pésal, qui est indubitablement l'hyssope : ils ne portaient point d'habits de laine, ne buvaient presque jamais de l'eau du Nil pure, se coupaient les cheveux, les sourcils, la barbe, & se rasaient tellement tout le corps qu'il n'y restait pas de poil ; de sorte qu'on peut bien s'imaginer qu'ils n'ont que très rarement contracté la lèpre ; mais la plus grande difficulté est de savoir comment ils la guérissaient, lorsqu'ils en étaient atteints, malgré toute leur habileté à l'éviter. Les auteurs qui ont écrit avant notre ère, ne nous apprennent absolument rien sur cet article important, & il faut descendre jusqu'au milieu du second siècle pour trouver des notions satisfaisantes.
J'ai déjà dit que les Grecs de l'Égypte n'ayant voulu se soumettre à aucune espèce de régime, furent enfin attaqués de l'éléphantiase. Et par une suite de cette négligence. elle pénétra des bords du Nil jusqu'en Italie. Là-dessus, des Romains firent venir du Levant quelques médecins que Pline a pris pour des Égyptiens 1, mais qui me paraissent certainement avoir été des juifs d'Alexandrie, puisqu'ils n'employèrent que ce qu'on nomme la cure de Moïse ou l'ustion. Ils brûlèrent si profondément les plaies avec des fers ardents, qu'il en résulta des cicatrices plus effroyables que les traces mêmes du mal, & comme ces charlatans se firent payer fort cher, on se dégoûta bientôt d'eux & de leur procédé, qui ne pouvaient être bons que dans certains cas. Je ne puis donc m'empêcher de croire que p1.109 les prêtres égyptiens n'aient possédé des remèdes intérieurs, dont la composition sera restée longtemps cachée, comme tant d'autres connaissances dont ils ont été les dépositaires. On voit qu'en différents endroits même de la Syrie c'était assez la coutume des malades de s'adresser à ceux qui remplissaient les fonctions du sacerdoce, ce qui ne serait jamais arrivé si on ne les eût soupçonnés de connaître des remèdes secrets. Mais s'il y a eu dans l'antiquité des médecins qui les aient devinés, ce sont sans doute Arétée de Cappadoce & Galien, lequel avait fait un long séjour en Égypte, & c'est là une circonstance qu'il ne faut pas omettre. Ils disent l'un & l'autre que le moyen de guérir l'éléphantiase sans l'horrible opération du fer rouge, est de manger des bouillons & de la chair de vipère 2. Ce qui est très vrai & confirmé par Ætius & Paul d'Égine, qui, ordonnant encore aux malades le mouvement, portent cette pratique à sa perfection 3. C'est l'ignorance où l'on était tombé en Europe du temps des croisades, qui fit qu'on n'essaya pas ce remède dans les hôpitaux publics, où, en forçant les lépreux à la vie sédentaire, on aigrit prodigieusement leur mal.
L'espèce de vipère la plus propre à tout ceci est celle que M. Hasselquist a décrite sous le nom générique de coluber, qui se trouve principalement en Égypte en une quantité presque incroyable : aussi la plupart des pharmacies de l'Europe reçoivent-elles encore aujourd'hui de ce p1.110 pays-là la matière première de leurs trochisques, de leur sel & de toutes préparations vipérines, par la voie de Venise.
Les anciens Égyptiens, qui avaient beaucoup étudié les propriétés des animaux, n'ont pu ignorer cette vertu d'un reptile, qui a toujours été si commun dans toutes leurs provinces de la Thébaïde, de l'Heptanomide & du Delta. Et c'est vraisemblablement d'eux que vient l'artifice qu'ont quelques familles coptes & arabes de manier les vipères & d'en préparer différents aliments. M. Shaw rapporte qu'on lui avait assuré qu'aux environs du grand Caire, il y a plus de quarante mille personnes qui mangent des serpents 1 & pour lesquels les Turcs ont beaucoup de vénération, & on a même cru qu'ils leur accordaient une place distinguée dans la procession de la caravane, devant le dais qui doit couvrir le tombeau du prophète. Ce sont ces ophyophages-là ou ces mangeurs de serpents qui n'ont rien à craindre de la morsure des reptiles venimeux : aussi les saisissent-ils avec intrépidité, parce que la masse de leur sang est atténuée par cet aliment très rempli de sel alkalin. Toutes ces pratiques singulières ne viennent ni des Grecs ni des Arabes ; elles remontent à une haute antiquité, & nous indiquent à peu près le procédé des Psylles, qui ne s'est pas perdu, comme on l'avait cru. Il ne convient guère d'objecter ici que le culte que les Égyptiens ont rendu aux serpents, les a empêchés de les faire servir dans leurs médicaments, puisqu'on voit clairement dans les hiéroglyphes d'Horus Apollon, qu'ils ont toujours distingué la vipère, comme un animal très pernicieux, d'avec la couleuvre p1.111 commune qui n'a pas de venin 2, & qu'on révérait dans la Thébaïde à peu près au même endroit où l'on trouve actuellement la fameuse couleuvre harbaji ou heredy, le seul vestige qui existe encore de l'ancien culte des bêtes dans toute l'étendue de l'Égypte ; car l'usage qu'ont quelques Turcs du Caire du bâtir des hôpitaux pour les chats & les chameaux, n'a point un rapport aussi direct avec la religion, que tout ce qui se pratique au sujet du heredy sur lequel Paul Lucas a débité, comme on sait, des contes assez extraordinaires, pour persuader à des moines aussi imbéciles que lui, que c'était là le démon Asmodée qui fut exilé dans la haute Égypte au temps des prodiges.
On ne tirera jamais beaucoup de lumière du Lévitique, quand même on entreprendrait toutes les recherches que M. Michaélis avait proposées aux voyageurs envoyés par le feu roi de Danemark en Arabie, puisqu'il est certain que les juifs au siècle de Moïse n'ont connu contre la lèpre que l'ustion & des remèdes extérieurs. p1.112 Le grand usage qu'ils ont fait du sang de pigeons paraît moins fondé sur la qualité de cette liqueur, que sur la connaissance qu'ils doivent avoir eue, que, pendant les temps de contagion, les rois & les prêtres de l'Égypte ne mangeaient que des pigeons à leur table. Mais c'était là une précaution contre la peste, & non contre la lèpre comme on s'en apercevra dans l'instant.
Pline aurait pu supprimer la fable de ces enfants égorgés, dont on recueillait le sang pour baigner le corps des pharaons, lorsque l'éléphantiase les frappait sur leur trône. Ces atrocités ne sont point vraisemblables, & surtout quand on les impute à un peuple trop instruit de la nature de cette maladie endémique, pour avoir essayé des remèdes si horribles & si inutiles. Il n'y a que la cruauté & la superstition de Constantin & de Louis XI, qui aient pu faire croire à quelques historiens peu instruits, que ces deux princes, dont le caractère était si semblable, se soient plongés dans des bains de sang humain pour se guérir de la gratelle & de la paralysie.
Comme il ne faut pas trop interrompre l'ordre des matières, ce ne sera qu'en parlant du régime populaire que je développerai les motifs qu'ont eu les prêtres en Égypte pour ne point boire de l'eau du Nil pure & cela nous indiquera l'origine de l'éléphantiase avec une espèce de certitude qu'on ne trouve pas dans tout ce qui a été écrit sur cette maladie jusqu'à présent. Ici on observera que les personnes attachées à la classe sacerdotale essuyaient un carême qui durait, suivant quelques auteurs, quarante-deux jours, dans lesquels on a voulu découvrir une période du nombre sept multiplié par celui de six ; mais je soupçonne qu'il y a en cela une erreur de deux jours surnuméraires ou inutiles qu'il faut retrancher, & après cela il restera encore p1.113 assez de traces de la passion pour le nombre septénaire. On ne doit jamais confondre ce carême dont je viens de parler, avec le deuil d'Apis, qui ne revenait qu'au bout d'un certain nombre d'années, & n'avait aucun rapport avec le système diététique.
Il est encore question chez les anciens, & surtout chez Apulée 1, de petits carêmes égyptiens, qui n'étaient que de dix jours, & dont la principale rigueur consistait en ce qu'il n'était pas permis alors de coucher avec sa femme, ce qui excita de grandes plaintes en Italie, lorsque le culte isiatique devint dominant, malgré toutes les précautions prises par le Sénat pour le réprimer. Il nous est resté sur ce sujet une élégie très remarquable de Properce 2, qui n'use pas comme on l'a cru d'une licence purement poétique lorsqu'il menace la déesse Isis de la faire chasser de Rome ; car enfin elle en avait été chassée plus d'une fois, comme on l'a vu par les révolutions arrivées à son temple tant de fois relevé de dessous les ruines.
Au reste, toutes ces pratiques superflues en Europe ont pu ne l'être pas en Égypte où il avait fallu prescrire de certains jours de continence de certaines ablutions, lesquelles seraient fort nuisibles dans les pays froids, si on en croyait M. Porter ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, qui écrivit un jour à la p1.114 société royale de Londres, que, si les femmes des Turcs ont sans cesse moins d'enfants que les femmes des chrétiens établis en Turquie, il ne faut s'en attribuer la cause qu'aux bains & aux ablutions fréquentes, prescrites aux unes & non aux autres. Mais il ne paraît nullement que cette observation soit bien faite, & il est étonnant qu'on ait allégué de telles raisons, lorsqu'il s'en préférait tant d'autres. Il règne parmi la plupart des mahométans un abus secret qui s'oppose à la propagation de l'espèce : leurs théologiens ont autorisé dans le mariage les conjonctions illicites pendant tout le cours de l'année, hormis pendant le ramadhan ou le carême. Quelque opposée que soit cette doctrine à toutes les vues de la nature on sait qu'un théologien espagnol a failli l'introduire dans son pays, parce que c'est le vice des pays chauds ; mais plus l'ardeur du climat & un certain défaut dans l'organisation du sexe portent les hommes vers tout cela, plus il faut les en éloigner par la force de la religion, dans des choses ou la force des lois civiles cesse : ainsi ces prétendus théologiens en voulant régler les mœurs, corrompaient dans l'homme jusqu'à l'instinct.
Il paraît que ceux qui les premiers ont rédigé le catéchisme musulman, ont exigé de la part des personnes mariées, une continence presque continuelle pendant le ramadhan 1 : & ce sont là des idées qu'ils ont puisées dans l'ancienne liturgie égyptienne, dont ils ne se sont pas autrement écartés, sinon en ce qu'ils n'ont pas gardé précisément le nombre des jours, & on peut dire qu'il y a bien plus de conformité à p1.115 cet égard dans les institutions des Coptes ou des Égyptiens modernes. Car enfin, il n'est pas vrai comme le père de Sollier le dit, & comme tant de voyageurs l'ont répété, que les Coptes jeûnent cinquante-cinq jours 2. Ils en jeûnent exactement quarante & on croira aisément que ce sont eux qui ont le mieux conservé l'usage de leur propre pays. D'ailleurs l'histoire qui nous parle de plusieurs personnages de l'antiquité, auxquels le culte isiatique n'était pas inconnu, n'étend jamais leur abstinence au-delà de ce terme-là.
On sait qu'il a paru dans le monde treize à quatorze faux messies ; mais le plus singulier, à mon avis, & le moins coupable de tous, est celui qu'on renferma en Hollande aux petites maisons, où sa folie ne se calma pas autant qu'on s'y était attendu. Dans un de ces accès il s'imagina ridiculement que les anciens prêtres de l'Égypte passaient le carême sans prendre aucune espèce de nourriture : là-dessus il se détermina à les imiter, & il y réussit, suivant M. Bayle, qui annonça à toute l'Europe, par ses Nouvelles de la République des Lettres de l'an 1685, que ce malheureux avait vécu quarante jours & autant de nuits sans manger. Mais on ne sait si le philosophe Bayle, qui doutait de tant de choses, ajoutait beaucoup de foi à la réalité de ce fait, qu'on ne pourrait attribuer qu'aux effets de la manie, qui rend la faim longtemps supportable, comme tous les médecins le savent, & comme beaucoup d'exemples l'ont démontré. Quand la fureur porte des hommes à se croire inspirés, ou quand par malice ils font semblant p1.116 de l'être, c'est alors, comme on voit, une grande sagesse de la part du gouvernement, de les renfermer & de les écarter de la société qu'ils cherchaient à troubler, car dans de tels cas la peine de mort est toujours injuste, & souvent dangereuse, tandis qu'on peut être sûr qu'un fanatique mis aux petites maisons, n'aura pas de sectateurs : cela décrédite tellement son jugement & cela décrédite encore tellement sa doctrine, que les fous même ne voudraient pas la suivre. Plusieurs peuples n'ont pas eu à cet égard une police fondée sur la connaissance de l'esprit humain, & il en a résulté des maux affreux dans le monde.
Pour concevoir ce qui a donné lieu à une institution aussi singulière que l'est celle du carême en Égypte, il faut savoir que pendant les grandes chaleurs on n'y vit encore aujourd'hui que de végétaux dans les meilleures maisons, & tous les repas s'y font alors le soir ou le matin, c'est-à-dire, avant que l'appétit & les forces du corps soient abattues par l'ardeur du soleil parvenu au méridien, instant que les nations beaucoup plus septentrionales ont choisi pour l'heure de leur dîner. Ceci suffit pour concevoir que les prêtres ont suivi les indications du climat, lorsqu'ils ont ajouté une loi positive à un besoin physique. Le chevalier Chardon en parlant de la religion des Persans, dit qu'il y en a parmi eux,
« qui tiennent que le mois de Ramadan étant arrivé alors pendant la plus grande chaleur de l'été, Mahomet ordonna que ce serait ce mois-là même, qu'on jeûnerait.
Mais les Persans & beaucoup d'Arabes même ne savent pas qu'il en est de tout ceci comme de la défense du vin, qui existait longtemps avant la naissance de Mahomet. C'est en Égypte qu'il faut chercher la racine de la plupart des p1.117 institutions religieuses, & il est rare qu'on la cherche longtemps sans la trouver, hormis lorsque la perte totale des monuments nous arrête, ou lorsque les contradictions des auteurs empêchent de bien discerner les choses.
On verra dans l'instant en quoi consiste précisément l'erreur où l'on est tombé, qu'on a cru que les Égyptiens rendaient un culte aux oignons ; mais ici il suffit de remarquer que les prêtres seuls n'en mangeaient jamais 1 ; parce que leur âcreté, qui est cependant moindre dans ce pays-là que partout ailleurs, blesse les yeux. On n'a pu comprendre jusqu'à présent pourquoi quelques mythologues ont dit qu'Hercule rejeta constamment cette plante bulbeuse, qu'on lui offrait parmi plusieurs autres : mais il ne faut pas douter que cette fable-là ne soit une allégorie, par laquelle les prêtres donnaient obscurément à entendre que de tels végétaux pouvaient fort bien convenir au peuple, mais non à des hommes comme eux, qui devaient sans cesse faire de grands efforts pour éviter tous les aliments stimulants, & tout ce qui peut aigrir l'ophtalmie. C'est par des raisons à peu près semblables, qu'ils s'abstenaient de certains animaux qu'on permettait dans le régime populaire.
Comme les personnes qui n'étaient pas attachées à la classe sacerdotale, pouvaient manger du poisson, on ne leur interdisait pas l'onocrotale ou le pélican, qui ne vit que de sa pêche : mais les prêtres, auxquels toutes les espèces de poissons étaient défendues, s'abstenaient aussi du pélican 1 ; sans quoi il y eût eu une p1.118 contradiction dans leurs observances, tellement multipliées qu'ils ne s'étaient réservés pour leur nourriture ordinaire que les herbes, les fruits, le pain nommé koleste, la chair de veau, celle de gazelle, les poules, les pigeons, & surtout les oies dont ils faisaient une destruction surprenante, ce qui les avait déterminés à étendre l'incubation artificielle sur les œufs d'oies, comme je le dirai plus au long ailleurs.
Dans l'Histoire du Ciel, ouvrage où la témérité de deviner est portée à un excès inouï, on assure que les prêtres ne mangeaient d'aucune espèce d'animal 2. Mais c'est une grande erreur, & en général l'abbé Pluche était si peu instruit du régime sacerdotal & de la religion des Égyptiens, qu'il eût mieux fait de n'en pas parler. Tous les animaux, soit du genre des quadrupèdes, soit du genre des volatiles, destinés à être servis sur la table du roi & des prêtres, étaient examinés par des personnes particulières qui ne paraissent pas avoir été différentes des spragistes sacrés, & qui y attachaient une marque à laquelle on reconnaissait que ces bêtes-là n'étaient point malades. Il serait superflu de vouloir interpréter une telle coutume, puisqu'elle s'observe encore de nos jours plus ou moins négligemment dans toutes les villes de l'Europe, où l'on confie très souvent cette sorte d'inspection à des gens qui n'ont pas la moindre idée de la médecine p1.119 vétérinaire ; & heureusement dans les climats froids cette négligence n'entraîne pas d'aussi grands inconvénients qu'il pourrait en résulter là où la peste serait endémique.
Il est bien étonnant qu'après tant d'opinions proposées avec un si grand appareil de savoir, & par des savants si célèbres, sur le véritable motif de l'aversion qu'avaient les Égyptiens & surtout les prêtres pour les fèves, on soit encore si peu instruit. Mais il n'y a qu'à bien réfléchir à une aventure qu'on prête à Pythagore, ce servile imitateur des philosophes orientaux, pour se convaincre que c'est la forte exhalaison, que répand la |