Mosaïsche Recht), il rapporte à ce sujet des expériences singulières, faites sur des chevaux en Hongrie, & dont il prétend qu'aucun naturalise n'avait eu connaissance. Mais il se peut que ce cas rentre dans la classe de ceux ou l'on ne peut absolument pas conclure des animaux à l'homme ; & je doute qu'on puisse attribuer à l'inceste la naissance de tous ces princes monstrueux par leur cruauté, monstrueux par leur folie, qui rendirent cette dynastie des Ptolémées une dynastie infâme. Auguste avait tort de se donner tant de peines pour vouloir ressusciter Cléopâtre, en faisant sucer ses blessures par des psylles. Au reste il faut observer que Cléopâtre n'était pas issue directement d'un mariage incestueux, puisque sa mère n'avait été que la concubine de Ptolémée Auletès, qui fit tout ce que les bons rois ne font pas. À en juger par ce qui arriva dans cette famille des Lagides, on serait tenté de croire, que le motif, qui doit faire défendre le mariage entre le frère & la sœur, n'est point celui qu'ont allégué les jurisconsultes, qui nous ont tant parlé de la crainte de la corruption dans la maison paternelle. Des enfants, qui ont été élevés ensemble, qui connaissent leurs défauts mutuels, & qui se croient tous égaux, ne doivent pas se marier entre eux, & ils ne sont pas même naturellement portés à le faire, voilà pourquoi la corruption, que les jurisconsultes ont imaginée dans la maison paternelle, est une chose très rare : tout cela serait ainsi, quand même on élèverait ensemble des enfants qui ne seraient ni frères, ni sœurs.
p1.054 Le véritable droit national des Égyptiens, tel qu'il était avant le siècle d'Alexandre, leur permettait d'épouser leurs belles-sœurs, restées veuves sans enfants 1 & encore leurs cousines germaines, ce que jamais les Coptes n'ont cessé de faire. Un jour la cour de Rome leur fit proposer en secret, que, s'ils voulaient se réunir à l'Église latine, on n'exigerait rien d'eux pour les dispenses au sujet de leurs mariages, contractés dans le second degré de parenté collatérale ; mais ils rejetèrent de telles proposions ; parce que le privilège qu'on voulait leur accorder comme une faveur nouvelle, ils en étaient en possession de temps immémorial ; quoiqu'en dise le père de Sollier dans sa chronique des patriarches d'Alexandrie où l'on trouve beaucoup d'erreurs touchant les Coptes.
Ainsi il reste vrai, que les degrés, qui empêchent le mariage, n'ont point été fort étendus en Égypte, & il y en a une raison fort naturelle : le peuple y était distribué en tribus, dont quelques-unes ne pouvaient s'allier entre elles, non plus que les tribus juives. On a cru aussi que l'animosité qui régnait entre de certaines villes, empêchait les habitants des unes de trouver des femmes dans les autres, p1.055 & que les filles de Bubaste, où l'on révérait le chat, n'épousaient jamais des garçons d'Athribis, où l'on révérait la musaraigne, quoiqu'il n'y eût que huit à neuf lieues d'Athribis à Bubaste. Mais cette animosité dont il est ici question n'éclata, comme je le dirai dans la suite, que sous les Grecs & les Romains, lorsque l'autorité des prêtres, qui avaient su contenir la superstition par la superstition même, n'existait plus.
À la Chine, où il n'y a pas & où il n'y a jamais eu des tribus ou des castes 1, on a fort étendu les degrés qui empêchent le mariage. Ainsi ces deux peuples diffèrent non seulement par les lois qu'ils ont faites à cet égard, mais par le motif même qui les leur a dictées : les uns ont voulu empêcher l'établissement des tribus ; les autres ont voulu conserver les tribus établies.
Outre cette espèce de servitude qui résulte de la clôture, il y a à la Chine une servitude réelle & personnelle, où une femme peut être réduite par ses parents, lorsqu'ils la vendent pour quelque motif que ce soit. Une fille qui ne conserve pas sa virginité jusqu'au moment de son mariage, est irrémissiblement vendue au marché, quelquefois pour vingt taëls ou deux mille sols, quelquefois pour moins ; & on la vend de la sorte à un maître, parce qu'on ne saurait plus la vendre à un mari : aussi perd-elle alors à jamais le droit de se racheter. Que le lecteur me permette de dire ici un mot sur cet usage de vendre ses enfants ; il dérive certainement de l'autorité paternelle, p1.056 portée au-delà de certaines bornes, que les anciens législateurs n'ont su fixer nulle part, ni dans les républiques, ni dans les monarchies. On ne conçoit pas par quelle fatalité leurs yeux ont été fascinés ; mais ils ont été fascinés sans doute. Lorsqu'ils accordaient au père le droit de vie & de mort sur ses enfants, ils ne voyaient pas qu'un homme ne saurait être juge dans sa propre cause ; lorsqu'ils accordaient au père le droit de vendre ses enfants, ils ne voyaient pas que les parents ne possèdent point leurs enfants de la même manière qu'on possède des bestiaux ; il ne fallait nulle pénétration pour comprendre cela, & cependant on ne l'a pas compris. Si l'on en croyait un Grec nommé Denys d'Halicarnasse, il conviendrait d'excepter ici quelques législateurs, & surtout Solon ; mais Denys d'Halicarnasse ne connaissait point les lois de Solon qui avait indubitablement accordé au père le droit de vie & de mort 2. Ainsi il rentre dans la classe de tous les autres. Ce qu'il y a de bien bizarre, c'est qu'on trouve dans le code justinien un rescrit admirable de l'empereur Dioclétien, qui parle en philosophe malgré l'impitoyable loi de Romulus : il dit qu'il est de droit manifeste, manifesti juris, qu'un père ne peut ni aliéner, ni vendre, ni donner, ni engager ses enfants ; & immédiatement après ce rescrit, suit dans la même page celui de l'empereur Constantin, qui assure qu'un père peut vendre & ses fils & ses filles ; & en conséquence il le permet dans toute l'étendue de l'empire romain, pour se moquer de p1.057 Dioclétien, des hommes & des lois : car le prétexte de pauvreté qu'il allègue, n'a pas & n'a jamais eu aucune force contre le droit manifeste.
Les Chinois ont été extrêmement éloignés d'avoir trouvé les bornes du pouvoir paternel : je ne crois pas même qu'ils les aient jamais cherchées ; car, outre le droit de vendre, leurs législateurs ont donné au père le droit de vie & de mort, pour autoriser l'infanticide, qui se commet dans ce pays-là de différentes manières. Ou les accoucheuses y étouffent les enfants dans un bassin d'eau chaude, & se font payer pour cette exécution, ou on les jette dans la rivière après leur avoir lié au dos une courge vide, de sorte qu'ils flottent encore longtemps avant que d'expirer 1. Les cris qu'ils poussent alors, feraient frémir partout ailleurs la nature humaine ; mais là on est accoutumé à les entendre, & on n'en frémit pas. La troisième manière de les défaire, est de les exposer dans les rues, où il passe tous les matins, & surtout à Pékin, des tombereaux, sur lesquels on charge ces enfants ainsi exposés pendant la nuit ; & on va les jeter dans une fosse où l'on ne les recouvre point de terre, dans l'espérance que les mahométans en viendront tirer quelques-uns ; mais avant que ces tombereaux, qui doivent les transporter à la voirie, surviennent, il arrive souvent que les chiens, & surtout les cochons, qui remplissent les rues dans les villes de la Chine, mangent ces enfants tout vivants : je n'ai point trouvé d'exemple d'une telle atrocité, même chez les anthropophages de l'Amérique. Les jésuites p1.058 assurent qu'en un laps de trois ans, ils ont compté neuf mille sept cent deux enfants ainsi destinés à la voirie : mais ils n'ont pas compté ceux qui avaient été écrasés à Pékin, sous les pieds des chevaux ou des mulets, ni ceux qu'on avait noyés dans les canaux, ni ceux que les chiens avaient dévorés, ni ceux qu'on avait étouffés au sortir du ventre de la mère, ni ceux dont les mahométans s'étaient emparés, ni ceux qu'on a défaits dans les endroits où il n'y avait pas de jésuites pour les compter.
On n'a pu jusqu'à présent deviner la cause de ces infanticides : des Arabes & le père Trigault assurent que c'est un effet du système de la transmigration des âmes ; mais je sais maintenant qu'il n'y a aucune ombre de vérité dans une telle assertion : aussi les Indous, bien plus attachés à la transmigration des âmes, ne détruisent-ils jamais leurs enfants ; car ce système ne défend rien avec plus de force que le meurtre, & même celui des animaux. On verra dans l'instant, que la véritable cause de ces infanticides existe dans le vice du gouvernement, & dans la sordide avarice des Chinois, qui, pour gagner beaucoup, s'accumulent dans les villes commerçantes & le long des rivières, tandis qu'ils laissent l'intérieur des provinces absolument inhabité, absolument inculte. Comme ce peuple se conduit dans toutes ses actions par l'intérêt, il a calculé que quand il s'agit d'un assassinat, il y a plus de profit à détruire une fille qu'un garçon : la fille coûte plus à élever qu'ils ne peuvent la vendre ; le garçon se vend plus qu'il ne leur coûte à élever. Il faut observer ici que ces monstrueuses maximes des Chinois sur l'infanticide, n'ont jamais été imputées aux p1.059 Égyptiens par personne, sinon par les juifs, qui disent que ce fut principalement à leurs enfants mâles qu'on en voulut ; or Strabon dit que c'étaient principalement les enfants mâles qu'on défendait aux Égyptiens de détruire ; & Diodore fait mention d'une défense générale au sujet des deux sexes. On voit donc clairement par ceci, que le cas des juifs a été un cas extraordinaire, qui arrêta pour un instant le cours des lois, parce qu'on voulait les traiter en ennemis, & comme ils traitèrent eux-mêmes les habitants de Canaan, où ils massacrèrent sans doute beaucoup d'enfants au berceau, & beaucoup d'enfants, même dans le sein de la mère.
Il me reste maintenant à parler de la coutume des Chinois d'écraser les pieds aux filles, ce qui paraît mettre le comble à leurs malheurs : car de quelques précautions qu'on use, il est impossible de prévenir les douleurs plus ou moins aiguës, qu'elles ressentent dans les talons, pendant toute leur vie, dès qu'elles entreprennent de marcher. Les voyageurs, qui ont voulu nous expliquer la méthode dont on se sert pour les rendre boiteuses, ne s'accordent point entre eux, & paraissent peu instruits. M. Osbeck dit qu'on leur fait porter dans leur enfance des souliers de fer ; d'autres prétendent qu'on serre leurs pieds dans des lames de plomb. Il y a même des relations qui assurent qu'on leur casse les os du métatarse pour replier les doigts sous la plante, & qu'on empêche la carie des os rompus par des liqueurs caustiques ; mais il ne faut pas douter que ce ne soient là des absurdités très grandes. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que les Chinoises, lors même qu'elles quittent leurs chaussures, ne p1.060 quittent cependant point les bandages qui enveloppent immédiatement leurs pieds : car si elles voulaient toujours défaire & toujours reprendre ces entraves, il en résulterait de grands inconvénients, puisqu'il y a bien de l'apparence que cette opération ne consiste qu'à faire aux enfants une ligature au-dessus de la cheville, qu'on a soin de ne point trop serrer, ce qui dessécherait entièrement le pied dont on prévient seulement la croissance, en le réduisant à la moitié de sa grandeur naturelle, comme on l'a vu par les chaussures chinoises, qu'on a essayées en Europe à des enfants de six ans. Or, à six ans, le pied de l'homme est à peu près à la moitié du volume qu'il acquiert pendant le reste de l'adolescence. Les Chinois disent qu'ils ignorent quand cette belle mode a commencé : ceux qui lui donnent le moins d'antiquité, prétendent qu'il y a à peu près trois mille ans qu'elle est en vogue. On veut que l'impératrice Ta-Kia, qui avait naturellement les pieds très petits, ait soutenu que c'était une beauté de les avoir tels ; de sorte que ceux qui la crurent, procurèrent par artifice cette monstruosité à leurs enfants. Il est inutile d'observer que ce conte, forgé peut-être par quelques jésuites qui avaient lu Ovide 1, est aussi ridicule qu'incroyable : car une femme qui était elle-même renfermée dans un sérail, n'a pu occasionner une si grande révolution dans les idées des hommes qui ne la voyaient point. Sans parler ici des doutes qu'on pourrait former sur l'existence de l'impératrice Ta-Kia, qui paraît être un p1.061 personnage fabuleux, nommé par le père Kircher la Vénus des Chinois ; les lettrés, beaucoup mieux instruits, conviennent que cette invention a été suggérée par la politique & la jalousie pour tenir les femmes dans un esclavage si étroit qu'on ne peut comparer l'exactitude avec laquelle on les garde, qu'a la sévérité avec laquelle on les gouverne.
Il faut dire ici que rien n'est moins fondé que le sentiment de ceux qui croient que toutes les filles naissaient anciennement à la Chine avec six doigts à chaque pied ; de sorte que pour faire disparaître ces membres surnuméraires, on eut recours aux ligatures, dont on continua à se servir après que le mal eut cessé. Quand j'ai recherché l'origine d'une imagination si étrange, j'ai trouvé qu'elle avait apparemment été puisée dans les relations du père Trigault, qui met en fait que la plupart des habitants des provinces de Canton, de Quansi, & généralement tous ceux de la Cochinchine, ont encore aujourd'hui deux ongles à chaque petit orteil, d'où il présume, sans que je sache pourquoi, qu'ils ont eu jadis aussi six doigts à chaque pied 1. Quand tout cela serait vrai, on ne saurait en conclure que les femmes seules étaient sujettes à cet excès ou à cette excrescence, & que pour le corriger, on se soit déterminé à les estropier. Mais ce qui prouve que tout cela n'est point vrai, c'est que l'on n'observe aucune irrégularité dans le nombre des orteils parmi les gens de la campagne & le petit peuple des villes, qui n'ont jamais écrasé les pieds à leurs enfants : ayant besoin de tous leurs membres pour ne p1.062 pas mourir de faim, ils se sont mis à l'abri de cette mode tyrannique, qui leur serait aussi funeste que l'usage de se laisser croître les ongles, comme le font des négociants & des lettrés, dignes d'être renfermés aux petites maisons.
La circoncision des filles, que les Égyptiens ont pratiquée de temps immémorial, & qu'ils pratiquent encore aujourd'hui, comme on peut le voir dans l'Histoire de l'Église d'Alexandrie par le père Vansleb, est une opération inconnue aux Chinois, qui n'ont aussi jamais circoncis les garçons ; & ce n'est que par les juifs & les mahométans établis chez eux, qu'ils savent qu'il y a des hommes au monde, qui font dépendre leur salut d'une amputation semblable. Je crois bien qu'on objectera contre tout ceci, que les prétendues colonies égyptiennes fondées dans la Grèce, renoncèrent aussi à la circoncision, au point qu'on n'en trouve plus aucune trace dans leur histoire, ni aucun vestige dans leur mythologie. Mais si je parlais ici de tous les doutes qu'on peut former sur la réalité de ces colonies égyptiennes, fondées dans la Grèce, je m'écarterais extrêmement de mon sujet, Quand je vois des hommes tels qu'Orphée, Amphion, Eumolpe & des législateurs tels que Solon & Lycurgue partir pour l'Égypte, & en revenir ; alors je conçois comment il est arrivé que des lois, des usages, des cérémonies & des fêtes ont passe de l'Égypte en Grèce. Il n'a fallu qu'un dévot pour amener le culte de la Neitha ou de la Minerve de Saïs à Athènes : il n'a fallu qu'un dévot pour faire célébrer à Athènes la fête des lampes, telle qu'il l'avait vu célébrer à Saïs. Au reste, soit qu'on en cherche la cause dans le climat, soit qu'on la cherche ailleurs, il p1.063 reste vrai que les Chinois diffèrent en cela extrêmement des Égyptiens, qui se coupaient tous le prépuce : car c'est une folie de prétendre que chez eux la circoncision n'obligeait que la classe sacerdotale 1.
Il serait à souhaiter sans doute, qu'à la Chine on n'eût pas plus adopté la coutume de châtrer les garçons, que celle de les circoncire ; mais avant le temps de la conquête des Tartares, c'est-à-dire avant l'an 1644, on y avait porté les choses à un excès incroyable, à un excès qui seul pourrait démentir les éloges que des écrivains très peu instruits ont prodigués à cette forme de gouvernement où l'on a vu tous les magistrats châtrés, & toutes les provinces pillées par ces magistrats-là.
Je suis fort éloigné de penser que le crédit immense que les Chinois ont accordé aux eunuques dès la naissance de leur empire, provienne d'une espèce de préjugé superstitieux, qui dans les temps de la plus haute antiquité doit avoir régné parmi les Scythes ou les Tartares, qui révéraient singulièrement les hommes devenus impuissants à la fleur de leur âge ; parce qu'on les regardait comme frappés par la main de la Divinité. Hippocrate, le seul auteur qui ait parlé des eunuques de la Scythie, qui s'habillaient, à ce qu'il prétend, en femmes, dit que la première cause de ce mal était produite par l'excès de l'équitation p1.064 chez un peuple qui ne descendait presque jamais de cheval, & qui ne connaissait point l'usage des étriers 2. En cela, on peut croire Hippocrate : mais quand il ajoute que les Scythes, pour se guérir de cette indisposition, se faisaient ouvrir des veines qui passent aux deux cotés de la tête, d'où résultait leur impuissance, alors il ne faut pas le croire ; puisqu'on sait bien aujourd'hui que les vaisseaux spermatiques qu'il supposait être dans les organes de l'ouïe, n'y sont assurément pas. L'histoire de la Chine commence déjà dès l'an 2037 avant notre ère, à parler du crédit des eunuques : ils gouvernaient alors l'empereur, & bientôt ils parvinrent au point de gouverner l'empire, si l'on peut donner ce nom de gouvernement à une association de voleurs, qui sous le règne de Tai-Tsong envahirent non seulement, comme j'ai dit, les magistratures, mais qui s'approprièrent encore le tribut des provinces, qu'ils partageaient comme on partage des dépouilles. Il n'était pas possible alors d'obtenir le moindre mandarinat sans être mutilé, parce que les grands eunuques du palais ne conféraient les emplois qu'à des hommes aussi vils & aussi méprisables qu'eux. Il serait réellement ennuyeux de parler ici de toutes les conspirations qu'ils ont tramées, de tous les meurtres qu'ils ont commis, & de ceux qu'ils ont tentés : il suffira de dire que depuis la mort d'Hien-Tsong qu'ils empoisonnèrent, jusqu'en l'an 904 de notre ère, ils ne firent que se jouer de la vie des empereurs, & en p1.065 couronnèrent successivement quatre plus imbéciles, plus stupides les uns que les autres, qu'ils mettaient aux arrêts comme des enfants. Cependant dans le cours du dixième siècle, on parvint à chasser les eunuques des tribunaux ; mais ils y rentrèrent. Dans le douzième siècle on les chassa une seconde fois des tribunaux, mais ils y rentrèrent : alors leur pouvoir parut indestructible, parce que leur nombre, loin de diminuer, augmentait d'année en année, de jour en jour. Les pauvres & les riches faisaient également émasculer leurs enfants, dans l'espérance qu'étant faits de la sorte ils parviendraient plus tôt aux charges, qu'en lisant toute leur vie la prétendue morale de Confucius & de Mentsé.
Les choses étaient dans cet état, lorsque les Tartares Mandhuis ou Mantcheoux survinrent, & conquirent en un instant toute la Chine. De ce qui les choqua, rien ne les choqua davantage que de trouver des hommes gouvernés par ceux qui ne l'étaient plus. Ils commencèrent donc par ôter les emplois aux mandarins auxquels on avait ôté la virilité & tous les mandarins étaient dans ce cas-là : ensuite ils réduisirent à la moitié le nombre des eunuques attachés à la cour, & qui se montait à douze mille sous le règne de l'empereur Tien-Ki, homme sans honneur, sans génie, sans talents, & que le bruit de l'empire, qui s'écroulait de toutes parts, put à peine tirer de sa léthargie. Le père Schal, qui par ses connaissances dans l'artillerie, avait acquis beaucoup d'accès auprès du conquérant Chung-Tchi, fondateur de la dynastie actuellement régnante, dit que ce prince entretenait encore six mille châtrés 1 ; p1.066 ce qui doit paraître excessif, puisqu'on n'en compte ordinairement que cinq ou six cents dans le sérail de Constantinople comme on le sait par M. Galland, interprète de France en Turquie : aussi les tuteurs tartares de Cam-hi chassèrent-ils pendant la minorité de ce prince presque tous les eunuques du palais, hormis ceux qui devaient garder les femmes. Depuis ce temps, ils ont fait de grands efforts pour rentrer dans les emplois publics, ce qui arrivera dès que cette dynastie tartare sera entièrement corrompue & énervée par les fatales maximes du peuple conquis, & par les principes d'une politique qu'on ne conçoit pas ; puisque l'exemple a prouvé qu'il y a autant de fidélité & d'attachement à attendre de la part d'un gouverneur de province, qui a une famille, que de la part d'un eunuque qui a un sérail.
Comme à la Chine l'infanticide ne blesse pas les premières lois de l'État, on a été bien éloigné d'y compter la castration au nombre des crimes : mais ce n'est point cette cause-là qui y a produit ce peuple d'eunuques dont j'ai tant parlé. Cela provient de la sévérité avec laquelle on y garde les femmes, & du prix modique auquel ces esclaves sont vendus : ce prix est sans comparaison moindre qu'en Perse & en Turquie, où suivant les préceptes de l'Alcoran, il n'est permis de châtrer ni les hommes, ni les bêtes ; & indépendamment de l'Alcoran, il y a encore en Perse une loi civile qui le défend ; de sorte qu'on y fait venir à grands frais les eunuques dont on a besoin, de l'Afrique, des Indes, & surtout de Golconde, où, au dix-septième siècle, on mutilait presque tous ces enfants, qui ont toujours été, & seront toujours la principale cause de la faiblesse des p1.067 cours de l'Asie. Il faut que le père Parrenin se soit convaincu pendant le séjour qu'il a fait à la Chine, que la fureur de mutiler les enfants est encore plus commune qu'on ne pourrait le croire après tout ce qu'on vient d'en dire, puisqu'il tâche d'expliquer par là comment la polygamie peut être si fort en vogue dans un pays où il ne naît certainement pas plus de filles que de garçons 1. Mais comme presque tous les enfants qu'on y étouffe, qu'on y jette dans les rivières, ou qu'on porte à la voirie, sont des filles, cela laisse subsister la difficulté dans sa force : car enfin on y massacre plus d'individus du sexe féminin, qu'on n'y châtre de mâles, & encore y a-t-il plusieurs de ces châtrés qui se marient.
Il est singulier que les Chinois, qui sont polygames, aient plus de femmes qu'il ne leur en faut, & que les Turcs, qui sont aussi polygames, manquent de femmes, puisqu'ils en achètent & en ravissent sans cesse chez l'étranger 2. Leurs ambassadeurs même, envoyés dans nos villes d'Europe, ne manquent jamais d'employer des stratagèmes pour enlever des filles, des femmes, comme c'est un fait connu à Vienne, où l'on ne manque aussi jamais de visiter les bateaux couverts que ces ambassadeurs font descendre sur le Danube.
Tout cela serait inexplicable, si l'on ne savait qu'il y a à la Chine une multitude d'hommes qui vivent dans le célibat : on y compte plus d'un million de moines, dont la plupart sont p1.068 mendiants, & dont il n'y en a aucun qui soit marié : les voleurs, qui inondent les provinces, n'ont pas de famille ; enfin les maîtres ne permettent pas le mariage aux esclaves, & le nombre des esclaves est très grand.
Ainsi, la population de ce pays qu'on a prodigieusement exagérée, comme on le verra dans l'instant, est produite par des causes indépendantes de la nature des lois, & de la forme du gouvernement.
J'ai dit que le climat tempéré des provinces méridionales de l'Asie paraît être très favorable à la multiplication de l'espèce humaine, puisqu'elle y triomphe du despotisme, de tous les maux qu'il fait, & de tous ceux qu'il peut faire.
J'entreprendrai d'en expliquer les causes.
Dans ces climats tempérés de l'Asie, les hommes sont naturellement sobres : ils recherchent les aliments simples, & n'abusent point sans cesse des liqueurs fortes, qui peuvent corrompre ou altérer la substance prolifique : ils n'ont pas besoin de renfermer leurs enfants, ni de les envelopper d'habits comme dans nos contrées du nord, où la rigueur des saisons les force à être si longtemps en repos ; ce qui est non seulement contraire à leur santé, mais même à leur passion : car la première passion de l'enfance est l'amour du mouvement.
Dans ces climats tempérés dont je parle, on a toujours des fruits bien mûrs, & d'une bonne qualité ; & la seconde passion de l'enfance est un appétit véhément pour les fruits de toute espèce : cet appétit occasionné par la chaleur de l'estomac, diminue avec l'âge. Il y a des personnes chez qui il dure plus longtemps que p1.069 chez d'autres 1 ; mais rien n'est plus rare que de rencontrer des enfants qui ne l'aient pas, & quand ils ne l'ont pas, on peut soupçonner qu'ils sont malades.
Il résulte de tout ceci que l'éducation, dans les climats dont je parle, est non seulement très aisée, mais encore très peu coûteuse. Et voilà un avantage qu'il est absolument impossible de se procurer dans les pays septentrionaux.
Les anciens qui ont eu connaissance de tous ces faits, paraissent néanmoins avoir un peu outré les choses, lorsqu'ils ont prétendu qu'en Égypte l'entretien d'un enfant jusqu'au terme de l'adolescence ne coûtait que vingt drachmes ; hormis qu'il ne soit uniquement question des gens de la campagne, auxquels un enfant coûte aujourd'hui en Égypte un demi-sol par jour, y compris le vêtement, qui se réduit presque à rien, comme Hippocrate & Diodore de Sicile l'avaient déjà observé.
Tous les États de l'Europe, les grands & les petits, les riches & les pauvres, ont fait des lois pour diminuer le luxe du deuil & des enterrements : mais ils n'ont point fait de lois pour diminuer le luxe de l'éducation, que, suivant une maxime fondamentale, il faut restreindre autant qu'on peut dans les pays froids, où le climat donne déjà tant de vrais besoins.
À la Chine, les femmes sont fort fécondes, & je crois bien, comme on l'assure, que la mortalité parmi les enfants, est sans comparaison moindre qu'en Europe, où la moitié de ceux qui naissent meurt, comme on sait, avant la p1.070 vingtième année, tandis qu'il est très vraisemblable qu'il n'y a aucune espèce animale, soit dans l'état de domesticité, soit dans la vie sauvage, dont la moitié des petits périsse constamment par des maladies, avant que d'être sortie de l'adolescence.
Je ne rechercherai pas ici si la fécondité des femmes chinoises est produite par quelque cause indépendante de leur constitution ; mais je dirai qu'il est surprenant que leur constitution ne s'altère pas par l'usage continuel des boissons chaudes dont il sera parlé plus amplement dans la section suivante, parce que l'ordre des matières l'exige ainsi.
S'il n'y avait pas, dans le gouvernement de la Chine, des défauts singuliers, elle eût pu tirer un grand avantage de la situation : ce qui lui a surtout manqué, c'est un corps de milice assez aguerrie pour arrêter tout au moins les voleurs qui la dévastent de temps en temps ; & qu'on a vu prendre Pékin avant même que les Tartares pussent le prendre. Il faut observer ici que le nombre des voleurs est à peu près toujours le même à la Chine, comme l'on en juge par le nombre de ceux qu'on y arrête, pour les jeter dans des prisons : on compte année par année trente à quarante mille criminels arrêtés de la sorte : ainsi il est manifeste que, toutes les fois que les voleurs d'une province parviennent à se joindre à ceux d'un autre, il en résulte des désordres extrêmes. Jusqu'à présent la police que les Tartares Mandhuis ont introduite, a été si bien observée, que les voleurs n'ont pu faire le siège d'aucune ville, car avant les Tartares, ils assiégeaient les villes, puisqu'ils assiégèrent même Pékin.
Il serait très superflu de s'engager ici dans de longues discussions pour démontrer que les p1.071 premiers historiens, qui ont parlé de la population de la Chine, n'étaient point du tout instruits : aussi ont-ils varié entr'eux de cent millions, ce qui est impardonnable : cependant cette différence de cent millions d'hommes se trouve en effet entre le calcul du père Martini & celui du père Bartole.
Les extraits des registres de la capitation, qu'on prétend avoir été fournis par les Chinois mêmes, me paraissent tout au contraire, avoir été fabriqués par des Européens, qui assurément n'étaient pas fort habiles. En examinant ces extraits, je me suis d'abord aperçu qu'ils sont en tout point faux & controuvés, puisqu'en une province on y fait les familles de dix personnes & dans une autre de cinq personnes 1. Il ne faut être que superficiellement versé dans les premiers éléments de l'arithmétique politique, pour s'apercevoir qu'une telle disproportion est une chose impossible ; car en Europe on ne peut pas encore évaluer une famille à cinq personnes par un calcul rigoureux.
J'ose dire aussi n'y a pas une seule ville à la Chine sur laquelle on nous ait procuré des notions exactes, & que tous ceux qui en parlent, parlent au hasard. Le père du Halde donne à Pékin trois millions d'habitants ; le père Le Comte ne lui en donnait que deux millions, & le père Gaubil s'exprime d'une manière si vague qu'on n'en saurait rien conclure. Or il ne faut pas que ceux qui varient d'un million par rapport aux p1.072 habitants d'une ville, espèrent jamais de nous faire accroire qu'ils sont instruits de l'état de la population de tout un pays, & d'un pays si irrégulièrement habité, qu'il n'y a jamais rien eu de semblable sur tout le globe.
C'est ici un article où il faut que je m'arrête. D'abord les jésuites avouent, que si l'empereur Cam-hi ne leur eût ordonné de lever la carte de la Chine, que les Chinois ne pouvaient lever eux-mêmes, ils n'auraient jamais su, que
« dans la plupart des gouvernements on trouve des contrées de plus de vingt lieues, très peu peuplées, presque incultes, & assez souvent si sauvages, qu'elles sont tout à fait inhabitables. Comme ces contrées sont éloignées des grandes routes qu'on suit dans les voyages ordinaires, elles ont échappé à la connaissance des auteurs des relations imprimées. 1
Si l'on doutait que cela ne soit effectivement de la sorte, on pourrait le démontrer, pour ainsi dire, jusqu'à l'évidence.
Presque tous les voyageurs qui ont pénétré au centre de la Chine, conviennent qu'on ne peut y marcher pendant la nuit, à moins qu'on ne se fasse escorter par des hommes qui portent des flambeaux ou des torches pour écarter les tigres & les autres animaux carnassiers, qui craignent tous le feu & la lumière. Tant de tigres ne sauraient se trouver dans un pays régulièrement habité : il faut donc que ces bêtes si terribles aient de vastes solitudes où elles propagent, & d'où elles font des excursions : or elles se retirent & se multiplient dans ces contrées de plus de vingt lieues, où il n'y a point p1.073 d'habitations humaines. Si l'Allemagne était dans cet état, elle aurait encore des aurochs, comme du temps de Jules César.
Mais ces endroits incultes, qu'on rencontre dans presque tous les gouvernements, ne sont encore rien en comparaison du terrain qu'occupent les sauvages de la Chine, nommés Mau-lao ou rats de bois ; parce qu'ils sont répandus par petites troupes dans des forêts & des landes qu'on sait être étendues quelquefois de quarante lieues. Par tout ce que j'ai pu recueillir des mœurs & des usages de ces Mau-lao, qui se trouvent dans six provinces de l'empire, il conste qu'ils sont aussi sauvages que les Américains de la Guyane, que l'on nomme les Worrous.
On n'a pu concevoir en Europe comment il était possible qu'il y eut à la Chine tant de peuplades sauvages, donc quelques-unes ne se comprennent pas même entre elles ; mais des qu'on sait que ce pays est très irrégulièrement habité, l'existence des sauvages devient une chose aussi aisée à concevoir, que l'existence des bêtes féroces.
Il n'y a qu'à jeter les yeux sur les meilleures cartes de la Chine, pour se convaincre que dans l'intérieur des terres, le défaut de détails géographiques & de positions est étonnant ; encore pour ne point rendre ces vides trop sensibles, y a-t-on comme érigé des villages en bourgades sur lesquelles il faut faire bonne composition. J'ai recueilli plusieurs dénombrements des villes murées de la Chine, sans parler ici des listes de Kircker & de Couplet, qui ont copié à peu près mot pour mot l'Atlas de Martini 1. p1.074 Mendoza fait monter le nombre total des villes murées à 1.674, & en cela il se trompe, car les jésuites, qui ont levé la carte, ne font monter le nombre des villes qu'à 1.463, ce qui est très surprenant ; car un tel empire, eu égard à sa prodigieuse étendue, devrait contenir tout au moins quinze mille villes murées, & si l'on prenait pour terme de comparaison la Hollande & le Brabant, il devrait en contenir encore bien davantage.
Parmi les provinces les plus désertes, il faut ici faire remarquer au lecteur le Koei-Tcheou, |