on en fait des objets d’enseignement et non des langues d’enseignement. A cette étape, objet d’enseignement, doit succéder celle d’un enseignement en langue de souche nationale, c’est à dire l’enseignement du et en pulaar par exemple. Pour cela, il faut d’abord faire passer les pratiques langagières contemporaines dans le filtre didactique de la normalité pédagogique.

L’aménagement didactique doit tenir compte des pratiques langagières et des situations de communication qui mettent en scène la langue. Or, les pratiques langagières manifestent une situation de diglossie linguistique. Le pulaar est partout en contact avec une langue nationale majoritaire et au moins une langue européenne importée de large espace de communication.

La cohabitation du pulaar et de l’arabe au Sénégal, par exemple, est ancienne et sans doute peut-on la faire remonter à la date des grandes rencontres commerciales entre le Maghreb et l’Afrique noire. Mais l’évolution du pulaar en qualité de langue véhiculaire au Sénégal face à l’arabe et au français représente néanmoins un phénomène de modernité qui s’est intensifié ces dernières années, mettant au devant de la scène des pratiques langagières où s’affirme la dominance du biculturalisme par ce que les linguistes appellent une « diglossie » pulaar/arabe. C’est pourquoi les arabisants sont plus à l’aise dans la langue, car la pratique de l’emprunt à l’arabe est moins perceptible que l’emprunt au français qui saute au yeux. La culture islamo-arabe correspondant pour l’essentiel à l’éducation culturelle et coranique des Pulaar du Fouta semble fonctionner harmonieusement dans la langue.

La diglossie se distingue du biculturalisme par le fait qu’il ne s’agit pas de la simple mise en présence d’une double pratique langagière. On parle de diglossie quand,

en plus des dialectes premiers de la langue (qui peuvent comprendre un standard ou des standards régionaux), il existe une variété superposée très différente, rigoureusement codifiée (souvent plus complexe du point de vue de la grammaire), qui est le support d’un recueil imposant de textes littéraires provenant d’une époque antérieure ou d’une communauté linguistique étrangère, qui est largement apprise par le biais de l’école, et qui est utilisée pour la plupart des textes écrits et des discours formels mais qui n’est jamais utilisée  dans quelques segments de la société  pour une conversation ordinaire.1

Les deux variétés de langues en présence (langue importée/véhiculaire national) ne sont nullement au même niveau de développement et de statut, et cela surtout pendant la période coloniale au Sénégal. C’est le cas pour le bilinguisme wolof/français au Sénégal. Le wolof ayant actuellement acquis un important statut réel dans la communication conviviale à caractère national, même si son aménagement linguistique et didactique est très en deçà de celui du français qui est à la fois langue d’enseignement et de communication internationale. Le pulaar est de nos jours utilisé dans la presse orale et en complémentarité avec le français par certaines radios investissant un espace de communication qui était essentiellement réservé au français. La reconnaissance officielle de six langues nationales au Sénégal a encouragé l’utilisation accélérée des langues de souche nationale dans des domaines jadis exclusivement réservés au seul français. La conquête de ces nouveaux domaines par les langues nationales et principalement par le wolof contribue à créer une complémentarité dans les stratégies de communication. Le choix de la langue de communication dépendant dans le bilinguisme sociétal des compétences et des connivences interpersonnelles ou du public spécialement ciblé. Le locuteur poularophone comme celui wolofophone, en situation de non surveillance métalinguistique, produit des discours qui sont le reflet de cette complémentarité. Ce qui a pour conséquence l’inscription de l’arabe et du français dans le paysage sociolinguistique et partant dans le multilinguisme et le multiculturalisme que subit le poularophone sénégalais.

On constate cette évolution dans l’utilisation respective du français, de l’arabe traduit et du wolof, ainsi que dans la communication publique regroupant une majorité de poularophones.

Le wolof est de plus en plus utilisé dans les instances publiques (à l’Assemblée nationale et surtout pendant les campagnes électorales où parler français ne suffit plus pour être convaincant). Entendons par là que le wolof n’est pas seulement la langue la plus pratiquée dans la conversation interpersonnelle entre Sénégalais, mais qu’il tend de fait à devenir la deuxième langue officielle à destination nationale, suivie dans ce statut par le pulaar. Les radios privées ont contribué très largement à modifier les représentations négatives qui étaient liés à l’usage des langues nationales et c’est en cela qu’elles pourraient devenir de véritables supports à une éducation tournée vers le développement durable. Le recrutement de journalistes compétents en français et en langues nationales et capables de mener des conférences de presse dans les deux langues a fini de convaincre les plus réticents de la capacité d’adaptation de nos langues à des situations nouvelles et modernes. La présence complémentaire du français et du pulaar a pour conséquence non seulement la réduction de la distance interlinguistique séparant les deux langues, faisant du français une langue seconde, mais le recours aux emprunts faciles, à l’interférence sur la prononciation, sur le lexique et la syntaxe de la phrase et à l’alternance codique.

Ainsi on entend fréquemment au Sénégal des mots et énoncés comme :

Sucre…….sukara

Tomate…..tamate

Grave….. grawaani…….dum.garaawani (ce n’est pas grave)

La panne…..paan oo ou wooto oo ko paando

jippade (descendre du travail) dans : je suis fatigué parce que je viens juste de descendre : (sortir du travail).

L’emprunt et l’interférence se distinguent comme phénomènes langagiers de l’alternance codique qu’on appelle aussi, plus couramment en linguistique, le code switching, le code mixing ou le discours mixte. Car, alors que les deux premiers phénomènes renvoient à une situation diglossique proprement dite, le second tend progressivement à installer par les pratiques langagières un véritable bilinguisme de rectification.

Ainsi, il n’est pas rare d’entendre à Dakar des propos de poularophones comme ceux-ci :

Daranaam bulletin de notes mi réglaan maa problème maada oo

Il convient certes d’en tirer les conséquences en terme de didactique du pulaar. Celle-ci devra désormais nécessairement se concevoir dans une logique de complémentarité interculturelle et s’appuyer sur des méthodes contrastives tenant compte des besoins de communication en français et en pulaar. Il convient aussi, en termes d’aménagement et de politique linguistique, de tirer profit de la leçon du terrain et d’entreprendre une éducation bilingue précoce, car le plurilinguisme est un facteur de cohésion nationale – et à un autre niveau le multilinguisme est à envisager comme facteur de cohésion (sous-) régionale. On défend une langue par l’offensive et non par le conservatisme primaire. Une langue vivante, avec la mondialisation des usages qui s’accentue de nos jours, se situe forcément à la jonction de plusieurs langues dont elle est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. Cela l’analyse des différentes variétés du pulaar ou fulfulde le prouvent facilement car elle est une langue fortement métissée à cause de sa transnationalité malgré son apparente unité. Une langue moderne, donc, vaut ce que vaut son action intégratrice et destructrice d’autres langues. Une langue moderne est forcément une langue qui fonctionne en partenariat avec les autres langues partageant le même espace de communication et d’exercice didactique. Le pulaar au Sénégal, pour se moderniser, aura nécessairement besoin de s’appuyer, même provisoirement, sur l’arabe, le français et le wolof. Ce sont là les langues de partage de l’espace sociolinguistique.

Pour cela, il est urgent d’accompagner cette tendance naturelle du pulaar, langue de large territorialité, par un aménagement linguistique et didactique. Le pulaar est une langue qui fonctionne partout en partenariat avec d’autres langues africaines ou européennes. Elle ne peut pas refuser les influences réciproques, bien au contraire, elle se doit de les intégrer comme autant d’enrichissements à la fois lexicaux et culturels. Une langue ne peut pas mobiliser tout le lexique d’un domaine où elle n’a pas été à la base de la réflexion.

L’aménagement linguistique et didactique consistera à doter la langue d’un corps de métalangage dont elle a besoin pour couvrir tous les domaines portant sur la culture, l’économie et les sciences en général. Le travail sur la terminologie doit être une préoccupation constante, parce que celle-ci accompagne l’usage de la langue dans des domaines de spécialité toujours plus pointus et plus exigeants. Pour cela, il faut dépasser la conception simpliste mais qui est la fonction première d’une langue, c’est à dire celle d’une langue de communication sociale exprimant les besoins primaires de la communauté, pour arriver à une vision plus dynamique qui est celle d’une langue qui couvre des domaines de spécialités variés.

Cet aménagement ne peut être efficient que si l’on enseigne la langue et dans la langue. Une langue d’enseignement est différente d’une langue de communication ordinaire. La langue d’enseignement est une langue de spécialité que doit s’approprier préalablement tout candidat à une formation de formateur dans un cadre formel ou non. C’est dans l’exercice du métier d’enseignant que se forgent une image didactique de la langue et une représentation du degré d’exigence et de normativité de la langue. L’enseignement de la langue, par le biais du code écrit, permet de cerner plus précisément son système et son mode de fonctionnement à travers non seulement sa grammaire explicite, mais aussi ses aspects discursifs, ses supports des schèmes de pensée et de raisonnement propres au génie de la langue.

La langue scientifique, contrairement à la langue littéraire, n’admet pas de mécanisme de réglage de sens. La langue scientifique est rigide, car à un mot correspond un et un seul sens accepté et homologué par la communauté scientifique. La dénomination scientifique est un indicateur rigide, car la référence est explicite : elle n’est pas à construire comme dans la langue littéraire ou dans le discours ordinaire savant et imagé. Dans ce type de discours, la signification est à (re)construire à partir d’une isotopie référentielle qui n’est pas donnée au départ. Le discours génère dans son processus la signification par le biais de l’activité métalinguistique qu’il mobilise pour se réaliser en texte interprétable grâce à une connivence et un partage de représentations dans la langue. Or, ce sont les représentations qui produisent le savoir et motivent la création de lexiques et de lexicultures nouveaux. Pour s’en persuader, il suffit de penser à l’enseignement du Coran par les maîtres haal-pulaar. Ils ont créé toute une terminologie adaptée à l’univers référentiel du Haal-pulaar permettant une appropriation à la fois visuelle et graphique de l’alphabet arabe. Cela n’aurait pas été possible si l’exigence d’une islamisation rapide et efficace et le besoin impérieux de former de nouveaux lettrés en arabe ne s’étaient pas présentés à eux. La bonne réaction didactique a été, alors, d’adapter la méthodologie d’apprentissage et partant la terminologie didactique aux représentations référentielles de la langue maternelle de l’apprenant.

La recherche en terminologie scientifique pulaar doit suivre ce cheminement pour la création néologique tirée des potentialités linguistiques internes de la langue, quitte à compléter celles-ci par des acquisitions scientifiques empruntées aux autres langues en contact.

Prenons quelques exemples :

- En addition par exemple, la notion de retenue est traduite en pulaar par eggingol. Or, eggingol, pour signifier « retenue », doit effacer les sèmes qui lui sont propres en langue (déguerpissement, transhumance) pour ne prendre que le sème (déplacement vers une unité immédiatement supérieure) en addition. On aurait pu, dans la même foulée, penser à naŋtaade e sappo ou yoobaade/ yoowde sappo (retenir, s’appuyer sur).

- Sur la polysémie du mot laawol en discours (chemin, lois, justice), on a créé laawdinal, terme juridique qui fait référence à l’ensemble des lois et réglementations.

- Jouant sur l’allomorphie wayl/mbayl (transformer), usine, mot français, deviendra en pulaar waylirde et industrie mbaylaari : nous connaissons déjà baylo (forgeron).

- Sur limre (chiffre), sont formés limto (alphabet) et limannde (nombre). Pour la catégorie grammaticale verbe, Mamadou Ndiaye (1998) propose gollal et en dérive golloowo pour sujet et timmoode pour complément. Je préfère timmode gollal pour signifier la valence verbale englobant ainsi la notion de sujet. Avec timmode gollal, nous sauvegardons la cohérence référentielle et l’aptitude de la catégorie verbe à sélectionner ses éléments de valence.

Les emprunts de la langue pulaar au français et à l’arabe, pour constituer son lexique scientifique, sont déjà très anciens. Mamadou Ndiaye (1998) fait remonter le phénomène au 16é siècle pour le français et au 18è siècle pour l’arabe, avec la pénétration de l’Islam au Sénégal. Le développement de l’écriture et de la littérature écrite dans les années 70 s’est accompagné d’une grande activité de reformulation, de relexification et de création terminologique pour dire la modernité de l’époque.

A partir de laana (pirogue), on a créé laana njoordi (train), laana curki (bateau à vapeur) et laana ndiwoowa (avion), alors que pour automobile, on a préféré garder l’emprunt sous la forme de wotoo ou mobel de « auto » et « mobile ») et pour désigner le mot cimetière, le pulaar du Fouta utilise à côté du lexique (ceehe) la forme bamule non décomposable morphématiquement en langue pulaar parce que simplement emprunté au wolof bamel, décomposable dans cette langue en deux morphèmes ba privatif (abandonner) et mel allomorphe de melo (forme première). Il en est ainsi pour les termes de la médecine, de la maçonnerie, de la menuiserie et même du commerce. Ces termes sont empruntés parfois avec une assimilation phonétique et parfois sans modification. Ce dernier exemple montre que les stratégies naturelles de création lexicale utilisaient déjà le procédé de la formation morphologique dans la langue et celui de l’emprunt par nécessité. Les efforts de normalisation doivent accompagner ce cheminement sans souci normatif excessif et sans laxisme facile.

Il faudrait, pour cela, qu’une commission de normalisation linguistique sous-régionale soit mise en place pour observer avec précision le mouvement de la création néologique afin de faciliter son harmonisation en jouant sur les deux claviers que sont le génie de la langue et l’emprunt. Cette commission comprendra, entre autre, des didacticiens, des linguistes, des scientifiques et des informateurs avertis capables donner une référenciation tirée des représentations de l’univers linguistique haal-pulaar. Enseigner le pulaar, langue moderne, c’est donner le passé à l’avenir et accepter la diversité linguistique comme facteur de cohérence et de cohésion de l’espace poularophone. Comprendre la situation sociolinguistique du pulaar, langue de cohabitation, aiderait à mieux saisir la situation du français en francophonie. Cette situation est celle d’une langue de contact et de partage qui s’enrichit à chaque étape de son long voyage à travers le monde.

Le français en francophonie sera, nous semble-t-il, cette langue qui arrivera à penser la diversité linguistique et culturelle, à véhiculer plusieurs cultures tout en sauvegardant l’inter-compréhension entre les membres de la communauté francophone pluri-ethnique et pluri-culturelle, où règnerait nécessairement un biliguisme intelligent. C’est à dire une communauté géographiquement vaste, où langue française et langues africaines (locales, nationales ou transnationales) cohabiteront sans aucune hiérarchisation abusive et rempliront chacune, dans le corpus qui est le leur, sa fonction de langue de communication. La francophonie ne sera pas seulement linguistique et politique, mais également et surtout économique. Une bonne politique linguistique a nécessairement comme corollaire une bonne politique éducative et une bonne politique de développement. La construction de la Francophonie de l’Éducation par la prise en compte des facteurs linguistiques et socio-culturels dans les politiques éducatives et économiques est semble-t-il le gage de réussite d’une politique tournée vers le progrès parce que capable de garantir les conditions d’un développement durable dans une Afrique qui doit faire bloc face à la crise durable.

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