lingam, qu'on fait être une représentation du même objet ; mais beaucoup moins voilée ; & cependant ce n'est point, comme le disent ridiculement quelques voyageurs, le signe de leur réprobation, car il n'y a pas d'Indou qui se croie réprouvé.
On a soutenu qu'il n'y avait pas d'époque plus favorable dans l'histoire de l'Égypte pour envoyer une colonie à la Chine, que l'expédition de Sésostris que j'ai examinée avec beaucoup d'attention, & je puis dire que c'est une fable sacerdotale où il n'y a pas la moindre réalité. Cette prétendue expédition a indubitablement rapport au cours du soleil, tout comme celle d'Osiris : aussi voit-on Sésostris marcher sans cesse de l'Orient vers l'Occident, p1.024
Venit ad occasum, mundique extrema Sesostris 3
Ainsi il fit le tour du globe & conquit par conséquent la Terre habitable, ce qui n'est qu'une bagatelle.
Il ne faut pas dire que tout cela est écrit sur un des obélisques de Rome, car la traduction d'Hermapion, telle que nous l'avons dans Ammien Marcellin, est manifestement contredite par un passage de Pline, qui assure que l'obélisque en question contient des observations philosophiques, & non des contes de fées.
Megasthène, cité par Strabon, a eu grande raison sans doute de soutenir que jamais Sésostris n'avait mis seulement le pied aux Indes, où il n'aurait pu arriver qu'en un temps où la célèbre famille de Succandit régnait encore sur tout l'Indoustan. Or les Annales de l'Indoustan ne font jamais mention de Sésostris : tandis que les bramines ont conservé dans leurs livres jusqu'à la mémoire de la visite qui leur a été rendue par Pythagore ; & cependant Pythagore n'était pas escorté, ainsi que le pharaon de l'Égypte, par une multitude de brigands, ni surtout par 28 mille chariots. Comme parlent les exagérateurs, qui n'ont jamais su ce que c'est que 28 mille chariots.
Quand je réfléchis aux conquêtes des Carthaginois, des Arabes & des Maures, alors je ne nie point qu'il ne soit sorti des pays chauds, des peuples belliqueux & conquérants ; mais il est vrai aussi, que les expéditions de ces peuples-là se sont terminées sous des climats tempérés, & que, quand ils les entreprirent, ils n'avaient rien ou ne croyaient rien avoir à p1.025 craindre chez eux. Mais il n'en est pas ainsi de Sésostris, qui ne paraît point avoir été trop en sûreté dans son propre pays ; puisque pour contenir quelques troupes de Scénites ou de pasteurs arabes, qui dévastaient le Delta par leurs invasions, il fit fermer toute la Basse-Égypte par une grande muraille, comme les Chinois en ont bâti une pour arrêter les Tartares, qu'on n'arrête pas de cette façon-là. Je parlerai fort au long, dans le cours de mes recherches, de tous ces épouvantables remparts que tant de peuples ont eu la folie de construire en tant d'endroits de l'ancien continent ; parce qu'ils se sont imaginés qu'on pouvait fortifier un pays, comme on fortifie les villes. Et c'est cette erreur-là qui a fait élever les plus grands ouvrages qu'on ait vus sur la terre.
Les Phéniciens, ou plutôt les marchands de Tyr & de Sidon, ayant senti de quelle importance il était pour eux d'avoir des entrepôts de commerce dans la Colchide où venaient refluer beaucoup de denrées de l'Inde, firent des établissements sur les bords du Phase 1, où ils se rendaient sans difficulté par la Méditerranée, tandis qu'il eût été presque impossible à un peuple venu de l'Afrique, d'y pénétrer par le chemin du continent. Ce sont ces établissements des Phéniciens qu'Hérodote a pris pour une colonie égyptienne, fondée dans la p1.026 Colchide par Sésostris ; & cette méprise est d'autant plus grossière, qu'il avoue lui-même, qu'en Égypte on n'avait pas la moindre connaissance touchant cette colonie-la. C'est comme si l'on disait, qu'on ne sait pas en Espagne qu'il y a des établissements espagnols au Pérou.
Il est si vrai qu'Hérodote a le premier imaginé toutes ces fables, qu'Onomacrite, qui vivait longtemps avant Hérodote, & qui entre dans de grands détails sur la Colchide, ne dit pas un mot d'aucune peuplade égyptienne, transplantée dans cette contrée-là ; tandis qu'il fait mention des Phéniciens sous le nom de Solymes & d'Assyriens, dans ses Argonautiques attribués ordinairement à Orphée 1. Les poètes qui ont écrit depuis sur l'expédition des Argonautes, comme Apollonius de Rhodes & Valerius Flaccus, ont mieux aimé suivre le sentiment d'Hérodote ; parce que le merveilleux qu'il renferme, s'accorde avec les lois d'un poème épique.
Il ne faut pas soutenir opiniâtrement, comme on a fait, que le nom de Sésostris se trouve dans le canon des rois d'Assyrie, ni en conclure surtout que l'Assyrie était au nombre des pays qu'il avait conquis : car il est certain que Castor a copié en cela Ctésias, celui de tous les Grecs qui a osé mentir dans l'histoire avec le plus d'impudence : aussi Eusèbe, Moïse de Chorène, & Cassiodore, ont-ils rejeté du canon des rois d'Assyrie le Séthos de Ctésias, pour y placer un prince nommé Altadas ou p1.027 Azatag ; & cela est, sans comparaison, plus raisonnable.
Ce qu'il y a de bien étrange encore, c'est cette flotte de six cents vaisseaux longs, que Sésostris fit bâtir sur la mer Rouge. On place de tels prodiges dans un temps ou l'ignorance des Égyptiens par rapport à la marine était extrême ; parce que leur aversion pour la mer était encore alors invincible ; & l'on verra par la suite, que cette aversion est une chose très naturelle dans les principes de leur religion & dans les principes de leur politique. Les prêtres ne pouvaient approuver le commerce extérieur, & ce qu'il y a de bien singulier, ils avaient raison dans leur sens : car quand toutes les institutions d'un peuple sont relatives à son climat, comme l'étaient les institutions des Égyptiens, il convient de gêner le commerce extérieur & d'encourager l'agriculture : maxime, dont les prêtres ne s'éloignèrent que quand ils y furent forcés par des princes qui ébranlèrent l'État.
D'un autre coté, le bois de construction manquait tellement en Égypte, qu'on y fut d'abord fort embarrassé pour compléter le nombre des barques employées sur le Nil & sur les canaux ; & ce ne fut qu'après beaucoup d'essais sans doute, qu'on parvint à en faire de terre cuite, ce qu'aucun peuple du monde, que je sache, n'a osé imiter. Aussi la méthode de cuire ces vaisseaux au feu, de leur donner une certaine solidité par des proportions exactes, de les bien vernisser & de les revêtir de joncs, est-elle aujourd'hui au nombre des choses inconnues, & peut-être par rapport à nous, au nombres des choses inutiles. Quand les Ptolémées voulurent faire le commerce des Indes par la mer Rouge, le défaut de bois les obligea aussi à se servir de mauvaises barques, cousues de jonc p1.028 & de papyrus, qui ne pouvant porter que de petites voiles, & des équipages très faibles, marchaient mal, & se défendaient mal contre les pirates : encore paraît-il qu'elles étaient toujours conduites par des pilotes grecs ; car les Égyptiens n'entendaient pas la manœuvre, quoiqu'en dise M. Amailhon, qui s'imagine qu'ils étaient fort habiles dans la marine, parce qu'ils descendaient, dit-il, la cataracte du Nil en canot 1. Mais la descente de la plus forte cataracte, dont la chute n'est pendant les crues que de sept ou huit pieds, comme M. Pococke l'a vu, n'a pas le moindre rapport avec les connaissances qu'il faut posséder pour bien naviguer en mer.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Sésostris fit beaucoup de bien à son peuple, auquel il restitua la propriété des terres, qui lui avait été ôtée pendant l'usurpation des rois pasteurs, les plus impitoyables tyrans, dont il soit parlé dans l'histoire. Ainsi les Égyptiens ont eu raison de faire éclater leur reconnaissance envers Sésostris, pour soutenir la réputation qu'ils ont eue dans l'Antiquité, d'être les plus reconnaissants des hommes : ils ont eu raison, dis-je, de célébrer sans cesse la mémoire de ce prince, de l'appeler le second Osiris & de comparer ses bienfaits à ceux du soleil. Mais il ne fallait cependant pas lui faire conquérir toute la terre habitable.
@ SECTION II
De la condition des femmes chez les Égyptiens & les Chinois.
De l'état de la population chez ces deux peuples
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p1.029 Rien n'est plus surprenant que ce que rapportent quelques historiens, de cette liberté sans bornes, dont ils veulent que les femmes aient jouï dans un pays aussi chaud que l'Égypte, & où jamais les hommes n'ont cessé d'être extrêmement jaloux. Il faut bien examiner tout ceci ; puisqu'on croit y découvrir une contradiction si manifeste entre les mœurs & le climat, qu'on n'en a vu d'exemple en aucun endroit de la terre.
Si, sans autre discussion, on comparaît par cet endroit les Chinois aux Égyptiens, jamais deux peuples ne se seraient moins ressemblés ; mais pour peu qu'on veuille réfléchir sur les faits que je citerai, on verra les choses sous une autre face : cependant on ne les verra pas rentrer dans l'ordre naturel puisqu'elles se rapprocheront de plus en plus des mœurs de l'Orient, qui sont si opposées à la nature.
L'histoire de l'ancienne Égypte, dans l'état où elle est, ressemble à une grande ville abîmée, où il n'y a rien de suivi, où des ruines en cachent d'autres ; & ce que nous en savons ne nous est ordinairement attesté que par des Grecs, qui ne s'étant pas concertés entre eux p1.030 pour mentir, ont dû nécessairement se contredire en mentant.
Hérodote assure que les Égyptiens n'épousaient qu'une femme : Diodore de Sicile assure qu'ils en épousaient plusieurs, à l'exception des prêtres, qui toujours appliqués à l'étude & aux fonctions de leur ministère, ne pouvaient qu'être monogames. Ainsi ce qui a trompé Hérodote, c'est ou l'exemple des prêtres, ou l'exemple du petit peuple, auquel la pauvreté défendait beaucoup de choses, que la loi lui permettait.
Il n'y a pas de doute que les institutions de l'Égypte n'aient autorisé la pluralité des femmes, qui dans les pays chauds, est une conséquence presque nécessaire de l'esclavage domestique. Car comment dans de tels pays les hommes pourraient-ils posséder des esclaves acquises à prix d'argent sans en abuser ? De sorte qu'on n'a pu y corriger le libertinage que par la polygamie, sans se mettre en peine de calculer s'il naît plus de filles que de garçons. Tout cela a résulté de la faute impardonnable des législateurs de l'Orient : soit qu'ils aient parlé en inspirés, soit qu'ils aient parlé en politiques, ils ont établi l'esclavage domestique par la force de leurs lois ; & cette erreur où ils sont tombés est telle, qu'il ne leur a plus été possible de rien, discerner de vrai ou de faux dans ce qu'on appelle le droit de l'homme ; ils avaient corrompu la source où ils puisaient.
En Égypte, la servitude domestique était probablement aussi ancienne que la monarchie. Quand un homme libre y épousait une personne dans la classe des esclaves nées, les enfants issus de ce mariage acquéraient toute la liberté du père ; parce que l'on n'y avait aucun égard, dit Diodore, à la race maternelle : or vouloir que les femmes aient été fort considérées, là p1.031 où l'on ne considérait pas du tout la race maternelle, c'est proposer des contradictions, qu'on ne peut entendre en aucun sens, ni expliquer en aucune manière.
Le prétendu respect, que les Égyptiens portaient aux femmes, provenait, dit-on, de leur vénération pour Isis ou pour la lune ; & voilà, ajoute-t-on, pourquoi ils ont toujours infiniment plus honoré leurs reines que leurs rois. Mais quand cette raison serait aussi solide qu'elle est frivole & puérile, il faudrait encore avouer que dans tous les monuments, qui nous sont restés de ce peuple singulier, on ne découvre pas la moindre trace de cette préférence accordée aux reines : il n'y en a tout au plus que trois ou quatre, dont le nom se soit conservé dans les annales ; toutes les autres nous sont aussi inconnues que les sultanes de la Perse depuis Seic-Séphi. Si en Égypte les reines eussent eu beaucoup de part au gouvernement, beaucoup de part à la haine ou à l'amour du peuple, leur histoire ne ressemblerait pas si bien à celle des sultanes de la Perse.
Il est constant que, par les plus anciennes institutions de l'Égypte, les femmes y avaient été déclarées incapables de régner ; & cette loi d'exclusion dérivait des principes mêmes du gouvernement de ce pays-là, où aucune femme ne pouvait entrer dans la classe sacerdotale, ce qui les éloignait du trône où l'on ne parvenait qu'après avoir été sacré & adopté dans le collège des prêtres, comme Platon, Plutarque, Synésius & tous les anciens en conviennent. Il est vrai que George le Syncelle fait mention d'un roi Binotris, qui fit abroger, à ce qu'il assure, la loi d'exclusion dont je parle, & déclara les femmes habiles à succéder à la p1.032 couronne 1. Mais cela est impossible, & il y a ici une erreur, qui provient d'une impropriété d'expression : on a pu faire en Égypte, comme dans la plupart des empires de l'Orient, une loi par laquelle la tutelle des princes mineurs fut confiée ou à leurs mères ou à leurs sœurs aînées, qu'on craignait bien moins que les oncles & les frères : ainsi Skemiophris, Amessès & Achencrès, qui sont nommées comme de véritables reines dans quelques catalogues des dynasties, car on ne les trouve pas dans tous, n'ont été que des tutrices des héritiers présomptifs ; & ce qui démontre évidemment qu'elles n'ont point régné d'une manière absolue, c'est qu'on ne leur avait point érigé de statue dans cette galerie où l'on en érigeait à tous les rois du pays, comme on le sait par Hérodote, qui avait été introduit dans cette galerie-là. Selon lui, jamais l'Égypte, depuis la fondation de la monarchie, n'avait été gouvernée par aucune femme : on n'y a vu qu'une seule fois sur le trône, dit-il, une princesse étrangère, nommée Nitocris 1, qui ne peut avoir été qu'une usurpatrice, aussi trouvons-nous qu'elle exerça des cruautés épouvantables ; tandis que quelques flatteurs de sa cour la nommaient, suivant Manéthon, la plus belle femme de son siècle. Ainsi cet exemple unique est une exception à la règle qui confirme la règle même ; car je ne disconviens point que la violence n'ait pu pour quelque temps faire taire les lois, & changer encore pour quelque temps l'ancienne forme du gouvernement.
p1.033 On conçoit aisément que tout ce qu'on vient de dire n'a aucun rapport à la dynastie des Grecs ou des Ptolémées, qui loin de suivre les institutions de l'Égypte, les renversèrent & réglèrent l'ordre de la succession dans la famille des Lagides par le droit macédonique ou par de simples dispositions testamentaires : encore trouvé-je que le discours ampoulé que le poète Lucain met dans la bouche de Cléopâtre, n'est pas fort conforme aux notions que l'histoire nous donne 2.
Les Égyptiens, quoi qu'opprimés par des conquérants qui voulaient tout changer, tout renverser dans le pays conquis, n'en conservèrent pas moins un attachement invincible pour leurs anciennes lois, & les ressuscitaient dès que l'occasion leur était favorable, ou les maintenaient contre toute la fureur de la tyrannie ; de sorte qu'ils ne renoncèrent pas même après l'invasion de Cambyse qui ne fut qu'une bête féroce, à l'usage immémorial de ne jamais conférer à aucune femme les premières fonctions sacerdotales, qui n'étaient ni de vains emplois, ni de vains titres : il fallait pour cela être versé dans le dialecte sacré, dans les dix premiers livres p1.034 Hermétiques, dans l'astronomie, dans la physique, & dans tout ce qui était, ou dans tout ce qu'on appelait, la sagesse des Égyptiens 3. Ce sont là des choses que les femmes n'ont pu apprendre, & quand elles auraient pu les apprendre, les prêtres ne les leur eussent jamais enseignées : car leurs superstitions se soutenaient principalement par le secret : c'était un colosse immense, dont on cachait toujours les pieds.
Il a pu arriver dans la suite des temps, par l'extrême confusion des rits persans, grecs & romains, avec la liturgie égyptienne, que quelques dévotes d'Isis se sont fait passer pour des prêtresses d'Isis dans des pays étrangers, mais elles n'avaient reçu aucune consécration & étaient intruses dans ce ministère à la faveur de cette confusion dont je viens de parler. Tout cela a pu donner lieu aux monuments cités par Martin, Montfaucon, le comte de Caylus & plusieurs autres, qui paraissent avoir voulu opposer au témoignage positif de l'histoire ancienne des monuments, aussi modernes que la table isiaque, fabriquée en Italie 1. Mais ce serait inutilement qu'on entreprendrait de prouver, que les Égyptiens aussi longtemps que leurs institutions ont été en vigueur, aient conféré les premier dignités sacerdotales aux femmes qui n'ont pu tout au plus dans l'ordre secondaire, s'acquitter que de quelques emplois sans conséquence, comme de nourrir des scarabées, des musaraignes, & d'autres petits p1.035 animaux sacrés 2. Car pour le grand bœuf Apis, il ne leur était pas même permis de le voir, sinon dans les premiers jours de son installation au temple de Memphis. Or comme le bœuf Apis pouvait, suivant le calcul de Plutarque & de M. Jablonski, vivre vingt-cinq ans avant que d'être noyé 3, ils s'écoulait souvent un siècle, pendant lequel les femmes d'Égypte ne le voyaient que quatre fois, & encore n'étaient-ce que les personnes de la lie du peuple, qui se chargeaient, comme l'on s'en apercevra dans l'instant, de cette cérémonie singulière.
Quant au temple de Jupiter Hammon de la Thébaïde, je suis persuadé qu'aucune femme ne pouvait y entrer, non plus que dans celui du Jupiter Hammon de la Lybie 4, mais, par une de ces bizarreries, dont les sages gémissent, on consacrait de temps en temps au Jupiter de Thèbes une petite fille, à laquelle on imposait le nom égyptien de Neith, & qui sous prétexte d'être la concubine du Dieu, pouvait s'abandonner à tout le monde jusqu'à ce qu'elle parvînt à un certain âge. Il y a bien de l'apparence que c'est dans cette institution qu'il faut chercher l'origine des amours mythologiques du Père des Dieux, & encore p1.036 l'origine d'un abus beaucoup plus criant, qui se commit ensuite à |